Andreï Tarkovski, Trajectoire d’Aveuglement du Crâne.

 

 

 

 

 

 

 

Tarkovski montre la présence du monde comme forme du miracle. Le cinéma de Tarkovski montre la simple présence du monde comme miracle d’une création, comme miracle d’un monde créé, miracle d’un monde créé par Dieu.

 

 

 

Tarkovski invente un cinéma de la monstration aveugle. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, chaque image montre l’intégralité du monde comme la décomposition du monde, chaque image montre l’intégralité décomposée du monde comme la décomposition intégrale du monde. Le cinéma de Tarkovski montre les métamorphoses de la matière comme les matières de la métamorphose, les matières de la métamorphose à l’abandon.

 

 

 

Tarkovski touche l’apparition du monde. Tarkovski touche le miracle de l’apparition du monde. Le cinéma de Tarkovski affirme une forme d’extase tactile du regard. Tarkovski touche les apparences du monde afin de sculpter ces apparences du monde comme formes du temps.

 

 

 

Tarkovski contemple de manière aveugle. Tarkovski contemple à mains nues. Tarkovski contemple à mains nues aveugles. Tarkovski contemple avec les paumes ouvertes de l’aveuglement. Le geste des paumes ouvertes aveugles tournées au dehors, c’est pour Tarkovski le geste même de la prière, le geste de la prière paradoxale de l’art.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le monde apparait extatiquement senti par le regard même du temps, par le regard à main nue du temps. Le problème du cinéma selon Tarkovski  n’est pas optique, le problème du cinéma apparait tactile. Tarkovski essaie de toucher le temps, de toucher le regard du temps. Pour Tarkovski, le temps regarde le monde, le temps regarde le monde et le cinéaste affirme le geste de toucher, de sculpter à main nue le regard du temps.

 

 

 

Pour Tarkovski, l’âme apparait par la décomposition de la terre, la décomposition à la fois heureuse et douloureuse de la terre, la décomposition précise comme immortelle de la terre. Pour Tarkovski, la terre apparait comme le miracle de la matière et la matière comme le miracle de l’âme.

 

 

 

Pour Tarkovski, la présence du monde apparait comme âme. La présence du monde c’est l’animalité même de son apparition. Pour Tarkovski la matière du monde apparait à l’intérieur de l’extase de l’âme et cela que cette âme soit humaine ou animale. Pour Tarkovski, la matière du monde auréole paradoxalement l’âme du monde. Pour Tarkovski, la matière du monde auréole l’extase de paralysie du monde.

 

 

 

Ainsi pour Tarkovski la foi c’est simplement le contact immédiat avec le monde, le contact minéralement immédiat avec le monde. Le mysticisme de Tarkovski a une forme nostalgiquement minérale. La foi c’est la volupté de sentir la chair comme un fragment du monde, comme un fragment d’extase du monde.

 

 

 

La foi de Tarkovski n’est jamais fanatique. La foi de Tarkovski ne vient jamais au monde à la vitesse de la lumière. La foi de Tarkovski vient plutôt au monde par la lenteur de la terre, par la lenteur nocturne de la terre.

 

 

 

La foi de Tarkovski survient comme un don, comme le don de sentir le monde, comme le don de la sensation du monde.

 

 

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski affirme une forme de contemplation monstrueuse. Etrangement cette monstration de Tarkovski reste cependant toujours pudique et digne. Tarkovski ne montre jamais comme celui qui saisit à pleines mains. Tarkovski montre plutôt comme celui qui touche avec l’extrémité du doigt, avec l’extrémité aveugle du doigt.

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski affirme la posture debout du regard. Paradoxalement même quand Tarkovski montre l’eau ou la terre, la décomposition humide de la terre, il montre toujours cette décomposition matérielle du monde avec un regard debout. Tarkovski contemple l’ici-bas du monde par passion naïve, par la passion candide de la foi.

 

 

 

Il n’y a pas de stabilité horizontale du regard chez Tarkovski. A chaque instant le regard de Tarkovski soit tombe par terre soit se projette à l’intérieur du ciel. Le regard de Tarkovski apparait à chaque instant paradoxalement debout parmi un humus d’extase, un humus d’extase sans horizon, l’humus d’extase d’un horizon aveugle. Ainsi même quand le regard  de Tarkovski approche de la terre ou quand il approche du ciel, le regard de Tarkovski marche debout. Le regard de Tarkovski marche debout à l’intérieur de la reptation, comme il marche debout à l’intérieur de l’envol.

 

 

 

La vision de Tarkovski affirme à la fois la monstration et l’ellipse du monde. Le cinéma de Tarkovski montre à la fois la présence et la disparition du monde. Tarkovski montre l’apparition du monde comme sa disparition. Ainsi la disparition du monde survient de manière aussi miraculeusement monstrueuse que son apparition.

 

 

 

Ce qui est extrêmement beau dans le cinéma de Tarkovski, c’est qu’il parvient à provoquer aussi des émotions pour un athée. Devant un film de Tarkovski l’athée apparait alors ému par la vision d’un miracle sans auteur, par un miracle injustifié et comme absurde. La grâce mystique du regard aveugle de Tarkovski parvient ainsi à donner à sentir la simple présence du monde comme forme d’un miracle paradoxalement athée.

 

 

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, il n’y a aucune différence entre la nature et le surnaturel, la nature apparait comme la présence même du surnaturel. Le mysticisme de Tarkovski est ainsi différent de celui de Bresson. Bresson pense que le surnaturel c’est de la nature précise, de la nature précisée par le regard. Pour Tarkovski la présence du monde apparait toujours déjà comme du surnaturel précis.

 

 

 

Le problème de Tarkovski n’est pas celui du point de vue, le problème de Tarkovski apparait plutôt comme celui de la trajectoire de l’aveuglement, de la trajectoire de temps de l’aveuglement, de la trajectoire d’aveuglement du temps. Tarkovski ne filme pas le monde comme s’il n’y avait qu’un seul point de vue humain possible pour le voir. Pour Tarkovski, il n’y a qu’un seul point de vue pour voir le monde, c’est le point de vue de Dieu et il est parfaitement vain de désirer en tant qu’homme s’y substituer. Croire qu’il y a un point de vue humain pour voir la vérité du monde, c’est l’orgueil diabolique de se prendre pour le regard de Dieu lui-même, orgueil qui serait par exemple celui d’Hitchcock (et peut-être aussi celui de Bresson). Tarkovski n’est jamais à la recherche d’un point de vue, Tarkovski apparait plutôt à la recherche d’une trajectoire de foi. Tarkovski cherche la trajectoire de vision de la foi, la trajectoire de vision aveugle de la foi. Le cinéma de Tarkovski apparait à la recherche de la trajectoire de temps de la foi, de la trajectoire d’aveuglement de la foi, de la trajectoire de temps aveugle de la foi.

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski apparait comme une trajectoire de visions, une trajectoire rythmique de visions, comme une suite rythmique de regards aveugles. Pour Tarkovski, chaque point de vue face au monde est bon quand celui qui regarde a foi en la présence du monde. Pour Tarkovski la foi donne l’évidence de la vision, malgré tout, la foi ne donne pas le temps de la vision, la foi ne donne pas la trajectoire du regard à l’intérieur du temps, ce qui donne le temps du regard, la trajectoire de temps du regard, la pulsation de temps du regard ce n’est pas la foi, c’est l’art.

 

 

 

Ainsi pour Tarkovski, le cinéma c’est simplement d’inventer le temps de la foi. Pour Tarkovski, le cinéma c’est de donner le temps à l’éternité de la foi. Ainsi pour Tarkovski le cinéma c’est d’immiscer le temps à l’intérieur de la foi, c’est de sculpter la foi avec le temps de la vision, avec la pulsation de temps aveugle de la vision.

 

 

 

Pour Tarkovski la foi est contemplative, cependant elle n’est pas cinétique. Le problème de Tarkovski, c’est comment relier un regard de la foi à un autre regard de la foi sans trahir la foi. Le problème de Tarkovski c’est comment donner un mouvement au regard immobile de la foi sans que cette foi soit détruite par ce mouvement. Pour Tarkovski, le cinéma, c’est l’art d’offrir le mouvement au regard de la foi, c’est l’art de sculpter le regard de la foi, c’est l’art de sculpter le regard immobile de la foi comme mouvement du temps. Pour Tarkovski, le temps apparait comme la matière de la foi, la matière de la foi à laquelle seul l’art sait comment donner une forme.

 

 

 

Pour Tarkovski, le cinéma donne à sentir la trajectoire du temps, la pulsation projectile du temps. Pour Tarkovski le cinéma donne une pulsation projectile de temps au regard de Dieu. Pour Tarkovski, le point de vue de Dieu n’est pas apte à voir le temps, le temps du monde. Pour Tarkovski, le cinéma affirme ainsi le geste de donner une projection rythmique de temps au point de vue éternel de Dieu. Pour Tarkovski, le cinéma affirme le geste de projeter le regard de Dieu à intérieur du monde comme pulsation du temps, comme pulsation de temps sculpté. 

 

 

 

Pour Tarkovski, l’imagination sculpte le temps. Pour Tarkovski, l’imagination sculpte le regard du temps. Pour Tarkovski, l’imagination sculpte le regard aveugle du temps.

 

 

 

Tarkovski sculpte le temps du monde. Tarkovski sculpte la matière de temps du monde. Tarkovski sculpte le temps du monde à mains nues, avec les mains nues de la respiration aveugle, avec les mains nues de la respiration de la foi.

 

 

 

Pour Tarkovski, le temps apparait comme une trajectoire, la trajectoire de la sensation de la foi. Et l’espace apparait à l’intérieur de cette trajectoire du temps. L’espace apparait comme une ouverture de paralysie, l’ouverture de paralysie à la fois heureuse et douloureuse de la trajectoire du temps.

 

 

 

Tarkovski sculpte le temps comme il peint l’érosion de l’espace. Tarkovski sculpte l’aveuglement du temps, le regard aveugle du temps comme il peint la couleur d’érosion de l’espace. Tarkovski peint la couleur d’érosion indestructible de l’espace, la couleur d’immortalité de l’espace, la couleur d’érosion immortelle de l’espace. L’érotisme mystique de Tarkovski affirme le geste de peindre avec un tact impeccable la couleur d’érosion indestructible de l’espace.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le temps regarde l’espace. La main du temps regarde la couleur de l’espace. La main d’aveuglement du temps regarde la couleur d’immortalité de l’espace, la couleur d’érosion immortelle de l’espace.

 

 

 

Dans le Temps Scellé, Tarkovski parle de « la réversibilité du temps, considéré dans son sens éthique. » Par cette formule, Tarkovski se tient exactement aux antipodes de la pensée de Weininger pour qui c’est justement l’irréversibilité du temps qui serait morale. Ainsi pour Tarkovski seule la réversibilité du temps comme matière de la foi, comme matière à sculpter de la foi apparait éthique.

 

 

 

Pour Tarkovski, la mémoire apparait comme la matière du temps, la matière du temps d’un monde créé. Pour Tarkovski la mémoire révèle que le monde n’est pas être ou essence, la mémoire révèle précisément que le monde apparait créé. Pour Tarkovski, la mémoire révèle le monde comme création.

 

 

 

Pour Tarkovski, l’imagination a lieu. L’imagination a lieu comme vision à chaque pas. A l’intérieur des films de Tarkovski, les hommes marchent sur la terre comme si la terre pouvait disparaitre autour d’eux à chaque pas, ils marchent sur la terre comme s’ils tentaient de sauvegarder à l’intérieur même de leur pas le souvenir d’une terre perdue, comme s’ils tentaient de sauvegarder à l’intérieur même de leur pas la mémoire de la terre. Ils marchent comme si marcher affirmait le geste miraculeux de sauvegarder malgré tout la présence de la terre, la mémoire immédiate de la présence de la terre.

 

 

 

 

 

La foi pour Tarkovski, c’est le végétal, c’est la racine, c’est l’arbre. Pour Tarkovski le cinéma c’est la tentation d’affirmer un regard confiant de plante, un regard confiant d’arbre. Pour Tarkovski le cinéma c’est le regard paradoxal d’une racine, d’une racine qui marche, d’une racine qui marche comme un homme. Pour Tarkovski le cinéma apparait comme l’audace d’enraciner le ciel, l’audace d’enraciner le ciel à la terre. Au début du Miroir, l’homme à proximité de la barrière dit à la femme que la nature a foi dans le monde. A l’inverse la mobilité frénétique de l’homme n’est pas celle de la foi, elle est celle de la méfiance. Le cinéma pour Tarkovski c’est la volonté d’inventer la forme d‘un mouvement sans méfiance, c’est-à-dire la forme du mouvement de la foi. Le cinéma selon Tarkovski sait comment transformer le vagabondage méfiant de l’homme en ampleur humble du mouvement de la foi. Afin de découvrir ce mouvement de la foi, l’homme doit apprendre à apparaitre à la manière d’un animal ou à la manière d’un arbre. Pour Tarkovski, ce sont les animaux et les arbres qui apprendront aux hommes à sentir le monde avec foi. Pour Tarkovski, l’homme ne parviendra à approcher la joie de la foi que par le geste de se transformer en un arbre qui marche, en un arbre qui marche comme un chien, c’est-à-dire en un arbre bestial.

 

 

 

La foi apparait immobile comme un arbre. Le cinéma c’est l’art de mouvoir l’arbre de la foi,  c’est l’art d’apprendre à marcher à l’arbre de la foi. Le cinéma c’est l’art de transformer l’arbre de la foi en sculpture du temps, en sculpture déambulatoire du temps.

 

 

 

Dans les films de Tarkovski, quand le vent souffle au-dessus des herbes ou à l’intérieur des arbres, le vent souffle avec un obscur bruissement de volupté, un obscur bruissement de volupté tragique. Ce bruissement de volupté tragique exclame violemment le surgissement de proximité du lointain.

 

 

 

 

 

Pour Tarkovski, le cinéma c’est l’art de métamorphoser la contemplation de la foi, c’est l’art d’animer la foi, l’art d’animaliser la foi.

 

 

 

Pour Tarkovski, l’animal apparait comme l’incarnation du temps, comme la présence incarnée du temps, comme la présence vivace du temps. A l’inverse l’homme n’incarne jamais le temps, son mouvement est un mouvement fou, celui de la vanité de sa pensée, c’est l’agitation angoissée de celui qui parce qu’il désire dominer le monde à travers sa pensée plutôt que d’appartenir simplement au monde par l’imagination, est alors condamné à subsister à la fois en dehors du temps et de l’immortalité.

 

 

 

Pour Tarkovski, le mouvement de l’animal apparait comme le mouvement même du temps. Pour Tarkovski l’animal incarne le flux du temps, l’animal survient comme la figure même du temps. Pour Tarkovski, l’animal apparait comme forme invulnérable du temps. L’apparition de l’animal provoque ainsi à l’intérieur du plan la forme d’un rythme indestructible.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, les animaux apparaissent comme des saints imprévisibles, comme des ascètes contemplatifs. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, les chevaux et les chiens apparaissent ainsi semblables à des végétaux, à des souches ou des branches d’âme, des plantes d’âme tranquillement enthousiastes, paisiblement émus.

 

 

 

Le chien regarde tomber la pluie avec plus de calme et d’intensité que l’homme. Le chien contemple la chute impeccable de la pluie avec plus de calme et d’intensité que l’homme. Pour Tarkovski, la paix du regard apparait comme une paix animale, comme une paix bestiale.

 

 

 

Pour Tarkovski, ce qui accomplit à l’intérieur même du plan le montage d’un regard de la foi à un autre regard de la foi, c’est l’animal. C’est comme si alors pour Tarkovski le montage devenait presque inutile et qu’il suffisait simplement de suivre le mouvement d’un animal comme forme du temps pour inventer du cinéma.

 

 

 

Tarkovski a toujours refusé l’aspect intellectuel du montage (celui revendiqué par Eisenstein). Tarkovski cherche plutôt à inventer une animalité du montage. Tarkovski cherche à inventer un montage exactement semblable au mouvement d’un animal à l’intérieur de l’espace, semblable par exemple à la démarche d’un chien sous la pluie comme celui de Nostalghia, c’est-à-dire un montage à la fois déambulatoire et olfactif, un montage qui a la forme de la pulsation de l’odorat. Le cinéma de Tarkovski apparait ainsi comme celui de l’aveuglement du flair. Tarkovski cinématographie comme un chien d’aveugle de la foi, comme un chien de la foi aveugle. Tarkovski filme comme un chien flaire la décomposition miraculeuse de la présence du monde entre terre et ciel.

 

 

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski survient comme un cinéma de la sensation, cependant ce n’est pas un cinéma de la chair. En effet pour Tarkovski le monde s’incarne uniquement à l’intérieur du crâne, le monde s’incarne à l’intérieur de la sensation du crâne.

 

 

 

Pour Tarkovski, ce n’est pas la chair qui a des sensations, c’est le crâne. C’est pourquoi, la sensualité du cinéma de Tarkovski apparait si paradoxale. La sensualité de Tarkovski apparait comme une sensualité du crâne. C’est comme si pour Tarkovski, le crâne était l’unique lieu de la chair, le lieu de la chair où coïncident les cinq sens. La sensualité crânienne de Tarkovski affirme une sensualité des cinq sens à la fois. Dans le cinéma de Tarkovski, les sens ne sont jamais séparés, il n’y a pas de dissociation des sensations, les sensations composent à chaque instant une unicité symbolique, l’unicité symbolique de la grâce. Pour Tarkovski, le crâne apparait comme la coïncidence symbolique des sensations, le crâne apparait comme la carillonnante cloche de la certitude sensuelle de la foi.

 

 

 

Tarkovski montre le crâne des hommes (par exemple le crâne du Stalker ou le crâne de l’instructeur de tir dans Le Miroir) comme si le crâne n’appartenait pas à l’espèce humaine, comme si le crâne était plutôt une pierre sublime incrustée au sommet de la chair des hommes, comme si le crâne était la pierre météorique de l’aveuglement, le météore d’aveuglement de la foi. Ainsi pour Tarkovski la foi c’est ce qui libère l’âme du crâne sans détruire le crâne. La foi c’est la force qui parvient à faire monter l’âme sur le crâne, la force qui parvient à faire monter l’âme sur le Golgotha (le lieu du crâne) non pas afin de crucifier l’âme plutôt afin que l’âme devienne présence à l’intérieur du paradis.

 

 

 

Tarkovski affirme le geste de sentir le monde avec l’âme de son crâne. Tarkovski montre ainsi l’avoir lieu du monde comme un animal intense. Tarkovski montre le monde comme un animal qui monte jusqu’à l’immobilité de son crâne, comme un animal qui monte jusqu’à l’extase d’immobilité de son crâne.

 

 

 

Pour Tarkovski, le crâne apparait comme le lieu de coïncidence aveugle des matières du monde. Le crâne apparait comme le lieu de connivence extatique de la terre, de l’eau, de l’air et du feu.

 

 

 

Tarkovski montre les crânes comme s’ils étaient des mains, des mains aux paumes ouvertes, de mains aux paumes ouvertes aveugles. Tarkovski montre les crânes comme des moignons d’extase aveugle.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le crâne apparait comme une pierre, une pierre qui tombe à l’intérieur d’un puits, une pierre qui tombe à l’intérieur de l’eau noire d’un puits. Dans le cinéma de Tarkovski, le crâne apparait comme un météore, comme le météore du miracle, comme un météore du sang, comme le météore de miracle du sang.

 

 

 

Tarkovski montre les crânes comme des cloches, des cloches de sang, des cloches d’os-sang, des cloches de pulsation de sang, des cloches de respiration du sang. Tarkovski montre les crânes comme des cloches météoriques, des cloches météoriques d’os-sang qui tombent du ciel, des cloches météoriques qui tombent du ciel jusqu’au sommet de la chair, jusqu’au sommet de la chair d’épouvante des hommes. Dans le cinéma de Tarkovski les crânes carillonnent. Les crânes carillonnent le silence. Les crânes carillonnent le silence de la chute. Les crânes carillonnent le sang de la chute, le silence de sang de la chute.

 

 

 

Pour Tarkovski le crâne apparait comme la cloche de la chute du paradis, la cloche de la chute du paradis sur terre, la cloche de la chute taciturne du paradis sur terre, la cloche de la chute taciturne du paradis jusqu’à la terre.

 

 

 

Pour Tarkovski, la foi transforme le crâne en racine de l’âme, en souche de l’extase. Pour Tarkovski, la foi transforme le crâne en souche bestiale du feu.

 

 

 

Pour Tarkovski, le crâne n’appartient pas au corps, ce serait plutôt à l’inverse le corps qui appartient au crâne, ce serait plutôt la chair qui apparait possédée par le crâne.

 

 

 

Pour Tarkovski, la trajectoire de la chair apparait paralysée par le lieu du crâne. Pour Tarkovski, la trajectoire de la chair apparait immobilisée par le lieu du crâne. Ou encore le mouvement de la chair coïncide avec le lieu d’immobilité du crâne, le mouvement de la chair répond aveuglement au lieu d’immobilité du crâne. Ainsi le mouvement de la chair et l’immobilité du crâne se rencontrent par connivence d’extase.

 

 

 

Pour Tarkovski l’immobilité du crâne donne à sentir la trajectoire de la chair, la trajectoire de la chair comme pulsion de l’espace. Pour Tarkovski, le crâne affirme ainsi le mouvement absolu de la chair. C’est pourquoi à chaque fois que Tarkovski veut montrer un mouvement impensable et illimité, il montre un crâne (l’entrée à l’intérieur de la zone de Stalker ou encore le voyage vers Solaris).

 

 

 

Pour Tarkovski le crâne apparait à la fois comme la trajectoire de la chair et la trajectoire de l’espace, la trajectoire de l’espace qui montre le temps, la trajectoire même de l’espace qui montre l’immobilité du temps.

 

 

 

 

 

La foi de Tarkovski n’est ni intellectuelle ni sentimentale. Pour Tarkovski, la foi n’est ni une pensée ni un sentiment. Tarkovski n’est pas un cinéaste du cœur, c’est un cinéaste du sang, du sang de la grâce (celui qui s’inscrit sur les lèvres de la jeune fille à l’intérieur du paysage de neige du Miroir).

 

 

 

Dans le Miroir pendant la scène de la grenade, nous entendons le bruit d’un cœur qui bat et nous voyons alors un crâne qui pulse. Pour Tarkovski, la grâce ce n’est pas un cœur qui bat par sentiment à l’intérieur de la poitrine. La grâce c’est le sang qui pulse de sensation à l’intérieur du crâne, c’est le sang qui pulse comme sensation de terreur à l’intérieur du crâne, c’est la pulsation du sang comme tympan du crâne, comme tympan-stigmate du crâne. Pour Tarkovski, la grâce survient comme la pulsation de sang du crâne, comme la pulsation du sang qui troue le crâne, qui auréole le crâne, qui troue le crâne avec une auréole.

 

 

 

Quand la jeune fille dans le Miroir fait le geste de poser sa main à ses lèvres afin de savoir si sur ses lèvres il y a du sang, elle accroche alors au passage avec ses doigts le tissu de son foulard et c’est comme si c’était précisément cet accroc que ses doigts font à son vêtement qui avait blessé ses lèvres. C’est comme si c’était le geste joyeux de la jeune fille qui avait déchiré ses lèvres. Pour Tarkovski ainsi la grâce c’est la déchirante réversibilité du temps, c’est la réversibilité de la blessure même du temps. Pour Tarkovski, les lèvres saignent à la fois parce qu’elles sont blessées par la douleur et aussi parce qu’elles sont blessées par la grâce et même par l’amour. Sans la grâce, les lèvres de cette jeune fille auraient été blessées uniquement par le hasard du froid. Par le geste de sa grâce approximative, elles apparaissent alors blessées par le bonheur, par le bonheur du destin, par le bonheur tranquille du destin.

 

 

 

Pour Tarkovski la trajectoire du regard apparait comme une respiration de sang. Pour Tarkovski, la trajectoire d’aveuglement du regard apparait comme sculpture de souffle du sang. 

 

 

 

Le sensualisme de Tarkovski apparait ainsi à la fois comme un sensualisme de la joie et un sensualisme de la douleur, joie des sensations de manger et de dormir, douleur des sensations d’attendre ou de respirer, joie et douleur de la sensation de marcher, joie et douleur de la sensation de tenir debout et de marcher entre terre et ciel.

 

 

 

 

 

Il y a un étrange christianisme païen de Tarkovski. Tarkovski invente une forme de christianisme paradoxal, une forme de christianisme panthéiste. Le cinéma de Tarkovski montre le monde comme un Christ-Cosmos.

 

 

 

Le christianisme de Tarkovski ne prône pas seulement la rédemption des êtres humains, le christianisme de Tarkovski prône la rédemption du monde même. Pour Tarkovski, ce n’est pas uniquement l’homme qui doit être sauvé, c’est l’intégralité du monde, c’est le cosmos même.

 

 

 

Pour Tarkovski, la terre apparait comme le paradis de la terreur. Pour Tarkovski le paradis c’est l’extase de la terre, c’est l’extase de la terre au sommet du Golgotha, l’extase de la terre au sommet du lieu du crâne. Le cinéma de Tarkovski apparait ainsi comme celui de la terreur paradisiaque. Le cinéma de Tarkovski donne à sentir le paradis paradoxal de la terreur. Pour Tarkovski, le paradis n’est pas le lieu de la résurrection au-delà de la terre (au-delà de la présence du monde), le paradis apparait plutôt comme l’extase de terreur de la terre, l’extase de terreur de la terre au sommet du Golgotha.

 

 

 

La tentation du cinéma de Tarkovski c’est de parvenir à faire monter le monde sur le lieu du crâne, jusqu’au lieu du crâne, c’est de parvenir à faire monter le monde jusqu’au Golgotha. Tarkovski ne désire pas filmer comme un Christ. Tarkovski cherche plutôt à cinématographier comme un arbre-animal, un arbre-animal qui aide le Christ-Cosmos à monter jusqu’au lieu du crâne du paradis, jusqu’au Golgotha du paradis.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le montage affirme le geste de monter jusqu’au lieu du crâne, le montage affirme le geste de monter jusqu’au Golgotha. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le Christ-Cosmos monte jusqu’au lieu d’immobilité du crâne afin d’y apparaitre immédiatement sauvé par l’extase de la terreur paradisiaque.

 

 

 

La tentation du cinéma de Tarkovski affirme le geste de sculpter le temps afin que le Christ-Cosmos apparaisse impeccablement debout au sommet du lieu du crâne, afin que le Christ-Cosmos apparaisse comme gravitation d’envol debout au sommet du Golgotha.

 

 

 

Pour Tarkovski, le paradis apparait au sommet du Golgotha. Le paradis apparait comme sommet de terreur du Golgotha. Pour Tarkovski le cinéma affirme la tentation d’enthousiasmer la matière du monde jusqu’au sommet de terreur paradisiaque du Golgotha.

 

 

 

Pour Tarkovski, le cinéma apparait comme la projection du Christ-Cosmos, la projection du Christ-Cosmos à l’intérieur du crâne de respiration du sang.

 

 

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, la trajectoire du regard a toujours une forme souveraine. Pour Tarkovski le cinéma apparait comme un art absolu qui existe uniquement par la grâce du regard, par la foi du voir c’est-à-dire par la vision. Le cinéma de Tarkovski affirme la trajectoire visionnaire de la foi. Pour Tarkovski la force de la voyance est celle-là même de la croyance. Il y a une force de voyance flagrante dans le cinéma de Tarkovski. Cette voyance n’est cependant pas suscité à travers le dérèglement hallucinatoire de l’esprit, cette voyance n’est pas celle du phantasme ou de la fantasmagorie. Cette voyance apparait plutôt comme la sensation même de la foi. Cette voyance apparait comme la sensation de la foi, comme la mémoire de la foi, comme la sensation de mémoire de la foi.

 

 

 

Tarkovski apparait en contact immédiat avec la grâce de sa vision. Il n’y a pas de cinéma plus étrange et plus miraculeux que celui de Tarkovski et pourtant pas de cinéaste moins orgueilleux de l’étrangeté miraculeuse qu’il donne ainsi à voir. Jamais Tarkovski ne cherche à justifier ses visions à travers des coquetteries rhétoriques. Les visions de Tarkovski surviennent précisément avec la même évidence que le monde. L’évidence insensée de la vision de Tarkovski apparait à chaque instant en harmonie avec l’évidence insensée de la présence même du monde. Il y a une humble souveraineté du regard de Tarkovski, l’humble souveraineté d’accueillir le miracle de l’inconnu. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, le monde apparait à chaque instant comme présence miraculeuse de l’inconnu.

 

 

 

La vision de Tarkovski a le calme et l’évidence de l’habitude quotidienne. La vision de Tarkovski révèle l’habitude quotidienne de l’âme, l’habitude quotidienne de l’immortalité de l’âme. La vision de Tarkovski révèle l’habitude de terreur comme de paix d’apparaitre à l’intérieur du monde. Le cinéma de Tarkovski apparait comme celui de la paix plutôt que du bonheur, celui de la paix paradoxale de la terreur. Le bonheur c’est en effet l’aptitude à saisir l’événement unique. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski le seul événement, c’est l’apocalypse paisible de la présence même du monde. Et à l’intérieur de cette apocalypse de la présence du monde les gestes des hommes ne saisissent aucune occasion, les gestes des hommes offrent plutôt à sentir des formes de terreurs paradisiaques.

 

 

 

L’évidence miraculeuse du cinéma de Tarkovski c’est d’être un cinéma sans raccord. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, les images ne sont pas raccordées à travers la logique de l’intelligence. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski la suite des plans apparait de manière symbolique. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, les plans n’ont pas les uns avec les autres des relations de sens, ils coïncident plutôt comme symboles. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski les pulsations de temps à l’intérieur de chaque plan coïncident comme symboles. Ainsi c’est le temps même qui apparait comme la ressemblance du monde. Le temps matérialise la ressemblance du monde et de même la ressemblance matérialise aussi le temps du monde. Ainsi temps et ressemblance coïncident à l’intérieur du miracle même de la présence.

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski ne découpe jamais des morceaux d’univers à travers des plans. Il n’y a pas de plans dans le cinéma de Tarkovski, il y a plutôt des champs imaginaires. Chaque champ imaginaire de Tarkovski ne montre jamais une partie du monde. Chaque champ imaginaire de Tarkovski montre l’intégralité du monde, la décomposition intégrale du monde,  l’intégralité paradoxalement décomposée du monde, l’intégralité paradoxalement en ruine du monde. (La vision de la femme assise sur une barrière au commencement du Miroir serait l’emblème de ce champ imaginaire tarkovskien.)

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, les images apparaissent alliées symboliquement, alliées symboliquement par l’instinct animal du temps. Pour Tarkovski  il n’y a pas de travail du montage, de travail intellectuel du montage, il y a simplement une intuition du montage, une intuition animale du montage. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski l’animal de temps qui apparait à l’intérieur d’un champ magnétique d’images et de sons à la fois appelle et adresse un salut aux animaux de temps qui se trouvent à l’intérieur des autres champs magnétiques d’images et de sons du film. Ce montage par intuition animale n’invente pas ainsi uniquement une relation entre deux champs d’images et de sons successifs, ce montage par intuition animale invente une forme de partage symbolique entre chaque champ d’images et de sons du film. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski chaque champ magnétique d’images et de sons apparait ainsi en relation symbolique avec la multitude des autres champs magnétiques d’images et de sons.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski les champs magnétiques d’images et de sons s’hument et se respirent les uns les autres à chaque instant. Le cinéma de Tarkovski se compose ainsi par montage olfactif. Le cinéma de Tarkovski se compose par l’odorat de la respiration, par l’odeur de sang de la respiration, par l’odeur de lointain du souffle, par l’odeur de sang lointain du souffle.

 

 

 

 

 

Pour Tarkovski ce qui est hors-champ ce n’est pas le monde. Pour Tarkovski, ce qui est hors- champ, c’est Dieu, c’est le Dieu Créateur. Ou encore il y aurait dans le cinéma de Tarkovski une distinction subtile entre le hors-champ et le hors-plan. Dans le cinéma de Tarkovski, le hors-champ c’est Dieu et le hors-plan sans être hors-champ, c’est Dieu tenté par le temps, c’est Dieu tenté par le temps du monde, c’est la tentation de Dieu par le temps illimité du monde, c’est à dire la création. Le cinéma de Tarkovski apparait sublime précisément parce que le montage n’est pas un problème humain, précisément parce que le montage s’accomplit comme la tentation de Dieu par la matière du temps.

 

 

 

 

 

Tarkovski n’utilise pas une caméra mécanique et électrique. Tarkovski utilise une caméra végétale, une caméra de terre et de bois. La caméra de Tarkovski ressemble à une souche, une souche d’extase, une souche dont l’objectif serait comparable à la flamme d’une bougie. La caméra de Tarkovski ressemble à une souche d’arbre à l’intérieur de laquelle respire paisiblement la flamme d’une bougie. La caméra de Tarkovski sauvegarde le souffle d’une bougie à l’intérieur de la racine du silence, à l’intérieur de la racine d’envol du silence.

 

 

 

Tarkovski ne montre pas la contemplation du monde par le regard de l’homme. Tarkovski montre la contemplation du monde par le regard même de la lumière. Malgré tout parce qu’elle apparait à l’intérieur du temps, cette lumière semble aussi fragile que celle d’une bougie. Pour Tarkovski le geste du cinéma est celui de tenir à l’intérieur de sa main la lumière de Dieu qui contemple le monde comme si cette lumière était aussi fragile et mortelle que celle d’une bougie.

 

 

 

Pour Tarkovski, l’espace c’est la paralysie qui bouge de la lumière, l’immobilité de la lumière qui bouge par sa disparition même. Pour Tarkovski, l’espace serait quelque chose comme la bougie de respiration de la lumière. Et pour Tarkovski cette bougie de respiration de la lumière c’est la forme même du temps. Pour Tarkovski, le temps c’est la respiration de la bougie de l’espace, la respiration de la bougie d’espace de la lumière.

 

 

 

A l’entrée de la Zone dans Stalker les poteaux télégraphiques presque effondrés révèlent la forme d’une croix. Le cinéma ce serait ainsi pour Tarkovski ce qui parvient à transformer le flux de l’électricité en forme de la crucifixion. Le cinéma montre la zone où le flux de l’électricité se transforme en figure de la crucifixion.

 

 

 

Pour Tarkovski, le feu apparait à la fois comme une puissance de mort (le suicide du fou de Nostalghia) et aussi ce qu’il apparait nécessaire de sauver (la flamme de la bougie) afin de parvenir à sauver le monde. Pour Tarkovski, le feu survient comme la puissance de la destruction qu’il apparait malgré tout nécessaire de tenir entre ses mains comme matière même de la prière afin de parvenir à sauver le monde.

 

 

 

Pour Tarkovski, le feu survient comme une force de destruction qui donne paradoxalement le calme, la paix. Dans le Miroir quand la maison brûle, la mère dit à ses enfants « Ne criez pas, n’ayez pas peur. » Et elle contemple ensuite la force de destruction du feu en s’humectant les mains et le visage avec l’eau du puits.

 

 

 

 

 

Le miroir dans les films de Tarkovski n’est pas un miroir spirituel, c’est un miroir matériel. Pour Tarkovski, le miroir serait la cinquième matière du monde. Le miroir apparait formé par la rencontre de l’eau et de la terre, par la coïncidence de l’élévation de la terre et de la chute d’eau. (Ou encore le miroir apparait comme une méduse de lait, c’est comme si pour Tarkovski le lait était le tain du miroir.)

 

 

 

Il y a quelque chose comme une immédiateté tordue à l’intérieur du cinéma de Tarkovski, une immédiateté de l’anamorphose, une immédiateté d’anamorphose du présent. Ou plutôt cette torsion de l’immédiat apparait provoquée par la coïncidence du présent et du passé. Pour Tarkovski l’immédiat apparait par le partage du présent et du passé comme vision, comme vision aveugle. L’étrangeté de cette torsion c’est que c’est une torsion sans perversion, une torsion candide, la torsion candide du temps, la torsion candide du temps de la foi. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, l’immédiat apparait miraculeusement tordu par la métamorphose de la foi, par la pulsion de métamorphose de la foi.

 

 

 

Il y a une sorte de prestidigitation candide, d’illusionnisme naïf à l’intérieur du cinéma de Tarkovski. Tarkovski montre les trucs de l’âme, les trucs de l’âme entre terre et ciel. Le cinéma de Tarkovski donne à voir l’illusionnisme naïf de la foi. Tarkovski ne truque pas le monde à travers la pensée, Tarkovski truque le monde avec l’âme. Pour Tarkovski, le cinéma survient comme un truc heureux de la foi, comme un truc du miracle. Pour Tarkovski, l’image cinématographique apparait ainsi comme un sacrement paradoxal, un sacrement paradoxalement profane.

 

 

 

 

 

Jamais les personnages de Tarkovski ne vont d’un point à un autre de l’espace. Pour Tarkovski l’espace n’est pas formé de points et de droites (Dans Stalker, l’écrivain dit que cette vision mathématique de l’espace selon laquelle l’espace aurait des lois est celle de l’ennui). A cette conception scientifique de l’espace, Tarkovski préfère une forme de l’espace provoquée par des suites d’apparitions imprévisibles inventées malgré tout par des règles rituelles (la Zone de Stalker).

 

 

 

Pour Tarkovski le monde industriel n’existe le plus souvent que comme extraits de ruines parmi les champs de l’herbe ou détritus à l’intérieur des flaques d’eau, comme détritus perdus parmi l’humus de l’immortalité. Dans Stalker les débris-indices de la civilisation apparaissent ainsi comme ensevelis à la surface de la terre par la grâce de sommeil du monde.

 

 

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski montre des hommes qui ne parviennent pas à exister à l’intérieur d’un monde qui existe. Le cinéma de Tarkovski montre des hommes incertains, des hommes spectraux qui déambulent à l’intérieur d’un paysage prodigieusement présent. Les personnages tarkovskiens sont des fantômes parce qu’ils n’ont pas assez de foi pour croire en la matière, pour croire en la présence matérielle du monde. Ils ont en effet le plus souvent choisi d’être les esclaves inquiets de leur savoir plutôt que d’acquiescer à la présence immédiate du monde.

 

 

 

Pour Tarkovski, l’angoisse des hommes est par exemple suscitée à travers l’inquiétude d’avoir commis une erreur d’imprimerie. (La scène du Miroir où la femme s’affole parce qu’elle pense avoir fait une faute de typographie a une valeur exemplaire.) Les êtres humains sont angoissés parce qu’ils désirent que leur discours s’imprime parmi les hommes au lieu d’accueillir la présence du monde comme force qui s’imprime sur leur visage et leur chair (ce visage imprimé par le monde c’est malgré tout celui du Stalker). L’inquiétude de l’être humain est suscitée à travers son désir d’imprimer ses phantasmes secrets parmi la société des autres hommes autrement dit d’impressionner la société des hommes plutôt que d’apparaitre comme une page de mémoire instantanée où s’impriment les apparitions miraculeuses du monde.

 

 

 

Tarkovski sait comment montrer l’espace autour des hommes quand ils parlent. Quand Tarkovski montre des hommes qui parlent, il montre toujours aussi l’espace où surgissent leurs paroles. Tarkovski montre à la fois la parole des hommes et l’espace entre terre et ciel où ces paroles essaient d’avoir lieu, où ces paroles essaient de devenir présentes.

 

 

 

Pour Tarkovski, la parole n’apparait pas d’abord adressée aux hommes. Pour Tarkovski, la parole apparait d’abord adressée au monde. La parole apparait d’abord adressée au paysage à l’intérieur duquel les hommes marchent et se reposent.

 

 

 

Pour Tarkovski, chaque homme parle toujours au monde, adresse toujours la parole au monde avant de parler aux autres hommes, avant d’adresser la parole aux autres hommes.

 

Pour Tarkovski, chaque chair humaine parle toujours à la présence du monde, à la présence miraculeuse du monde avant de parler aux aspects presque contingents des autres hommes. C’est comme si pour Tarkovski la parole apparaissait adressée de manière nécessaire au monde et de façon aléatoire aux hommes. (Cette vision de la parole apparait surtout flagrante dans Stalker.)

 

 

 

 

 

Le fou de Nostalghia dit au chien. « Je sais à quoi tu penses mais il ne faut pas toujours penser à la même chose. » La différence entre le fou et le chien, c’est que le fou, même s’il a la force de penser toujours à la même chose a aussi honte de cette force. Le fou a honte de son obsession. A l’inverse le chien pense toujours à une seule chose sans jamais en avoir honte, c’est pourquoi il n’est pas fou, c’est pourquoi, il apparait comme un saint. Ainsi le chien ne pense pas toujours à la même chose, il pense plutôt à l’unique chose, il incarne la pensée de l’unique chose, il incarne la pensée à l’unique chose. Ainsi le chien n’est pas fou parce qu’à chaque instant il prie l’unique chose sans avoir jamais honte de la joie de sa prière.

 

 

 

Le cinéma de Tarkovski indique qu’il y a une différence profonde entre le rituel de l’obsession et le rituel de la foi. Le rituel de l’obsession c’est l’acte de celui qui pense qu’ajouter une goutte d’eau à une goutte d’eau n’équivaut à rien d’autre qu’à produire une goutte d’eau (ce que prétend le fou de Nostalghia). Le rituel de la foi c’est le geste de vider chaque jour un verre d’eau au pied d’un arbre. Ainsi quand le ritualiste de la foi verse un verre d’eau auprès d’un arbre, il verse un verre d’eau auprès de ce qui a déjà confiance en la nature. Cependant la simple confiance de l’arbre en la nature ne lui accorde pas toujours la certitude d’exister longtemps. Ainsi le geste rituel sublime de l’homme c’est d’aider ce qui a déjà foi en la nature, ce qui a déjà foi en la présence du monde, en la présence miraculeuse du monde afin que cela ne meure pas. Pour Tarkovski, c’est le geste même de l’art. L’art affirme le geste rituel de verser de l’eau chaque jour au pied du miracle de l’arbre afin que le miracle de l’arbre ne meure pas. L’art c’est le geste de sauvegarder avec une extrême patience les miracles du monde. L’art c’est le geste d’aider les miracles du monde à ne pas mourir.

 

 

 

Quand le poète de Nostalghia essaie de traverser la piscine thermale en gardant la flamme de la bougie allumée, il fait alors non seulement attention pour que la bougie ne s’éteigne pas mais il regarde aussi sans cesse autour de lui, comme s’il désirait que personne d’autre ne le voie effectuer ce geste, comme s’il effectuait alors un geste honteux. Le poète désire alors effectuer un geste par lequel le monde serait sauvé et il a pourtant honte de ce geste. Le poète a ainsi honte de son désir même de sauver le monde. Le poète a honte de la folie de son désir de sauver le monde. Et c’est justement l‘agitation stupide de son angoisse qui éteint plusieurs fois la bougie. En effet, pour sauver le monde il apparait simplement nécessaire de ne pas avoir honte de sauver le monde. Tarkovski montre que détruire cette honte (cette angoisse) de vouloir sauver le monde apparait malgré tout comme la forme la plus difficile de l’ascèse.

 

 

 

S’il y a une malédiction des personnages de Tarkovski, c’est non seulement de penser sans avoir la foi mais c’est aussi plus effroyablement encore d’avoir la foi sans avoir l’amour (le fou de Nostalghia par exemple), c’est avoir foi en Dieu sans avoir cependant la force de l’aimer.

 

 

 

 

 

Pour Tarkovski, les choses du présent existent toujours déjà à l’intérieur de la mémoire. Les choses du présent existent à l’intérieur de la mémoire comme des formes géantes (la chaise au-dessus du paysage d’enfance de Nostalghia). Pour Tarkovski, les choses du présent apparaissent comme des choses démesurées à l’intérieur même du paysage du passé, choses si démesurées que lorsque l’homme se trouve à l’intérieur de ce paysage, il ne parvient pas à les voir. Pour Tarkovski, le présent ne se tient pas en dehors du passé. Pour Tarkovski, le présent apparait plutôt comme une chose démesurée perdue à l’intérieur même du passé. Pour Tarkovski, le présent apparait comme une chose démesurée posée là à l’intérieur du passé et qui reste cependant invisible par sa démesure même.

 

 

 

Dans Nostalghia, le poète dit à la petite fille assise auprès d’un mur : « Les sentiments inexprimés ne s’oublient jamais. » Ainsi pour Tarkovski, la mémoire des sentiments n’est jamais déclarée, la mémoire des sentiments reste tacite. Pour Tarkovski, la mémoire des sentiments n’est pas révélée par le langage, la mémoire des sentiments apparait plutôt formée par la trajectoire du silence, par la trajectoire de gestes du silence. Pour Tarkovski, la mémoire n’est pas expressive, la mémoire apparait comme la sensation inexpressive de l’amour, comme la sensation inexpressive du cosmos comme de l’amour.

 

 

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, il n’y a pas d’objets, il y a uniquement des choses. Une chose c’est-à-dire une présence matérielle du temps qui à l’instant où elle se tient posée sur la table a aussi le pouvoir de tomber de la table afin de saluer la venue du vent, du feu ou de la pluie.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski les choses ne tombent pas seulement parce qu’elles acquiescent à la force de gravitation, les choses tombent parce qu’elles veulent inventer une forme de tact de la gravitation, le tact de la gravitation comme extase taciturne de la grâce.

 

 

 

A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, chaque brin d’herbe, chaque moisissure, chaque souche  donne à sentir la présence de la force de gravitation. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski la terre apparait comme la présence même de la force de gravitation. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski le paradis de terreur de la terre apparait comme la présence de la force de gravitation de la grâce.

 

 

 

Pour Tarkovski, chaque fragment du monde apparait crucifié par la force de gravitation. A l’intérieur du cinéma de Tarkovski, chaque fragment du monde affirme la crucifixion de la matière par la force de gravitation comme la crucifixion de la force de gravitation par le silence de la couleur.