G. K Chesterton, Le Paradis du Paradoxe

 

 

 

 

L’œuvre de Chesterton apparait comme la plus joyeuse et la plus exaltante qui soit. Ce qui apparait en effet flagrant à l’intérieur de l’écriture de Chesterton c’est sa gaieté, sa gaieté torrentielle. Chesterton accomplit ainsi finalement ce que Nietzsche a revendiqué de façon solennelle sans pourtant jamais l’accomplir : l’invention d’un gai savoir. Et ce qu’il est à ce propos important de comprendre c’est précisément pourquoi Chesterton écrit avec une joie si extraordinaire, une joie si prodigieuse. Ce qui provoque la joie d’écrire de Chesterton c’est son humilité miraculeuse, l’humilité de son insouciance. Ainsi le gai savoir que Nietzsche prône théoriquement sans jamais parvenir à l’écrire - les phrases de Nietzsche restent en effet à la fois emphatiques et stridentes - c’est Chesterton qui finalement l’accomplit par son insouciance insensée, par le miracle de son insouciance insensée.

 

Le rire apparait omniprésent à l’intérieur de l’œuvre de Chesterton. Pour Chesterton, les inventions de l’homme surviennent d’abord comme des plaisanteries. L’invention de l’écriture par exemple « Il y a de bonnes raisons de penser qu’une plaisanterie fut à l’origine de l’activité humaine très noble qu’est l’art d’écrire. » Pour Chesterton, les cathédrales  apparaissent d’abord aussi comme d’immenses plaisanteries. Les cathédrales apparaissent d’abord comme les œuvres d’un humour titanesque. Et pour Chesterton ce sont même les civilisations humaines qui s’élaborent comme de gigantesques plaisanteries, les gigantesques plaisanteries paradoxales de l’humilité humaine.

 

La force extraordinaire du rire de Chesterton, c’est que ce rire n’est jamais oblique ou indirect. Chesterton apparait comme l’inventeur d’un rire instantané et immédiat. « Il riait, c’est à dire qu’il pensait exactement ce qu’il disait. » (à propos de Robert Browning). Ce rire immédiat c’est quelque chose comme un rire sentimental et cardiaque, c’est le rire du cœur, c’est le rire qui touche le cœur. « Pour faire rire de bon cœur, il est indispensable d’avoir touché le cœur. Je ne vois pas pourquoi l’expression : « toucher le cœur » serait toujours et uniquement liée à l’idée de le toucher par un sentiment de compassion ou de détresse. Le cœur peut être touché par la joie et le triomphe, il peut l’être par la gaieté. »

 

Pour Chesterton, il y a une relation essentielle entre l’humilité et l’humour. « L’humour correspond à l’humaine vertu d’humilité et n’en est que plus divin, car il a  (…) davantage le sens du mystère. » Pour Chesterton, l’humoriste apparait comme un virtuose de l’humilité, un acrobate de l’humilité, un contorsionniste de l’humilité. Ce que l’humour révèle c’est une transmutation de la taille de l’homme, une transmutation paradoxale de la taille de l’homme. « Le rire n’est pas le résultat d’une cruauté animale, mais d’une conscience purement humaine du contraste entre l’immensité spirituelle de l’homme à l’intérieur et sa petitesse et ses limites à l’extérieur, car c’est en soi une plaisanterie qu’une maison puisse être plus grande dedans que dehors. »

 

L’humour de Chesterton c’est alors une manière d’inverser les dimensions, d’inverser les dimensions sensorielles. L’humour de Chesterton c’est une manière plutôt que d’utiliser l’infime afin de symboliser l’immense, d’utiliser l’immense afin de symboliser l’infime. A propos de Browning, Chesterton écrit par exemple « Son mysticisme n’était pas de ce type oiseux et verbeux qui voit dans la fleur un symbole de vie ; il était plutôt dans ce type éternel et profond qui voit dans la vie, pure abstraction, un symbole de la fleur. »

 

Pour Chesterton  il y a aussi une relation étrange entre la contemplation et l’humour. Pour Chesterton, la contemplation apparait toujours humoristique comme l’humour apparait toujours contemplatif. « Le véritable humour est mystérieux. (…) Oui, le sens de l’humour, un certain sens étrange et délicat de l’humour, voilà la nouvelle religion de l’humanité ! Voilà ce que les hommes s’efforceront d’atteindre en se livrant aux exercices ascétiques que pratiquaient les saints. On instaurera des exercices, des exercices spirituels. On demandera par exemple « Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans les barres de fer de cette grille ? » ou bien « Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans ce champ de blé ? Voyez-vous ce qu’il y a d’humoristique dans les étoiles ?  dans les couchers de soleil ? » Combien de fois me suis-je endormi à force de rire d’un coucher de soleil violet ! »  Pour Chesterton, l’humour apparait ainsi comme la seule manière élégante de dormir, la seule manière élégante de dormir parce que c’est une manière de dormir les yeux ouverts, de dormir les yeux ouverts par la contemplation, les yeux ouverts par une contemplation lucide, par une contemplation à la fois humble et lucide, par un geste de contemplation à la fois humble et lucide.

 

 

Chesterton multiplie ainsi sans cesse les apologies de l’humilité et combat à l’inverse l’orgueil de l’intelligence. Chesterton apparait comme le chantre moqueur de l’humilité, le chantre hilare de l’humilité, le chantre tonitruant de l’humilité. « C’est l’homme humble qui accomplit les choses audacieuses. C’est à l’homme humble que sont accordées les visions sensationnelles et cela pour trois raisons évidentes : Premièrement, il tend ses yeux plus que n’importe quel autre homme pour les voir. Deuxièmement, il est plus étonné et plus exalté quand elles viennent ; troisièmement, il les enregistre plus exactement et plus sciemment sans les altérer par la platitude et l’amour-propre de sa personnalité journalière. » « L’humilité, c’est ce qui renouvelle éternellement la terre et les étoiles. (…) L’humilité nous replonge perpétuellement dans les ténèbres primitives. Là toute lumière est comme l’éclair, éblouissante et instantanée. Tant que nous ne comprenons pas ces ténèbres originelles, ou nous n’avons ni vue ni espoir, nous ne pouvons louer d’un cœur sincère et candide le splendide sensualisme des choses. »  Pour Chesterton la valeur prodigieuse de l’humilité c’est d’abord de provoquer la joie. « Si, aujourd’hui, l’humilité a été discréditée en tant que vertu, il n’est pas hors de propos de remarquer que ce discrédit s’est développé à mesure que la joie disparaissait de la littérature et de la philosophie courantes. » « L’humilité est une vertu si facile à pratiquer que les hommes s’imaginent qu’elle doit être un vice. » Pour Chesterton, l’humilité apparait ainsi comme la source de la foi et de l’amour. « La foi devint à maints égards, une religion des petites choses. » « Nul n’a été amoureux sans se livrer à une véritable débauche d’humilité. »

 

Pour Chesterton, c’est le goût de la petitesse qui agrandit le monde, c’est le goût du minuscule, c’est le gout humble du minuscule à savoir l’humour qui démesure le monde. « Il est devenu évident que pour agrandir son univers  l’homme doit constamment se rapetisser lui-même. Les visions hautaines, les vastes cités, les pinacles audacieux sont des créations de l’humilité. (…) Toute cette imagination démesurée, la plus intense peut-être de tous les plaisirs de l’homme, est au fond d’une humilité parfaite. »

 

Pour Chesterton, le cosmos apparait en effet minuscule. « Selon eux, le cosmos est une chose puisqu’il a une règle infrangible. Seulement pour eux, puisqu’il est une chose, il est aussi la seule qui soit. Pourquoi dans ce cas tenir tellement à le qualifier de grand ? On ne peut le comparer à rien. Il serait tout aussi raisonnable de le dire petit. (...) La raison en est que toute chose qui peut être conçue comme achevée peut en effet, si grande qu’elle soit, être conçue comme petite. (…) Du moment que vous imaginez un éléphant, rien ne vous empêche de l’appeler « Mon petit » (…) Moi qui ressentais pour l’univers une immense affection, j’ai voulu lui donner un diminutif. Je l’ai souvent fait ; il n’a pas semblé s’en formaliser. » Pour Chesterton, le cosmos apparait parfois ainsi comme une toupie minuscule, comme la toupie  minuscule de la joie, comme la toupie minuscule de la fragilité même de la joie, comme la toupie minuscule de la fragilité presque terrifiante de la joie. « Le sentiment de la petitesse et de la fragilité de l’univers, le sentiment d’être dans le creux d’une main nous est offert de la façon la plus frappante par l’idée d’une terre sphérique et tournante. » 

 

Pour Chesterton, il y a un vertige du cosmos, un vertige étonnant du cosmos, un vertige à la fois euphorisant er terrifiant du cosmos. Pour Chesterton, il y a un tournoiement vertigineux du cosmos qui révèle comme un miraculeux monde à l’envers, un miraculeux monde sens dessus-dessous. « C’est là ce qu’il y a de vraiment beau dans l’espace. C’est le sens dessus dessous. Vous n’avez qu’à grimper assez haut vers l’étoile du matin pour sentir que vous y descendez. Vous n’avez qu’à creuser assez profondément dans l’abime pour sentir que vous montez. La seule gloire de l’univers, c’est qu’il a le vertige. » Pour Chesterton, parce que monde tourne, le monde apparait aussi comme son envers. Pour Chesterton, parce que le monde tourne l’envers du monde c’est aussi le monde. « J’ai dit que le désert avait un autre côté, bien qu’il soit bizarre de parler de l’envers d’une chose si nue, si grande et si évidente. Mais il a un envers (…). Il y a pour ainsi dire, le revers de l’évidence. » Pour Chesterton, ce tourbillonnement du monde c’est précisément la forme du non-sens, c’est précisément la forme de l’absurdité, la forme d’évidence du non-sens, la forme d’évidence de l’absurdité. « On pourrait écrire une fable étrange sur la vie de l’homme béni ou maudit par l’œil copernicien et qui verrait tous ses semblables groupés autour de la terre comme de la limaille autour d’un aimant ! » Et ce qui pour Chesterton révèle ce tourbillonnement insensé du monde, c’est d’abord l’imagination. « Pour une raison tout à fait mystérieuse, cette habitude de traduire poétiquement les faits scientifiques cessa brusquement avec les progrès de la science, et les enseignements merveilleux de Galilée et de Newton tombèrent dans des oreilles de sourds. Ces grands hommes nous ont pourtant fait une peinture de l’univers à côté de laquelle l’Apocalypse, avec ses pluies d’étoiles, n’est qu’une pâle idylle. Ils nous ont dit que nous parcourons l’espace cramponnés à un boulet de canon ; et les poètes continuent de l’ignorer. Ils nous ont dit encore qu’une force invisible nous retient dans nos fauteuils pendant que la terre s’élance comme un boomerang. (…) A quels sommets de poésie ne nous serions nous pas élevés si la poétisation de l’histoire naturelle se fut poursuivie, et si l’imagination humaine eut continué de jouer avec les planètes comme elle jouait autrefois avec les fleurs ! »

 

 

Chesterton préfère toujours l’insouciance de la bêtise, la féerie de la bêtise, l’insouciance féerique de la bêtise à la vanité de l’intelligence, à la solennité vaniteuse de l’intelligence. « En matière de bonne grosse bêtise humaine, je battrais Mr Yeats à plate couture n’importe quand. Les fées me préfèrent à Mr Yeats ; elles peuvent plus souvent me rouler. »

 

Chesterton préfère toujours l’humilité de l’imagination à l’orgueil de l’intelligence.  Chesterton sait en effet que l’imagination apparait comme la source de la sagesse et qu’à l’inverse le souci de l’intelligence suscite la folie. « Le danger que court un homme de perdre la raison vient de sa raison plutôt que de son imagination. » « Ce n’est pas l’imagination qui engendre la folie, mais bien plutôt la raison. Les poètes ne deviennent pas fous, les joueurs d’échecs le deviennent. Les mathématiciens deviennent fous, les caissiers deviennent fous, les artistes créateurs très rarement. » « Le fou n’est pas celui qui a perdu sa raison. Le fou est celui qui a tout perdu sauf sa raison. »

 

 

Chesterton propose donc une critique méthodique de l’orgueil «  Si je n’avais qu’un seul sermon à prêcher, ce serait un sermon contre l’orgueil. » « L’orgueil est une faiblesse du caractère, il tarit le rire, il tarit la surprise, il tarit la chevalerie et l’énergie. » « Toute personne généreuse reconnaitra que le seul orgueil tout à fait damnable est l’orgueil de l’homme qui a des raisons de s’enorgueillir. (…) L’homme qui s’enorgueillit de ce qui réellement lui fait crédit est un pharisien, l’homme que le Christ lui-même ne put s’empêcher de frapper. » « Une des milles objections que l’on peut faire au péché d’orgueil, c’est précisément que la conscience de soi-même empêche nécessairement la révélation de soi-même. Un homme qui s’occupe beaucoup de lui-même s’efforcera de développer et de multiplier ses dons (...) Ne penser qu’à soi l’amènera à vouloir être l’univers, et vouloir être l’univers c’est cesser d’être quelque chose. Si, au contraire, un homme est assez sensé pour ne penser qu’à l’univers, il le fera d’une manière personnelle, il gardera dans sa pureté le secret de Dieu, il verra l’herbe comme personne ne peut la voir et contemplera un soleil que nul homme n’a encore connu. »

 

Pour Chesterton, un des bienfaits fondamentaux du christianisme c’est d’abolir les prestiges du moi. Le christianisme révèle que ce qui provoque le bonheur ce n’est jamais la revendication du moi c’est toujours à l’inverse son abolition. Le christianisme révèle que la revendication du moi suscite l’angoisse et que l’abolition du moi à l’inverse provoque le plaisir et le bonheur. « Le païen s’est appliqué à jouir de soi avec un bon sens admirable. A la fin de sa civilisation il découvrit que l’homme ne saurait à la fois jouir de soi et continuer à jouir d’autre chose. (…) Alors que l’on avait supposé que la jouissance la plus parfaite possible s’obtenait en développant le moi à l’infini, la vérité est que la jouissance la plus parfaite s’obtient en réduisant le moi à zéro. »

 

Chesterton s’est toujours moqué avec une jubilation tranquille de la vanité de l’homme supérieur. « La pitoyable personne stoïque ou supérieure n’est pas moins inanimée qu’une pierre, parce qu’elle se considère la plupart du temps comme une pierre précieuse, et tombe dans l’erreur géologique fort répandue qu’elle est le seul galet de la plage. » Il y a une ainsi une profonde méfiance de Chesterton envers le stoïcisme. « Marc Aurèle est le plus intolérable des types humains. Il est un égoïste sans égoïsme. Un égoïste sans égoïsme est un homme orgueilleux sans l’excuse de la passion. » « Cet idéal de stoïcisme qu’on a l‘absurdité de considérer comme l’idéal anglais nous a raidis et figés. Ce n’est pas l’idéal anglais, mais c’est jusqu’à un certain point l’idéal aristocratique ou peut-être l’idéal de l’aristocratie à son déclin. » « Le dédain est le plus pardonnable des vices, mais c’est la plus impardonnable des vertus. »

 

Dans Hérétiques, Chesterton indique superbement qu’il y a trois catégories d’artistes, ceux qui se tiennent à l’intérieur de l’humanité, ceux qui se tiennent au-dessous de l’humanité et ceux qui se tiennent au-dessus de l’humanité. Pour Chesterton, les artistes qui se croient supérieurs aux autres hommes sont certes des artistes cependant ce sont des artistes de troisième catégorie. Pour Chesterton, les artistes les plus admirables sont à l’inverse ceux qui préfèrent se tenir à la hauteur même des autres hommes  « Le grand homme de premier ordre est l’égal des autres hommes, comme Shakespeare. Le grand homme de second ordre est à genoux devant les hommes, comme Whitman. Le grand homme de troisième ordre est supérieur aux autres hommes, comme Whistler. » 

 

C’est pourquoi Chesterton condamne la solennité esthétique. « L’art est une chose normale et humaine comme marcher ou prier. Mais dès l’instant que l’on commence à en parler solennellement, on peut être à peu près sûr qu’il y a commencement de paralysie et une manière de difficulté. » « Whistler ne riait jamais. Le rire n’entrait pas dans sa nature parce qu’il n’avait ni insouciance, ni abandon, ni humilité. (...) Il n’avait pas de force superflue, il n’avait ni bonté, ni cordialité, car on peut presque définir la cordialité comme une force superflue. Il n’avait pas la divine insouciance ; il ne s’oubliait jamais lui-même ; il n’avait aucun laisser-aller. Sa vie entière, pour employer sa propre expression, était un arrangement. Il pratiquait « l’art de vivre », cette misérable farce. » Chesterton se moque ainsi de l’esthète, parce que l’esthète c’est l’artiste orgueilleux, l’artiste qui ne parvient pas à se défaire de son moi, qui ne parvient pas à se défaire du souci du moi. Et cette attitude de l’esthète est pour Chesterton à la fois une faute éthique et une faute artistique. Chesterton indique en effet superbement que l’esthète parce qu’il est à chaque instant parasité à travers l’obsession de son moi dispose finalement d’une force créatrice très inférieure à l’artiste humble qui préfère affirmer les formes spontanées de son caractère plutôt que revendiquer le sens réfléchi de sa subjectivité. Chesterton a même l’audace d’intensifier encore le paradoxe. Pour Chesterton,  non seulement le grand artiste est celui qui ne soucie pas de soi mais plus encore l’artiste génial apparait comme celui qui ne se soucie pas de l’art. Pour Chesterton, l’artiste génial apparait comme celui qui préfère le geste de la création à l’idée de l’art. Pour Chesterton, le génie c’est l’artiste insouciant qui travaille à la manière d’un artisan, c’est l’artiste qui travaille à la manière à la fois laborieuse et insouciante d’un artisan. (Et la pensée de Chesterton ressemble alors beaucoup à celle de Péguy.) Chesterton écrit par exemple une fois encore à propos de Whistler « Il n’était pas une grande personnalité parce qu’il pensait trop à lui. On peut même aller plus loin, et dire que parfois il n’était pas un grand artiste parce qu’il pensait trop à l’art. » « Whistler fut capable de produire de l’art et dans cette mesure il fut un grand homme. Mais il était incapable d’oublier l’art et ainsi dans une certaine mesure, il ne fut qu’un homme à tempérament artistique. »

 

Chesterton se méfie souvent des comparaisons précieuses et sophistiquées. Chesterton préfère plutôt donner à sentir des correspondances simples et archétypales. « C’est un fait que chaque instant de la vie consciente est un prodige inimaginable, c’est un fait que chaque visage que nous croisons dans la rue a l’imprévu incroyable d’un conte de fées. Mais ce qui empêche l’homme de s’en rende compte, ce n’est ni sa clairvoyance ni son expérience c’est simplement l’habitude d’établir des comparaisons pédantes et précieuses entre une chose et une autre. » Les seules comparaisons précieuses auxquelles Chesterton acquiesce ce serait celles du dogme catholique. Chesterton acquiesce aux comparaisons précieuses du dogme catholique en faisant comme si elles étaient des choses évidentes et simples, telle est la ruse même de son humour, la ruse hérétique de son humour, la ruse d’hérésie inconsciente de son humour.

 

Il n'y a pas dans l'œuvre de Chesterton de culte ou d'idéalisation de la subjectivité d'exception. L'œuvre de Chesterton ne fait jamais l'éloge de l'homme unique ou de l'homme fort. C'est un des aspects qui distingue Chesterton de toute sorte de nietzschéisme. Pour Chesterton, il n'a jamais existé et il n'existera jamais plus d'autre homme d'exception que le Christ. Pour Chesterton, l'humanité n'a pas besoin d'homme d'exception parce que la forme intégrale de l'exception a été incarnée par l'existence du Christ. Ainsi pour Chesterton, croire en Dieu, c'est répéter cette exception sans prétendre malgré tout incarner une figure de l'exception. Ce qui est ainsi flagrant chez Chesterton, c'est que n'apparaît jamais aucune forme d'amour de soi. « On peut dire négligemment d'un homme qu'il s'aime mais il ne peut guère devenir amoureux de lui-même ou s'il le devient, il fait l'expérience d'une bien monotone séduction. » Ce qu'indique Chesterton c'est que la croyance en Dieu est une séduction plus admirable que la croyance diabolique en la subjectivité. Pour Chesterton, la croyance en Dieu apparait comme une séduction de l'extrême diversité, de l'extrême exubérance provoquée par la répétition d'une forme unique, celle de Dieu. C’est parce que pour Chesterton, Dieu révèle le scandale désinvolte de « quelque chose de plus personnel que la personnalité courante » qu'il lui semble vain de revendiquer sa propre personnalité. Pour Chesterton, revendiquer son individualité, c'est la stupidité de manquer l'exception de Dieu. Pour Chesterton, l'homme n'incarne pas l'exception, il ne représente pas l'exception. Pour Chesterton, l’homme imagine l'exception. L’homme imagine l'exception par le geste de répéter l'exception de Dieu, par le rire de grâce de répéter l'exception de Dieu.

 

Chesterton est donc profondément non-nietzschéen, et même anti-nietzschéen. « Quand Nietzsche manque d’humour et d’imagination au point de nous demander de croire que son aristocratie est une aristocratie de muscles vigoureux et de volontés fermes, il est nécessaire de rétablir la vérité ; c’est une aristocratie de nerfs faibles. » L’œuvre de Chesterton s’oppose violemment au désir de dépassement et d’infini de la philosophie allemande (que ce désir soit celui de Hegel ou de Nietzsche). Chesterton ne croit jamais, à la façon de la philosophie allemande, à la valeur de l’infini. Pour Chesterton, l’infini est sans valeur parce qu’il est informe. « Etre infini c’est être sans forme et être sans forme c’est quelque chose de plus que d’être difforme. Aucun homme ne désire réellement qu’une chose qu’il tient pour divine soit, au sens terrestre, infinie. » « Ils cherchent sous toute espèce de forme un monde sans limitation, c’est à dire un monde sans contours, c’est-à-dire un monde sans formes. Il n’y a rien de plus bas que cette infinité. Ils disent qu’ils désirent être aussi forts que l’univers, mais en vérité ils désirent que l’univers entier soit aussi faible qu’eux. »

 

Pour Chesterton, l’ennui est le signe indiscutable de l’absence d’imagination. « L’ennui est en effet, le grand péché, le péché par lequel l’univers tout entier a perpétuellement tendance à être sous-évalué et à s’effacer de l’imagination. » Il est à noter à ce propos que Chesterton qualifie l’ennui de la même façon qu’il qualifie aussi l’orgueil « le plus grand des péchés ». Et cela simplement parce que pour Chesterton orgueil et ennui sont strictement identiques. Pour Chesterton, l’homme orgueilleux s’ennuie et l’homme qui s’ennuie s’ennuie de son orgueil même. En cela la vision du monde de Chesterton est rigoureusement antagoniste de celle de Baudelaire. C’est ainsi à la fois la manière d’imaginer et la manière de croire de Chesterton qui apparaissent inverses à celle de Baudelaire. Pour Chesterton, l’ennui n’est pas comme pour Baudelaire la source noire du rêve. Pour Chesterton, l’ennui est plutôt ce qui anéantit la force de l’imagination, ce qui abolit la force de jubilation de l’imagination. Chesterton ne pense en effet jamais l’ennui comme une valeur. « L’ennui, qui est l’état le plus proche de la mort, étant une désintégration de la vitalité… » Il y a ainsi à l’inverse pour Chesterton une valeur évidente de la joie, une valeur flagrante de la joie. « L’homme heureux est naturellement et nécessairement supérieure à l’homme las. »

 

Chesterton considère toujours la joie comme une puissance, « quelque chose qui appartient non pas à la société mais à l’âme : la puissance de la joie. » et même comme une puissance d’invention. « Ils continuent de penser que les idées profondes doivent être déprimantes, ils ne peuvent arriver à croire - ce qui est la vérité- que les idées les plus profondes sont celles qui suscitent l’inspiration. » Pour Chesterton, la joie apparait comme une manière d’approcher les formes surnaturelles du monde. « Il est difficile d’imaginer jusqu’où peut conduire la bonne humeur. Nous n’admettons pas par exemple, comme le faisait la croyance populaire d’antan, qu’elle puisse arriver au surnaturel. (…) Nous devons donc arriver à comprendre que la folle gaieté n’est pas un accident physique, mais un fait mystique ; (…) qu’une plaisanterie peut être tellement formidable qu’elle ferait crouler la voûte céleste. »

 

Chesterton sait aussi qu’il y a une immense joie à l’intérieur de la répétition, à l’intérieur de la répétition que l’homme confond trop souvent avec l’ennui. « Le monde moderne sera sans lendemain s’il ne comprend pas qu’il n’a pas simplement à chercher ce qui est de plus en plus excitant, mais qu’il lui faut plutôt s’appliquer à la tâche la plus exaltante, celle de découvrir l’émotion dans les choses que l’on dit ennuyeuses. »

 

Chesterton sait aussi que l’excès de plaisir n’est pas un plaisir mais plutôt une négation du plaisir. Pour Chesterton, le désir frénétique du plaisir, la recherche fanatique du plaisir est un signe flagrant de l’absence de plaisir. « Rechercher le plaisir n’est pas le trouver. Et je maintiens que la rage avec laquelle le monde poursuit le plaisir prouve qu’il en est privé.»  Chesterton sait qu’il a ainsi un tact du plaisir, un tact du plaisir qui apparait comme l’indice même de l’existence du plaisir. « C’est un bon principe d’avoir un seul luxe accompagné de choses plus simples, comme un joyau de prix sur une monture discrète. (…) La véritable quête du plaisir est la combinaison de luxe et d’austérité de telle façon que le luxe puisse être perçu. » « L’ivrogne est quelqu’un qui ne comprend pas le moment délicat et exquis où il est modérément et raisonnable ivre… » « Il faut savoir être heureux dans ces moments paisibles où l’on se souvient qu’on est vivant, non pas dans ces moments bruyants où on l’oublie. » Pour Chesterton, ce tact du plaisir apparait comme le geste même de l’imagination. « Il est beaucoup plus important de me rappeler que j’ai été intensément heureux, en imagination, dans les endroits les plus bizarres parce que les plus paisibles. »

 

Ce qui plait à Chesterton à l’intérieur du christianisme, c’est que le christianisme apparait comme une religion de la comparaison à savoir comme une religion de l’imagination. A l’inverse par exemple de l’islam qui selon Chesterton apparait comme une religion de la simplicité et de l’abstraction. « L’homme du désert, est assez intelligent pour croire en Dieu. Mais il manque à sa foi cette complexité humaine qui vient de la comparaison. L’homme qui regarde le palmier comprend le fait simple que c’est Dieu qui l’a fait ; tandis que l’homme qui regarde le bec de gaz d’une grande ville moderne peut se persuader, par cent circonlocutions sophistiques, que c’est lui qui l’a fait. Mais l’homme du désert ne peut pas comparer le palmier au bec de gaz, ou même aux arbres, plus agréables à voir que le bec de gaz. Ainsi, sa religion, vraie jusque-là, n’a-t-elle pas la variété et la vitalité des églises dessinées par ceux qui marchent dans les forêts et les vergers. »

 

Chesterton fait ainsi toujours l’apologie de l’imagination, cependant il ne fait jamais l’apologie du sommeil. Pour Chesterton, le christianisme apparait d’abord comme une religion de la lucidité et de la vigilance, une religion des yeux ouverts sur le dehors du monde et non à la façon du bouddhisme une religion des yeux fermés sur la lumière intérieure. Ce que l’écriture de Chesterton révèle à chaque instant c’est ainsi une forme d’imagination vigilante, une forme d’imagination vigilante et combative, vigilante et polémique même parfois. « Cette vigilance extérieure qui a toujours été la marque du christianisme - d’où le commandement, veillez et priez. » « Le saint bouddhiste a toujours les yeux fermés. Le saint chrétien les a toujours grands ouverts. Le saint bouddhiste a un corps mince et harmonieux, mais ses paupières sont lourdes et scellées par le sommeil. Le corps du saint médiéval est décharné jusqu’aux os mais ses yeux sont terriblement vivants. » Pour Chesterton, ce qui nécessite cette vigilance c’est l’éventualité incessante de la faute, l’éventualité incessante du péché. « Nous devrons être vigilants même en utopie, de crainte de tomber d’utopie comme nous sommes tombés de Paradis. »

 

Pour Chesterton, le christianisme apparait d’abord comme une religion de la forme. « La foi chrétienne est, entre toutes, la philosophie des formes et l’ennemie de l’informe, en quoi elle s’oppose à cet infini informe, manichéen ou bouddhiste (…) et à son idéal d’anéantissement de toutes les créatures. » Pour Chesterton, le christianisme apparait d’abord comme une religion de la forme c’est à dire une religion du non-sens. Ce que le Christ incarne c’est la forme du non-sens, exactement à la manière d’un arbre, à la manière étonnante d’un arbre. « Ce simple sens de l’étonnement devant la forme des êtres et devant leur exubérante indépendance à l’égard de nos règles intellectuelles et de nos définitions courantes, est la base de la spiritualité comme elle est la base du non-sens. » « La personne bien intentionnée qui ne s’attachant qu’aux apparences logiques a déclaré que « la foi est un non-sens », ne sait pas à quel point elle dit vrai. Cette pensée pourrait bien lui revenir un jour sous cette forme nouvelle : « le non-sens c’est la foi. » » Ainsi pour Chesterton, si le Christ apparait évidemment comme l’incarnation du verbe, le Christ apparait d’abord surtout comme forme du non-sens. En effet pour Chesterton, le verbe du Christ n’est pas celui d’un enseignement, d’une philosophie, d’un enseignement philosophique. « Les discours menés sur ses enseignements en tant qu’enseignements me paraissent négliger un autre trait constant : le sentiment persistant qu’il n’est pas réellement venu pour enseigner. » Pour Chesterton, le verbe du Christ apparait plutôt comme un événement à l’intérieur du monde, un événement à l’intérieur du monde comparable à la croissance gigantesque d’un arbre, à l’expansion incroyable d’un arbre, à la poussée insensée d’un arbre. « Pendant des siècles, la religion s’est efforcée d’enthousiasmer l’homme devant les « merveilles de la création », mais elle a oublié qu’une chose ne peut être entièrement merveilleuse tant qu’elle reste sensée. Tant que nous regardons l’arbre comme un objet palpable, naturellement et raisonnablement crée pour servir de pâture à la girafe, nous ne pouvons nous émerveiller devant lui. C’est lorsque nous le considérons comme une vague prodigieuse du sol vivant, s’élevant vers les cieux sans aucune raison particulière, que nous retirons notre chapeau, au grand étonnement du gardien de square. »

 

 

Pour Chesterton, la croix apparait comme la forme par excellence de la contradiction. « La croix (...) par sa forme même (...) porte la marque d’une vérité fondamentale, exprimée presque mathématiquement, le sceau d’un conflit qui se prolonge dans l’éternité. »

 

Pour Chesterton, la valeur essentielle de la croix c’est d’apparaitre aussi comme la seule et unique forme infinie. En effet pour Chesterton, l’infini est informe, excepté lorsqu’il survient comme croix. Pour Chesterton, l’infini trouve une forme, trouve uniquement une forme avec la croix. « La croix présente en son centre une collision et une contradiction, mais elle peut étendre à l’infini ses quatre bras sans que jamais sa forme s’en trouve altérée. C’est parce qu’elle présente cette contradiction en son centre qu’elle peut grandir sans changer de caractère. » Pour Chesterton, la croix apparait ainsi comme la seule forme infinie précisément parce qu’elle apparait comme la forme de la contradiction, comme la forme flamboyante de la contradiction. « Le christianisme est un paradoxe surhumain par lequel deux passions contraires peuvent flamboyer l’une à côté de l’autre. » La croix c’est ainsi la forme anti-hégélienne par excellence. La croix en effet ne dépasse pas la contradiction. La croix illimite la contradiction. La croix illimite la contradiction comme écartèlement, comme écartèlement du monde même.

 

Chesterton essaie parfois même d’imaginer la croix comme jouet, d’imaginer le crucifix comme jouet. « J’ai vu le Patriarche grec, magnifique vieillard, descendre la rue comme un prince des mille et une nuits, tout couvert de joyaux historiques aussi épais que des grains de rosaire ou des boutons, avec une croix gigantesque d’émeraudes massives, que lui avait peut-être donnée les génies verts de la mer, si ces génies sont chrétiens. Ce sont des jouets, mais j’aime les jouets, et les rubis et les émeraudes sont presque aussi ensorcelants que les papiers brillants des papillotes de Noël. » Ainsi pour Chesterton si la croix apparait parfois comme un jouet, c’est que pour lui la crucifixion apparait aussi comme une plaisanterie sidérante et prodigieuse, comme un magnanime gag théologique.

 

 

Chesterton admire l’équilibre du christianisme. « Tel fut le grand exploit de la morale chrétienne ; cette découverte du nouvel équilibre. Le paganisme avait été comme une colonne de marbre, maintenue debout parce que symétrique en ses proportions. Le christianisme était l’immense rocher déchiqueté et romanesque. Oscillant sur son piédestal au plus léger heurt, il trône là depuis plus de mille ans parce que ses aspérités énormes s’équilibrent parfaitement. Dans une cathédrale gothique les colonnes sont toutes différentes, mais elles sont toutes nécessaires. Chaque support semble être un support accidentel et fantastique. Chaque pilier est un pilier d’arc-boutant. » Cet équilibre des contradictions que le christianisme invente, la cathédrale gothique le donne ainsi à voir avec une extrême magnificence. Cet équilibre des contradictions que le christianisme invente c’est celui de la liberté de l’homme, c’est celui de la liberté contingente de chaque caractère humain. « Construire une cathédrale gothique nous est bien plus impossible que de construire un aqueduc romain. (...) On ne peut bâtir une cathédrale gothique avec une main d’œuvre servile. Les gens qui veulent travailler de cette façon doivent se contenter d’élever les pyramides ou la Tour Eiffel. »

 

Chesterton sait que le christianisme frôle parfois l’athéisme. Par exemple, quand le Christ hurle sur la croix « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » le Christ apparait comme un Christ athée. Pour Chesterton, l’athéisme apparait à l’intérieur du christianisme comme une tentation de Dieu. Pour Chesterton, il y a ainsi à l’intérieur du christianisme quelque chose comme une tentation athée de Dieu. « Il est écrit « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Toi, non ! mais le Seigneur ton Dieu peut Se tenter Lui-même, et voilà ce que semble advenu à Gethsémani. (…) Dans un jardin Dieu a tenté Dieu. (...) Ce ne fut pas au moment de la  crucifixion que le monde fut ébranlé, et le soleil effacé du ciel, mais au moment où partit de la croix le cri ; le cri qui confessait que Dieu était abandonné de Dieu. (…) Je dirais plus : (la question devient trop difficile pour le langage humain) que les athées choisissent un Dieu, ils ne trouveront qu’une divinité qui ait jamais exprimé leur solitude ; qu’une religion où Dieu ait semblé, pour un instant, être un athée. » Et cette tentation athée de Dieu comme erreur de Dieu, comme incomplétude de Dieu révèle aussi la forme de son courage. En effet pour Chesterton, le courage de Dieu, le courage inouï de Dieu c’est de parvenir à vaincre la tentation même de l’athéisme. « Le christianisme est la seule religion sur terre qui ait senti que l’omnipotence de Dieu ferait Dieu incomplet. (…) Seule de toutes les religions, le christianisme a ajouté le courage aux vertus du créateur. »

 

Ainsi pour Chesterton, l’espace d’un instant, l’espace incroyable d’un instant, il y a un athéisme du Christ. Et l’étrangeté du christianisme c’est précisément celle de parvenir à affronter cette déflagration de l’instant, cette déflagration catastrophique de l’instant où il devient nécessaire de sauver quelque chose, que ce soit le monde ou Dieu même. « Les philosophies ambitieuses et superficielles, les synthèses immenses des charlatans, brassent époques, évolution, développement ultimes. La vraie philosophie s’intéresse à l’instant présent. (…) C’est le seul sujet auquel il faille réfléchir si l’on aime à réfléchir. Penser aux siècles est chose facile, à la portée de n’importe qui. L’instant est en vérité terrifiant. »

 

 

Ce qui passionne Chesterton, ce sont ainsi les contradictions du Christ. « Si le Christ n’était qu’un homme, il était assurément doué de qualités rarement réunies pour ne pas dire contradictoires. » Par exemple son mélange bizarre de violence et de douceur. « C’est aussi le sens de cet incident brutal et tumultueux aux portes du Temple lorsqu’il chassa les marchands à coups de fouet et renversa leurs tables, incident que les pacifistes ne comprennent pas mieux que les militaristes ne comprennent ses paraboles sur la non-résistance. » C’est pourquoi Chesterton insiste à la fois sur cette violence - le Christ est l’homme de l’épée, de l’épée qui sépare et sur cette douceur -le Christ est l’homme de la paix. Ce qui apparait ainsi c’est que pour Chesterton le Christ apparait comme la figure de l’épée qui apporte la paix, de l’épée qui provoque la paix et qui sait même de l’épée qui invente la paix, de l’épée qui imagine la paix. « L’affirmation selon laquelle les doux possèderont la terre est en elle-même plutôt tranchante - j’entends par là qu’elle n’a pas la suavité, la modération, la gentillesse par quoi se caractérise habituellement la douceur. » « Le christianisme est plus audacieux qu’Esope et la colère de l’Agneau est son plus grand paradoxe. S’il existe un agneau immortel, un être dont la simplicité et la fraicheur sont renouvelées dans les siècles des siècles, alors l’idée de l’offenser sera plus terrible, ô combien, que celle de défier le dragon de feu ou d’affronter l’océan ou les ténèbres. » « La simple idée d’une statue du Sauveur en colère glace le sang. »

 

Ce qui plait ainsi à Chesterton à l’intérieur de la figure du Christ c’est d’abord son étrangeté. « Si on admet qu’il s’agit d’une histoire purement humaine, la première des choses qui saute aux yeux, c’est qu’elle ne manque pas d’étrangeté. » Ce qui plait d’abord à Chesterton à l’intérieur du Christ c’est son anomalie et qui sait même sa presque monstruosité. Ce qui plait à Chesterton à l’intérieur de la figure du Christ, plus encore que sa vérité, c’est son mystère. « Il y avait certainement quelque chose de mystérieux et de multiforme dans la personne du Christ pour que l’on puisse le découper en autant de petits Christ. » Chesterton insiste en particulier sur les gestes aberrants du Christ, sur les gestes énigmatiques du Christ. Son silence d’abord. « Il y a, par exemple, le silence du Christ jusqu’à l’âge de trente ans - de tous les silences, c’est bien le plus grand et le plus impressionnant. (…) Pourquoi Jésus, celui de tous les hommes qui avait le moins besoin de se préparer à sa mission, semble-t-il s’être préparé si longtemps à la vie publique ? » Ou bien encore sa timidité, sa timidité surtout envers le rire. « Il y avait en cette personnalité incomparable un rien de timidité, appelons-la ainsi. Il y a quelque chose qu’il a caché quand il est monté sur la montagne pour prier. Il y a quelque chose qu’il couvrit toujours d’un silence abrupt ou d’un isolement impétueux. Il y avait une chose trop grande pour que Dieu pût nous la montrer quand il marchait sur notre terre, j’ai parfois imaginé que c’était son rire. » Ce qui plait à Chesterton à l’intérieur de la figure du Christ c’est une forme étrange de retenue, c’est la retenue même de sa souveraineté. Le Christ s’est d’abord retenu d’exister à l’intérieur du silence et il a ensuite retenu son rire à l’intérieur de son existence, le Christ a retenu le rire de son existence. Le Christ a retenu son existence comme du sperme. Le Christ a retenu le silence de son existence, le rire de silence de son existence comme du sperme, comme un sperme cosmique.

 

 

Pour Chesterton, le Christ vient aussi révéler au monde la valeur de l’enfance. « Le monde païen en tant que tel n’aurait pas pris au sérieux l’idée qu’un enfant soit plus grand ou plus sacré qu’un homme. » Cependant pour Chesterton, le Christ ne vient pas révéler l’enfance comme image de l’innocence, le Christ vient plutôt révéler l’enfance comme image de la puissance, comme image paradoxale de la puissance, comme image paradoxale de la force. « Je doute qu’un homme doué d’un rien de tendresse ou d’imagination puisse regarder la main d’un enfant sans être effrayé. Il est terrible de songer à l’énergie essentielle qui meut une chose si petite. » « L’agnostique ou l’athée dont l’enfance a connu de vraies nuits de Noël associera pour toujours, que cela lui plaise ou non, deux idées que les hommes pour la plupart, considèrent comme contradictoires : l’idée d’un bébé et celle de la puissance inconnue qui soutient l’univers. » Ainsi pour Chesterton ce n’est pas l’homme qui tient le monde entre ses mains. Pour Chesterton, celui qui tient le monde entre ses mains c’est l’enfant. Pour Chesterton, le Christ Pantocrator c’est le Christ enfant. Pour Chesterton, c’est précisément parce que le cosmos est petit, petit comme un jouet, aussi petit qu’un jouet que seul l’enfant parvient à tenir le cosmos entre ses mains avec facilité, avec aisance, avec une facilité efficace, avec une aisance efficace.

 

Pour Chesterton, l’enfant apparait à l’intérieur même de la terreur. Pour Chesterton, l’enfant apparait en effet à la fois terrifié et terrifiant. « Si l’on gardait les spectres et les lutins à l’écart des enfants, ils les inventeraient tous seuls. Un jeune enfant dans le noir est capable d’inventer plus d’enfers que Swedenborg. » C’est la figure de ce que Chesterton nomme l’enfant terrible. « Tout enfant est à la fois au sens le plus superficiel et au sens le plus solennel une terreur sacrée. » Ce que Chesterton aime chez l’enfant c’est son asocialité radicale, c’est sa force radicalement asociale, c’est sa manière de mépriser absolument les structures sociales. « L’enfant terrible est terrible comme l’une des forces de la nature, comme la mer aveugle ou la chute hasardeuse de la foudre, dévastant les structures sociales les plus élaborées de l’homme. Il y a dans l’innocence un pouvoir d’épouvantable indifférence, de détachement destructeur vis à vis de toute organisation sociale. » Pour Chesterton, le Christ enfant donne ainsi à sentir à la fois l’étonnement et la terreur. Le Christ enfant donne à sentir la forme étrange de l’étonnement de la terreur. « Les sages les plus austères n’ont jamais atteint à la gravité qui rayonne dans les yeux d’un bébé de trois mois. C’est la gravité de l’étonnement devant l’univers. »

 

 

Chesterton évoque aussi la manière de parler du Christ, son style oratoire à la fois parabolique et accumulatif. Chesterton admire en particulier sa technique de l’hyperbole, son usage  excessif, exubérant, enthousiaste de l’a fortiori. Pour Chesterton, le Christ apparait ainsi comme un paraboliste hyperbolique. « Et que dire de son style ! à supposer que l’on puisse considérer le Christ de ce seul point de vue, on trouvera à son discours une qualité singulière. (…) Il est marqué notamment par usage constant de l’a fortiori qui donne l’étrange impression de superposer des tours jusqu’au septième ciel. »

 

Chesterton remarque aussi l’indifférence du Christ envers les questions de société. « Le Christ connut un monde où l’esclavage allait de soi comme au temps d’Aristote et ne s’inquiéta pas  activement de sa dénonciation. (…) Il ne nous est pas rapporté de lui une seule phrase qui fasse dépendre sa doctrine du genre de société qui l’entourait. » Cette indifférence du Christ révèle alors que les inégalités et même les injustices sociales sont pour lui sans importance. Ce que le Christ vient révéler, c’est que le problème de l’homme n’est pas un problème social ou politique, c’est un problème théologique, celui du péché.

 

 

La subtilité éthique de Chesterton est d’indiquer comment combattre et détruire le péché de l’homme sans cependant combattre l’homme. Chesterton choisit alors à la fois de condamner impitoyablement le crime de chaque homme et de pardonner à l’homme qui commet ce crime, et de pardonner pourtant à l’homme qui commet ce crime. « Le Christianisme (...) a séparé le crime du criminel. Nous devons pardonner au criminel jusqu’à septante sept fois. Le crime nous ne le pardonnerons pas une fois. » Ce geste de pardonner l’impardonnable c’est précisément pour Chesterton le geste même de la charité. « La charité, c’est pardonner ce qui est impardonnable, sinon ce n’est pas du tout une vertu. »

 

Chesterton accomplit sans cesse à propos du péché des distinctions très raffinées. Chesterton explique souvent de façon méticuleuse la grande différence entre l’idée de la gnose selon laquelle le monde est essentiellement mauvais parce qu’il serait la création d’un dieu méchant et l’idée chrétienne du péché originel de l’homme, celle d’une faute de l’homme à l’intérieur d’un monde œuvre d’un Dieu d’amour, péché originel de l’homme qui est d’avoir transgressé le veto de Dieu, le veto édénique de Dieu, le veto de Dieu au paradis. « Les chrétiens des premiers âges étaient par-dessus tout désireux d’enseigner qu’ils ne pensaient pas que l’homme fut essentiellement mauvais, qu’ils ne pensaient pas que la vie fut incurablement lamentable. » « L’église primitive, qui était ascétique, prouvait qu’elle n‘était pas pessimiste par le simple fait qu’elle condamnait les pessimistes. Elle affirmait que l’homme était pêcheur, mais point que la vie était mauvaise, et le montrait en condamnant ceux qui le prétendaient. »

 

Et surtout pour Chesterton c’est par le péché que les hommes sont égaux. Pour Chesterton, l’égalité des hommes est d’abord celle devant le péché originel. « C’est ce qu’on appelle la doctrine du péché originel. On pourrait tout aussi bien l’appeler la doctrine de l’égalité des hommes. » Pour Chesterton les hommes sont égaux dans et par le péché. Sa conception de l’égalité n’est donc pas politique, sa conception de l’égalité est essentiellement théologique. « Le péché originel est vraiment originel. Non seulement au sens théologique, mais au sens historique de l’expression, il touche à nos origines. Quelles qu’aient été les croyances des hommes, ils ont tous cru que quelque chose en l’homme allait de travers. Ce sens du péché leur a interdit d’être nus avec naturel, et d’être naturels sans obéir à aucune loi. »

 

Ce qui intéresse Chesterton dans l’idée de péché c’est sa complexité et son ambivalence et aussi l’intensité et la générosité des sentiments que cette idée provoque. « Le christianisme avance une idée dépourvue d’attrait, celle du péché originel, mais voyons les conséquences, elles sont sympathie et fraternité, explosion de rire et de pitié. Car la conscience du péché originel nous permet simultanément de plaindre le mendiant et de mépriser le roi. »

 

Pour Chesterton, parvenir à imaginer le mal c’est aussi une manière d’approcher et de sentir la beauté miraculeuse du monde. Ainsi pour Chesterton seul celui qui a le sens du péché dispose de l’aptitude à rencontrer la splendeur prodigieuse du monde, le miracle somptueux du monde. « On peut rendre au monde sa beauté perdue en le considérant comme un champ de bataille. Quand on a délimité et isolé le mal, tout le reste reprend sa couleur. Quand les choses mauvaises sont redevenues mauvaises, les bonnes choses, dans une éclatante vision redeviennent bonnes. Il y a quelques hommes qui sont tristes parce qu’ils ne croient pas en Dieu ; il y en a beaucoup plus qui sont tristes parce qu’ils ne croient pas au diable. Croyons au diable, l’herbe reverdira ; croyons au diable, les roses refleuriront vermeilles. »

 

 

Chesterton a indiqué dans son autobiographie L’Homme à la Clef d’Or que seul le christianisme était finalement parvenu à abolir ses penchants à la peur et à la morbidité. Il y a en effet une peur gigantesque dans l’œuvre de Chesterton. « La timidité de l’enfant ou du sauvage est entièrement raisonnable ; ils ont peur de ce monde parce que ce monde est un endroit qui fait très peur. » 

 

Chesterton n’a pas une vision idyllique et heureuse de la nature. Pour Chesterton, la nature a plutôt un aspect inquiétant et presque monstrueux. « Nous nous faisons trop souvent une idée fausse de ce qu’on appelle la nature en nous imaginant que sa fascination réside dans sa beauté. (…) La qualité la plus grande et la plus appréciable de la nature n’est pas la beauté, mais sa généreuse, sa provocante laideur. »

 

Si pour Chesterton la nature apparait monstrueuse c’est que la nature n’est pas exactement un monde, c’est plutôt une matière pour un monde, une matière en désordre pour un monde, une matière en désordre pour construire un monde. « Ce monde n’est pas un monde, mais les matériaux pour un monde. Dieu nous a donné les couleurs d’une palette plutôt que les couleurs d’un tableau. »

 

Pour Chesterton, la nature apparait comme un énorme brouillon, un énorme brouillon des éléments. « (…) le sens le plus profond, le plus ancien, le plus sain et le plus religieux de la valeur de la nature - valeur qui procède de son grand enfantillage, car elle est aussi comiquement sérieuse et aussi heureuse qu’un enfant. La gaité nous gagne quand nous contemplons toutes ses formes semblables à celles qu’un enfant griffonne sur une ardoise, - formes simples, rudimentaires, plus vieilles et plus fortes que toute cette maladie qu’on appelle art. »

 

Pour Chesterton, il n’y a pas de primauté de la nature. Pour Chesterton, la nature n’est pas la mère de l’homme, la nature apparait plutôt comme sa sœur. « La position principale du christianisme est : la nature n’est pas notre mère ; la nature est notre sœur. Nous sommes fiers de sa beauté, puisque nous avons le même père ; mais elle n’a aucune autorité sur nous, nous devons l’admirer, mais non l’imiter. Cela donne au plaisir que le chrétien goûte sur terre une étrange touche de légèreté, presque de frivolité. (…) Pour saint François d’Assise, la nature est une sœur et même une sœur cadette : une petite sœur, une sœur dansante, dont on peut rire et que l’on peut aimer. »

 

Chesterton a aussi une vision polémique de la nature. Pour Chesterton, les formes de la nature surviennent en effet comme les formes d’un combat, comme les formes d’un combat majestueux, les formes d’un combat majestueux et loyal, les formes d’un combat souverain. Pour Chesterton, les formes de la nature surviennent parfois même comme les formes d’une guerre sainte. « Et je vis que la nature toute entière est chevaleresque et militante. Nous nous trompons à chercher la paix dans la Nature. Nous ferions mieux d’y chercher la plus noble des guerres ; et de voir, dans tous les arbres, de verts étendards. » Ainsi ce qui pour Chesterton donne une forme et une valeur à la nature c’est toujours un point de vue surnaturel, une vision surnaturelle. « Seul le surnaturel a une vue saine de la nature. »

 

 

Chesterton a un très grand sens de la valeur du combat c’est à dire un très grand sens du courage. Quand apparait-il nécessaire de se battre et comment, son roman Le Napoléon de Notting Hill ne parle que de cela. « Une bonne paix vaut mieux qu’une bonne guerre mais une bonne guerre vaut mieux qu’une paix pourrie. » « Peut-être (…) que le christianisme a ses débuts, loin d’être une religion de pacifistes, était une religion de soldats. » « Jésus comprenait mieux que cent poètes la beauté des fleurs d’un champ de bataille, mais il allait à la bataille. Et si ses paroles ont un sens, elles disent qu’il y a sous nos pieds un abime caché sous les fleurs, un mal insondable. » C’est pourquoi il y a souvent une très profonde indignation de Chesterton devant la lâcheté des hommes modernes. « Cette petite minorité prête à accepter n’importe quelle vertu pourvu que nous ne lui demandions pas celle du courage. » Ainsi pour Chesterton, écrire c’est une manière de savoir combattre, non pas cependant en se prétendant un homme fort et moins encore un surhomme à la façon de Nietzsche, plutôt simplement à la manière d’un homme qui sait ce qu’il veut et qui défend ce à quoi il croit, c’est-à-dire à la manière d’un homme qui décide de défendre sa vision. C’est pourquoi Chesterton considère le courage comme une valeur cruciale. « Quant au courage physique (...) C’est une pierre angulaire de choix. (…) Si un homme venait à perdre cette vertu, jamais il ne pourrait être assuré d’en conserver aucune autre. » Le courage pour Chesterton c’est la forme de lucidité de la violence.

 

Pour Chesterton, il y a une relation paradoxale entre la bonté et la violence. Pour Chesterton, la bonté apparait aussi comme une manière de savoir se battre. Pour Chesterton, la bonté apparait précisément comme une manière de savoir se battre pour le bien. « A moins que vous n’empêchiez délibérément une chose d’être bonne, vous n’empêcherez pas qu’elle ne vaille  que l’on se batte pour elle. » Pour Chesterton, la bonté apparait comme une forme de violence et de combat parce qu’elle apparait d’abord comme une affirmation. Chesterton insiste sans cesse sur la puissance et même la force de la bonté et plus encore de la charité. Pour Chesterton, le bien n’est pas une absence, une absence de mal, le bien survient comme une présence. Le bien c’est quelque chose comme la présence du blanc. Le bien c’est le surgissement du blanc, c’est l’événement du blanc, c’est le geste du blanc, le geste violent du blanc. « La vertu n’est pas l’absence de vices, ni le soin que l’on prend à éviter les dangers moraux. La vertu est un phénomène vivant et distinct, tout comme la douleur ou une odeur particulière. » Le bien pour Chesterton ce n’est pas une abstinence, ce n’est pas de s’abstenir du mal, la bonté c’est surtout de vouloir les formes du bien, c’est surtout de vouloir affirmer, de vouloir provoquer le surgissement des formes du bien, de vouloir provoquer la venue au monde des formes du bien. Pour Chesterton, ce qui manque essentiellement à l’époque moderne ce ne sont pas des idées de bien, ce sont plutôt des formes de bien, des formes affirmatives du bien, ce que Chesterton nomme des visions. Ce qui manque à l’époque moderne ce sont des visions du bien. « C‘est une grande lacune de la morale moderne, à savoir l’absence d’images saisissantes de pureté et de triomphe spirituel… »

 

Chesterton indique aussi avec beaucoup de subtilité qu’un des malheurs de l’homme c’est sa timidité envers sa propre bonté. « Il faudrait nous intéresser à cette partie la plus obscure et la plus réelle de l’homme, celle où résident non les vices qu’il n’étale pas, mais les vertus qu’il ne peut pas étaler. » Pour Chesterton, un des malheurs de l’homme c’est sa peur de montrer sa vertu, sa réticence à montrer sa bonté par crainte d’apparaitre sentimental. « Cette misérable crainte d’être sentimental, la plus méprisable de toutes les erreurs modernes, plus méprisable même que la terreur qui produit l’hygiène. » Ainsi pour Chesterton, la plus grande des malédictions de l’homme ce n’est pas sa timidité envers les autres, c’est sa timidité envers son cœur, c’est sa timidité envers les élans spontanés de son cœur, c’est sa timidité envers l’imagination généreuse de son cœur, envers les visions miraculeuses de son cœur. Pour Chesterton, la plus grande des malédictions de l’homme c’est d’avoir peur de son propre miracle, c’est de rester timide envers le miracle même de son existence.

 

Ainsi ce que Chesterton admire à l’intérieur du christianisme c’est d’abord son courage à affirmer la vertu, à affirmer la vertu de manière à la fois spontanée, sobre et simple et aussi ensuite surtout son aptitude à composer les vertus, à composer les différences vertus les unes avec les autres. Pour Chesterton, le génie du christianisme se trouve précisément là, par son aisance à relier les vertus, par son aisance à inventer une composition harmonieuse des vertus. « Le monde moderne est envahi des vieilles vertus chrétiennes devenues folles. Les vertus sont devenues folles pour avoir été isolées les unes des autres, contraintes à errer chacune en leur solitude. » Ce que Chesterton admire dans le christianisme c’est d’abord que le cœur s’y trouve à la bonne place à l’intérieur du corps « Le langage des rues n’est pas seulement vigoureux, il est encore subtil. (…) Et il n’est d’expression plus subtile de vérité qu’en la phrase familière : « Il a le cœur à la bonne place. »  et ensuite que ce cœur bat de manière harmonieuse. 

 

Chesterton indique aussi souvent l’aspect irrationnel, déraisonnable et paradoxal des vertus chrétiennes. Pour Chesterton, la grandeur de christianisme c’est celle de sa déraison, d’une déraison malgré tout précise et efficace. « Les vertus païennes sont des vertus raisonnables et les vertus chrétiennes, foi, espérance et charité, sont, en leur essence, aussi déraisonnable que possibles. Comme le mot déraisonnable prête au malentendu, j’exprimerai plus exactement mon idée en disant que chacune des vertus chrétiennes mystiques comporte en soi un paradoxe. » Pour Chesterton, il y a en effet quelque chose comme une bonté mentale, comme une charité mentale à l’intérieur du paradoxe « Un homme qui prêche une platitude est plus intolérant qu’un homme qui prêche un paradoxe. » et cela simplement parce que le paradoxe apparait comme l’indice même de la liberté, l’indice même de la liberté humaine. « Ceux qui se plaignent que nos crédos sont compliqués oublient que les crédos compliqués d’occident ont produit les constitutions compliquées d’occident, et qu’ils sont compliqués parce qu’ils sont libres. » Pour Chesterton, le charme du christianisme c’est ainsi de révéler les formes paradoxales de la bonté, et même les formes paradoxales de l’amour. Ce qui amuse profondément, prodigieusement Chesterton à l’intérieur du christianisme, c’est l’aspect imprévisible, inattendu et même étonnant de son éthique.

 

 

Chesterton cherche à révéler que c’est précisément parce que le christianisme (et plus encore le catholicisme) repose sur des dogmes à la fois autoritaires et absurdes que le christianisme propage une civilisation aventureuse, que le christianisme développe une civilisation où prolifère l’aventure, où prolifère le sentiment de l’aventure, de l’aventure aussi bien physique que mentale. « Il n’y aura pas de fin aux fastidieux débats sur la libéralisation de la théologie tant que l’on aura pas admis une fois pour toutes que la part la plus libérale de la théologie, c’est sa part dogmatique. » « C’est seulement depuis que je connais l’orthodoxie, que je connais l’émancipation mentale. » « Au fond, les pourfendeurs du dogme ne lui reprochent pas tant d’être mauvais que d’être trop beau pour être vrai, d’être trop généreux  pour être vraisemblable. Le dogme donne trop de liberté à l’homme quand il lui accorde la possibilité de tomber, trop de liberté à Dieu quand il lui permet de mourir. » Chesterton remarque à ce propos que c’est uniquement à l’intérieur d’un monde ordonné par des dogmes que l’aventure survient. A l’inverse à l’intérieur de l’anarchie il n’y a pas d’aventure. A l’intérieur de l’anarchie il n’y a que la routine du désordre. « Un homme ne peut attendre d’aventures au pays de l’anarchie. Il peut attendre toute sorte d’aventures au pays de l’autorité. » « L’anarchie totale ne rendrait pas seulement impossible toute discipline ou fidélité, elle rendrait tout aussi impossible un quelconque amusement. » Chesterton indique ainsi que l’ordre apparait nécessaire afin que surviennent les formes de la frivolité et de l’insouciance.

 

C’est pourquoi Chesterton fait l’apologie de la logique du veto, de la logique du veto du conte de fées. « Si vous lisez avec attention les contes de fées, vous observerez qu’une idée les parcourt de bout en bout - l’idée que la paix et le bonheur ne peuvent exister qu’à certaines conditions. » Chesterton révèle ainsi que la loi n’est pas rationnelle. Chesterton révèle que la loi ressemble plutôt à un sortilège ou à un enchantement. Chesterton indique ainsi de manière extrêmement étonnante que le monde de la loi n’est pas celui de la raison, de la raison ennuyeuse et morne, que le monde de la loi est plutôt celui de l’enchantement absurde, du non-sens enchanteur. « Selon l’éthique des elfes, toute la vertu est dans un « Si ». L’expression féerique est toujours : « tu pourras vivre dans un palais d’or et de saphir, si tu ne prononces pas le mot « vache » » ; ou « tu pourras vivre heureux avec la fille du roi si tu ne lui montre pas un oignon ». La vision est toujours suspendue à un veto. Toutes les choses vertigineuses et étourdissantes dépendent d’une seule petite chose défendue. Toutes les choses folles et tourbillonnantes qui sont laissés libres dépendent d’une seule chose interdite. » « Il est sans doute évident que toute morale devrait être enseignée sur cet air de conte de fées ; que si l’on fait ce qui est interdit, l’on compromet tout ce qui est donné. »

 

Pour Chesterton, c’est le veto à savoir l’enchantement de la loi, la féerie de la loi qui donne paradoxalement la liberté. Pour Chesterton, l’anarchie à l’inverse suscite finalement le sérieux et la solennité. L’anarchie sans loi ne connait pas la liberté. L’anarchie sans loi ne connait rien d’autre qu’une frénésie mesquine et réductrice. « L’homme sans loi ne s’émancipe jamais, il commet une effraction. Il brise une porte et se trouve dans une pièce encore plus petite. Plus il la fracasse et plus son habitation se rétrécit. » « Le crime n’ôte pas le problème. Son effet est si déconcertant que l’on peut dire que le crime ne fait pas disparaitre la tentation. Prenez une décision malsaine et vous n’en deviendrez que plus malsain. Faites une chose illégale et vous ne ferez qu’entrer dans une atmosphère beaucoup plus suffocante que celle de la loi. » Pour Chesterton, la loi libère. Pour Chesterton, la loi révèle la liberté d’abord surtout parce qu’elle limite la peur. Pour Chesterton, la loi est un prodige, la loi est le prodige qui parvient à limiter la peur, à limiter l’informe de la peur. « Voilà quel est l’effet exact du conte de fées : il habitue l’enfant, grâce à une série d’images claires, à l’idée que ces terreurs sans limite ont une limite, que ces ennemis informes ont des ennemis, que ces informes ennemis de l’homme ont des ennemis en la personne des chevaliers de Dieu, qu’il existe dans l’univers quelque chose de plus mystique que l’obscurité et de plus fort qu’une forte peur. » Pour Chesterton, ce que la loi enchantée du veto provoque ce n’est donc jamais une transgression, c’est plutôt un défi. « Car c’est un signe de la moralité fondamentale du royaume de fées  (...) que le bonheur, comme partout ailleurs, exige un but et même un défi. »

 

Ainsi pour Chesterton, à l’intérieur du conte de fées c’est comme si l’homme apparaissait habillé à chaque instant par la parure rituelle de la loi. A l’intérieur du conte de fées, l’homme apparait à chaque instant comme le porteur d’un blason, autrement dit l’homme devient un chevalier, le chevalier de la foi. Le blason a en effet pour Chesterton une très grande valeur. « Le blason à proprement dit était, bien entendu, l’apanage d’une élite. Mais dans une certaine mesure, il y avait également une sorte d’héraldique plébéienne, puisque les boutiques, aussi bien que les châteaux, n’étaient pas désignés par des noms mais par des emblèmes. Ce système date d’un temps où régnait encore l’écriture imagée. Peu de gens savaient lire ou écrire. La plupart signaient d’un symbole pictural, d’une croix par exemple - et une croix vaut mieux que beaucoup de noms. » Pour Chesterton, apparaitre blasonné c’est apparaitre baptisé par la magnificence, c’est apparaitre baptisé par la magnificence de la liberté. « Les démocrates ont commis l’épouvantable erreur  - qui est la racine de toute la maladie moderne - de diminuer la magnificence humaine plutôt que de l’augmenter. (...) On se mit à penser qu’il est ridicule de porter de beaux vêtements, alors que le ridicule est d’en porter délibérément de laids. (…) Et le dix-neuvième siècle apparait à ceux qui le considèrent comme le règne des puritains, l’époque des vêtements noirs et de la tristesse. La vie étrange qu’ont menée les hommes donne l’impression qu’ils ont plutôt assisté aux funérailles de la Liberté qu’à son baptême. »

 

Il y a chez Chesterton une imagination du vêtement extrêmement complexe. Pour Chesterton, le vêtement apparait à la fois comme une banale protection qui change l’homme en « un infirme enveloppé de bandages qui sont ses vêtements » et comme une parure luxueuse. Et surtout pour Chesterton, le vêtement apparait toujours en relation avec les gestes rituels. Pour Chesterton, le rituel c’est ce qui transforme à la fois le corps en vêtement et le vêtement en corps. Le rituel c’est ainsi par exemple ce qui transforme la tête décapitée en chapeau. « A la lecture du miracle de saint Denis, qui portait sa tête à la main, j’avais l’impression d’une manière fort rassurante et gracieuse, comme celle d’un homme du monde portant son chapeau à la main. »

 

Pour Chesterton, l’homme apparait vêtu d’un veto. Pour Chesterton, l’éthique de l’homme  c’est d’abord d’apparaitre vêtu d’un veto. « Une certaine idée morale, peut-être mystique, dont les vêtements sont le symbole le plus courant. Les vêtements sont des ornements que l’homme porte parce qu’il est revêtu d’un sacerdoce. Même en tant qu’animal, l’homme diffère profondément des autres animaux. La nudité ne lui est pas naturelle, elle risque de causer la mort au sens tout simple de mourir de froid, mais même quand la nécessité ne l’impose pas, les hommes portent des vêtements par pudeur ou par goût de la parure. » Ainsi le paradoxe du christianisme selon Chesterton c’est que l’homme doit rester habillé au paradis, c’est que l’homme doit rester habillé au paradis et qu’à l’inverse seul le Christ doit apparaitre nu à l’intérieur du monde. Seule la crucifixion du Christ à la surface de la terre doit apparaitre de la manière la plus extrêmement nue. C’est comme si pour Chesterton seul le Christ était autorisé à apparaitre obscène. C’est comme si pour Chesterton, seul le Christ était autorisé à apparaitre obscènement nu, c’est-à-dire aussi qui sait obscènement athée.

 

 

Chesterton a une manière extrêmement subtile de penser la relation entre le paganisme et le christianisme. Pour Chesterton, il y a d’abord une profonde ambivalence du paganisme. « Il se dégage du paganisme une impression curieuse, à la fois de confiance et de méfiance. » « Les païens étaient plus sages que leur religion ; c’est pourquoi ils se firent chrétiens. » « Si l’on peut dire à juste titre que le grand Pan mourut parce que le Christ était né, il est presque aussi vrai de dire, d’un autre point de vue, que le Christ naquit parce que Pan était mort. » « On prétend que lorsque le Christ est né, le cri courut de par le monde que le grand Pan était mort. En vérité, c’est à la naissance du Christ que le dieu Pan commença à remuer dans sa tombe. Les dieux païens avaient depuis longtemps été renvoyés à la fable lorsque le christianisme leur insuffla une nouvelle vie sous l’espèce de démons. » Pour Chesterton, le christianisme est ainsi à la fois ce qui met fin au paganisme et aussi paradoxalement ce qui le sauvegarde. « Il y a une seule chose dans le monde moderne qui se soit trouvé face à face avec le paganisme. Il y a une seule chose dans le monde moderne qui ait, en ce sens, du paganisme une connaissance directe, c’est le christianisme. (…) Il y a une seule chose, une seule existant de nos jours, dont on puisse dire en toute vérité qu’elle est d’origine païenne, et c’est le christianisme. »

 

Il y a un goût intense de la limite chez Chesterton. « On ne peut être artiste et ne pas se soucier des lois et des limites. L’art est une limitation. (…) L’artiste aime ses limitations : elles constituent la chose qu’il façonne. » Il y a en particulier chez Chesterton un goût intense du mur. Pour Chesterton, la limite, le mur c’est ce qui crée la joie et le bonheur. « Un mur est une règle et les portes sont les exceptions qui confirment la règle. Celui qui le construit doit décider où sa règle ira et où ses exceptions se dresseront. Il ne peut y avoir une cité toute en portes, pas plus qu’une maison toute en fenêtres ; et une loi ne peut consister entièrement en libertés. » C’est pourquoi pour Chesterton, le paradis n’est pas un espace infini. C’est pourquoi pour Chesterton, le paradis apparait entouré de murs. Chesterton pense en effet que l’infini fait peur et que si le paradis était infini il serait alors un non-lieu de la frayeur. A l’inverse c’est précisément parce que le paradis apparait fini et entouré de murs que ceux qui y évoluent ont alors paradoxalement l’audace d’affirmer leurs élans et leurs pulsions avec insouciance. A l’intérieur de son livre Orthodoxie, Chesterton propose ainsi cette parabole magnifique. « Il se peut que la doctrine et la discipline catholiques soient des murs, ce sont alors les murs d’un terrain de jeux. Le christianisme est le seul cadre qui ait conservé le plaisir du paganisme. Ainsi jouaient les enfants sur le sommet plat et herbeux d’une grande ile dans la mer. Un mur bordait la falaise et les enfants se livraient sans risque à des jeux animés et bruyants. Les murs furent abattus découvrant le précipice. Les enfants ne tombèrent pas mais leurs amis revenus vers eux les trouvèrent blottis les uns contre les autres au centre de l’ile. La terreur les paralysait et leurs chants s’étaient tus. » Chesterton considère ainsi le christianisme comme l’accomplissement du paganisme, l’accomplissement paradoxal du paganisme. Pour Chesterton, le christianisme c’est le monde païen entouré de murs, c’est le paradis du monde païen entouré de murs. Ou bien encore parfois c’est le monde païen, le paradis du monde païen somptueusement raturé par la croix, somptueusement raturé par la contradiction de feu de la croix, par la contradiction flamboyante de la croix. Un des problèmes de l’imagination spatiale de Chesterton c’est alors de savoir comment transformer la croix en mur et à l’inverse le mur en croix.

 

Pour Chesterton, l’image même du christianisme c’est ainsi celle d’un paradis au bord de la falaise, un paradis au bord de la falaise qui apparait malgré tout entouré de murs. Pour Chesterton, l’invention décisive du christianisme c’est celle de construire un mur, un mur au bord de la falaise afin d’abolir la peur de la chute, afin d’abolir l’angoisse du précipice et de sauvegarder ainsi une forme de joie aventureuse à l’intérieur du paradis. Chesterton n’a jamais eu malgré tout l’intuition d’un monde miraculeux où la falaise apparait comme un mur, où la falaise apparait comme un mur paradoxal du paradis, comme le mur paradoxal de la chute du paradis, comme le mur paradoxal de la chute heureuse du paradis, comme le mur paradoxal de la chute impeccable du paradis, comme le mur paradoxal de la chute impeccable et heureuse du paradis. Chesterton n’a jamais eu l’intuition du monde comme miracle athée, du paradis du monde comme miracle athée, du paradis immédiat du monde comme miracle athée, comme miracle inconnu athée. Chesterton n’a jamais ainsi eu l’intuition d’un style d’acrobatie mystique qui serait de jouer à marcher au bord de la falaise du paradis, qui serait de s’amuser à marcher au bord de la falaise comme si le bord de la falaise apparaissait comme le sommet d’un mur, comme si le bord de la falaise apparaissait comme le sommet paradoxal du mur de la chute du paradis.

 

Chesterton a une manière extrêmement intense d’imaginer la clef. « Une clé a une forme et dépend entièrement de la conservation de sa forme. » « La forme d’une clé est en soi plutôt fantastique. Un sauvage qui ne saurait pas ce qu’est une clé aurait du mal à deviner ce que cet objet peut bien-être. Une clef est fantastique, parce qu’elle est en un sens, arbitraire. » « Qu’il suffise de dire ici qu’elle parait assez compliquée. A vrai dire elle n’a de simple qu’une chose : elle ouvre la porte. » Pour Chesterton, la croix apparait d’abord précisément comme une clef.  Pour Chesterton, la croix parce qu’elle est la forme de la coïncidence des contradictions apparait comme la clef qui ouvre le monde. (Ou qui sait - ce que Chesterton ne dit pas - la croix parce qu’elle inscrit en elle-même les puissances contradictoires de l’homme apparait comme la clef qui à la fois ouvre et ferme le monde. En effet il n’y a pas de clef qui soit uniquement une clef d’ouverture, comme il n’y a pas de clef qui soit uniquement une clef de fermeture. La clef c’est précisément cet outil aussi prodigieux d’inquiétant qui à la fois ouvre et ferme, ouvre ou ferme, ouvre et-ou ferme.)

 

 

Chesterton aime beaucoup les rites. « Le rite est en réalité beaucoup plus ancien que la pensée. Il est beaucoup plus simple et plus libre que la pensée. Un sentiment touchant la nature des choses ne fait pas seulement sentir aux hommes qu’il est certaines choses qu’il convient de dire, il leur fait sentir qu’il est certaines choses qu’il convient de faire. Les plus agréables de ces dernières consistent à danser, à bâtir des temples et à pousser des hurlements.  (…) L’homme fut ritualiste avant de savoir parler. » Chesterton aime les rites parce qu’il sait la valeur de l’habitude. Chesterton aime les rites parce qu’il sait que les rites révèlent la forme heureuse de l’habitude. « Sa pensée (celle de Confucius) a pour caractère propre de fonder avant tout la paix intérieure sur l’observance minutieuse de formes extérieures. Quiconque sait le rôle que les habitudes jouent dans notre santé mentale et physique reconnaitra le bien-fondé de cette observation. » « Car l’habitude est une bonne chose si le cœur du rite est connu et aimé. »

 

Pour Chesterton, le rituel apparait comme l’indice même de l’appartenance à l’humanité. Pour Chesterton, l’homme c’est d’abord l’animal qui accomplit des rites. Pour Chesterton, aucun homme n’échappe à la passion du rituel. Il y a cependant des hommes qui le savent et d’autres hommes qui l’ignorent. Il y a ceux pour qui le rituel apparait comme un geste volontaire et lucide et d’autres à l’inverse pour qui le rituel est un acte négligent et distrait. Chesterton propose alors une distinction décisive entre le ritualisme conscient et le ritualisme inconscient. « L’humanité se divise en ritualistes conscients et ritualistes inconscients. Le fait curieux de cet exemple, c’est que le ritualisme conscient est relativement simple alors que le ritualisme inconscient est lourd et compliqué… Les ritualistes conscients se contentent généralement d’un petit nombre de signes très simples et élémentaires, les ritualistes inconscients ne sont pas satisfaits à moins de livrer la vie entière à un ritualisme presque insensé. Les premiers sont appelés ritualistes parce qu’ils inventent un seul rite et s’en souviennent, les autres sont appelés antiritualistes parce qu’ils en observent et en oublient mille. »

 

Et si les rituels plaisent autant à Chesterton c’est d’abord parce que les rituels apparaissent absurdes. « Quoi de plus solennel et de plus absurde, abstraitement parlant, que de symboliser l’existence de l’autre sexe en enlevant une partie de ses vêtements et en l’agitant par-dessus la tête ? » Ainsi ce qui plait à Chesterton à l’intérieur du rituel c’est qu’il apparait comme la répétition d’une plaisanterie. Pour Chesterton, le rite apparait comme la réitération d’un rire, comme la répétition d’un rire. « Tout comme ils ne comprennent pas toute la vie qui entre dans le culte des morts, ils ne comprennent pas toute la vie qui entre dans la répétition de la plaisanterie. » Pour Chesterton, le rituel apparait aussi comme la forme d‘un jet, comme la forme d’une projection. « Je compris que le rituel consistera toujours à jeter quelque chose ; à détruire notre blé ou notre vin sur l’autel de nos dieux. » Pour Chesterton, le rituel apparait ainsi comme le geste de jeter le rire, comme le geste de jeter la répétition du rire, comme le geste de jeter la répétition du rire à la fois au visage du monde et au visage de Dieu.

 

 

Ce qui charme intensément Chesterton, c’est le mystère étrange de l’existence, c’est le mystère extrêmement étrange de la simple existence, le mystère extrêmement étrange de la simple existence entre terre et ciel. La vision de l’existence de Chesterton n’est jamais pragmatique, cette vision de l’existence apparait d’emblée mystique. « Le pragmatiste (…) dit à l’homme de penser ce qu’il doit penser et de ne pas se préoccuper de l’absolu. Or, précisément, l’une des choses que l’homme doit considérer est l’Absolu. (...) La matière du pragmatisme est le besoin de l’homme ; et l’un de ces premiers besoins humains est d’être quelque chose de plus qu’un pragmatiste. » « Que l’homme ne puisse pas vivre sans pain n’implique pas qu’il vive seulement de pain. Il lui est même naturel de se préoccuper beaucoup moins des mécanismes économiques qui, lui procurant son pain quotidien, assurent son existence, que de cette existence elle-même, de l’univers où il s’éveille chaque matin, de la place qu’il y tient. Ce n’est pas sa subsistance qui le préoccupe le plus, mais son existence. Pour une fois où il se représentera clairement ce que lui rapporte son travail et ce que lui a coûté sa nourriture, il lui arrivera dix fois de se dire qu’il fait beau, que le monde est bizarre, que la vie vaut d’être vécue, que le mariage n’est pas toujours rose, que les enfants sont gentils mais que sa jeunesse était plus gaie, bref de méditer vaguement sur le mystère de la vie humaine. »

 

Pour Chesterton, il y a ainsi à la fois un mystère du monde et un mystère de Dieu. Pour Chesterton, quand se rencontrent ce mystère du monde et ce mystère de Dieu apparait simplement le mystère du lieu. « La vérité est que (…) nous ne savons rien sur le lieu pas plus que sur le temps. Nous ignorons si les puissances inconnues ne peuvent se concentrer dans l’espace comme dans le temps. » « Cela ramène à ce mystère que le monde moderne trouve le plus superstitieux et le plus ridicule de tous : le mystère du lieu. Cela ramène à la plus dure des maximes supernaturalistes, qu’il y a des terrains saints et d’autres qui ne le sont pas, et des gens inspirés par Dieu ou le diable ; qu’il y a des sites sacrés et même des pierres sacrées ; bref que l’essence spirituelle impondérable, qu’elle soit bonne ou mauvaise, peut avoir une habitation et un nom. » Malgré tout pour Chesterton, ce mystère du monde et ce mystère de Dieu ne sont pas des secrets. C’est pourquoi Chesterton considère que le rôle même de l’homme, le rôle de l’homme de foi c’est de montrer le mystère, c’est de montrer le mystère aux yeux de tous. « Je ne suis pas disposé à admettre qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir, à proprement parler, rien au monde de trop sacré pour être divulgué. Que la beauté spirituelle, que la vérité spirituelle soient par nature communicables, et qu’il faille les communiquer, est au principe même de toute religion concevable. Le Christ a été crucifié sur une colline, non dans une caverne, et le mot Evangile renferme la même idée que le nom courant d’un journal quotidien. » Pour Chesterton, le souci du secret est un signe de morbidité et à l’inverse la monstration du mystère apparait comme ce qui détruit tout désir morbide. « Aussi longtemps qu’il y a mystère, il y a santé de l’esprit. Quand on supprime le mystère, on ouvre la porte à la morbidité. »

 

Le mystère c’est aussi pour Chesterton quelque chose comme la forme ouverte de l’inconnu, une ouverture de l’inconnu qui a malgré tout une forme. Pour Chesterton, le mystère apparait à la fois comme une évidence et comme un inconnu, comme l’évidence de l’inconnu, comme l’évidence du miracle et comme le miracle de l’inconnu, comme l’évidence miraculeuse de l’inconnu. « Le mystique ne suscite pas les doutes ou les énigmes, ils les trouve devant lui. Nous sentons tous que cette Terre est une énigme sans qu’il soit besoin de nous le signaler. » « Tout le secret du mysticisme est ici : l’homme peut tout comprendre avec l’aide de ce qu’il ne comprend pas. (…) Le mystique accepte un mystère et tout le reste s’éclaire. » A ce propos, une idée revient aussi souvent chez Chesterton, celle de l’inconnu comme une évidence qui apparait malgré tout trop grande pour être vue. Chesterton insiste en effet souvent sur l’aspect paradoxalement invisible du gigantesque. « Le principe qui veut que les choses qui sont cachées aux sages et aux savants sont celles qui sont trop grandes pour qu’ils puissent les voir. » « Si paradoxal que cela puisse paraitre, c’est ce qui est grand qui est difficile à voir et ce qui est petit qui saute aux yeux. » « Il y a tout lieu de supposer que la religion ne tire pas son origine d’un détail si mince qu’il fut oublié, mais d’une idée que son immensité même rendait impossible à saisir. »

 

 

Pour Chesterton, le monde n’est jamais quelconque. Pour Chesterton, ce qui est parfois quelconque c’est l’œil de l’homme qui ne parvient pas à voir les prodiges de complexité et de subtilité qui se trouvent à l’intérieur de ce qu’il pense être des phénomènes et des événements quelconques. « L’incertitude de la vie jaillit du fait qu’elle renferme trop de choses intéressantes pour que nous soyons vraiment intéressés par chacune d’elles. Ce que nous appelons sa banalité n’est que débris d’innombrables histoires : l’existence ordinaire et insignifiante est semblable à dix mille romans policiers palpitants mélangés à la cuillère. » « Les choses communes sont terribles et foudroyantes, la mort par exemple, et le premier amour. » Ainsi pour Chesterton, la banalité de l’existence apparait toujours déjà prodigieuse. « Dans notre petite enfance nous n’avons pas besoin de contes de fées, nous n’avons besoin que de contes. La vie quotidienne est assez intéressante. Un enfant de sept ans s’anime quand on lui raconte que Tommy a ouvert une porte et vu un dragon. Un enfant de trois ans s’anime quand on lui raconte que Tommy a ouvert une porte. »

 

Ce que l’œuvre de Chesterton ainsi affirme c’est l’extase d’être ordinaire. « Celui qui a éprouvé l’extase d’être extatique peut n’avoir pas été séduit, mais il est beaucoup plus troublant d’éprouver l’extase d’être ordinaire. » C’est pourquoi aussi l’amour de l’humanité apparait chez Chesterton non comme un sentiment exceptionnel mais comme un sentiment simple. « L’amour de l’humanité est censé n’être professé que par des philanthropes vulgaires et trop zélés, ou par des saints d’une universalité et d’un détachement surhumains. Alors qu’en réalité l’amour de l’humanité est le sentiment le plus commun, le plus spontané chez les natures candides et tout le monde, ou presque, l’a senti, imprévisible, pénétrer en soi au spectacle d’une foule dans un parc ou d’une salle regorgeant de danseurs. » Ce que Chesterton cherche à montrer c’est la banalité étrange de l’homme. « Les choses communes à tous les hommes sont plus importantes que les choses particulières à quelques-uns. Les choses ordinaires sont plus importantes que les choses extraordinaires. L’homme est quelque chose de plus terrible que les hommes, quelque chose de plus étrange. Le miracle de l’humanité devrait toujours paraitre plus éclatant que n’importe quelle merveille de puissance, d’intelligence, d’art ou de civilisation. »

 

Ce qui intéresse Chesterton c’est l’existence même de l’homme, l’existence même de l’homme avant que cette existence soit socialisée ou politisée. Ce qui intéresse Chesterton c’est l’aspect à la fois pécheur et divin de l’homme. Ce que Chesterton défend et cherche à sauver ce n’est pas une distinction de l’homme, une distinction aristocratique de l’homme, c’est plutôt la banalité de l’homme, la banalité prodigieuse de l’homme. « Nous dirions à la suite d’une découverte un peu troublante : « il y a un homme mort sous le sofa. » Il est peu probable que nous disions « il y a un homme d’une grande distinction naturelle mort sous le sofa. » Nous dirions « une femme est tombée à l’eau. » Nous ne dirions pas « une femme d’une haute éducation est tombée à l’eau. » (…) Or ce sentiment, que chacun de nous ressent à propos d’événements comme la naissance ou la mort, est chez certains un sentiment inné et constant à tout moment et en tout lieu. Il était inné chez saint François d’Assise, il était inné chez Walt Whitman. » Chesterton cherche ainsi à affirmer la banalité de l’homme parce qu’il a l’intuition intense que cette banalité apparait malgré tout extraordinaire. Pour Chesterton, la banalité de l’existence apparait comme quelque chose d’immense, comme quelque chose une fois encore de si gigantesque qu’elle en devient presque invisible, que sa complexité et sa subtilité en deviennent paradoxalement invisibles.

 

Ce goût de la banalité de Chesterton c’est aussi un goût de l’insouciance et de la frivolité, un goût de l’insouciance frivole. L’existence de l’homme apparait banale, incroyablement banale, bizarrement banale, c’est pourquoi il apparait préférable et aussi finalement nécessaire d’en parler plutôt de manière amusée. « C’est que les hommes parlent toujours gravement, sérieusement et avec la plus grande attention des choses qui n’ont pas d’importance mais qu’ils parlent toujours frivolement des choses qui en ont. » Cette insouciance frivole c’est celle de la confiance, celle de la foi à savoir aussi celle de l’irrespect. « Car le respect, dans le sens triste et délicat du terme, n’est possible qu’aux infidèles. »

 

Chesterton a toujours ainsi le sentiment de l’existence humaine comme miracle. « L’aventure suprême est de venir au monde. » Pour Chesterton, ce miracle de l’existence humaine c’est le miracle de sa liberté, c’est le miracle de la liberté de l’âme, de la liberté de l’âme et cela quoi qu’il arrive. « Les miracles signifient d’abord la liberté de l’âme, et ensuite le contrôle de l’âme sur la tyrannie des circonstances. » « Oui, pour que l’homme soit un homme et plus encore pour qu’il soit doué de liberté, il faut qu’il soit un miracle. » Pour Chesterton, chaque événement de l’existence apparait ainsi miraculeux. Pour Chesterton, de façon quasi blasphématoire, même le péché survient comme un miracle. Pour Chesterton, même le péché ressemble à un miracle parce qu’il incite l’homme à l’action et même à l’invention pour le combattre. Pour Chesterton, le péché ressemble à un miracle parce qu’il est finalement un des aspects de l’aventure humaine, une des épreuves incompréhensibles du conte de fées de l’existence.

 

 

Pour Chesterton, le lieu commun, le sentiment commun, c’est la civilisation même. « Il est évident que la civilisation ne repose pas sur autre chose que sur des lieux communs. Il est évident qu’il n’y aurait aucune sécurité dans une société où l’opinion d’un juge estimant que le meurtre est une chose mauvaise serait considérée comme une épigramme originale et énigmatique. » Pour Chesterton, le lieu commun c’est aussi quelque chose comme la forme paradoxale de la préhistoire. « Pour les imaginatifs, tous les lieux communs sont des paradoxes, puisqu’ils étaient des paradoxes à l’âge de pierre… » Pour Chesterton, le lieu commun c’est la préhistoire de la civilisation comme la civilisation de la préhistoire.

 

Pour Chesterton, le sentiment appartient d’abord à la banalité de l’existence, à la dimension banale de l’existence. Ainsi pour Chesterton, il n’y a jamais d’unicité du sentiment. Croire à l’unicité du sentiment c’est l’illusion de la passion. Pour Chesterton, le sentiment apparait ainsi toujours comme un sentiment commun. « Le sentiment vrai consiste à prendre les émotions centrales de la vie non pas de façon personnelle comme le fait la passion, mais de façon impersonnelle en les considérant avec une certaine légèreté et une certaine ouverture, comme des éléments qui nous sont communs à tous. La passion est toujours secrète, on ne peut l’avouer, c’est toujours une découverte, elle ne peut se diviser. Quant au sentiment, il correspond à cet état d’esprit où tous les hommes admettent, avec une faiblesse semi-facétieuse et semi-magnanime, qu’ils possèdent tous le même secret et qu’ils ont tous fait la même découverte. »

 

Pour Chesterton, il y a aussi quelque chose comme un sucre du sentiment, un sucre heureux du sentiment. « Il est aussi sain de prendre plaisir à un sentiment qu’à de la confiture. » Pour Chesterton, le sentiment c’est le sucre de la terreur, c’est une manière de sucrer le sacré, une manière de sucrer la terreur sacrée de l’existence. Chesterton ne condamne jamais ce sucre du sentiment. Il préfère à l’inverse affirmer le sucre du sentiment avec tranquillité. « Il y a apparemment des gens ainsi constitués que tout sentiment en relation avec certaines choses simples et populaires les rend malades ; par exemple l’amour des mères et le charme des enfants. (…) Il n’y a rien d’illusoire ou même de superficiel à reconnaitre l’importance de ces choses. Ce n’est pas une marque de faiblesse que de manifester de tels sentiments, ni de réalisme à vouloir les nier. »

 

Chesterton indique que le monde n’est ni logique, ni illogique, que le monde apparait plutôt presque logique et presque illogique. « L’ennui avec notre monde n’est pas qu’il soit déraisonnable, ni même raisonnable. C’est qu’il soit raisonnable, mais pas tout à fait. La vie n’est pas illogique, cependant elle est un piège pour logiciens. » Ce presque, cette approximation entre la logique et l’illogique, c’est précisément le cœur. « Supposons quelque créature mathématique venue de la lune et qui devrait étudier le corps humain, elle remarquerait aussitôt que son caractère essentiel est d’être double. Un homme est deux hommes. Celui de droite est l’image exacte de celui de gauche. Ayant observé qu’il existe un bras à droite et un bras à gauche, une jambe à droite et une à gauche, elle pourrait poursuivre son examen et trouver encore de chaque côté le même nombre de doigts, le même nombre d’orteils, deux yeux jumeaux, deux oreilles jumelles, deux narines jumelles et même deux hémisphères jumeaux dans le crâne. Notre mathématicien lunaire en ferait une loi et, trouvant un cœur d’un côté, il en déduirait qu’il y en a un autre de l’autre côté. Au moment précis où il se sentirait dans la bonne voie, il serait dans la mauvaise. » Ainsi pour Chesterton, il y a une approximation bizarre du sentiment, une approximation bizarre du sentiment humain, une approximation du sentiment de l‘homme à l’intérieur du monde et parfois même une monstruosité, une monstruosité du sentiment de l’homme à l’intérieur du monde. « Je ne fus réellement heureux que lorsque j’eus appris que l’homme est une monstruosité. »

 

 

Chesterton s’intéresse beaucoup à la valeur du caractère. Ce qui plait à Chesterton ce n’est pas la subjectivité humaine, c’est plutôt le caractère humain, caractère qui s’exprime et s’épanche en deçà du moi, en deçà de la subjectivité, en deçà même de la conscience. « Le caractère - chose non seulement beaucoup plus importante que l’intellect, mais beaucoup plus intéressante. (…) Le caractère est plus divertissant que l’esprit et beaucoup plus complexe que la sophistique. » « Ce que les hommes ont d’humain se voit d’autant mieux qu’on les considère dans leur singularité. Plus ils sont individualisés, plus ils sont humains et mieux nous pouvons les comprendre. » Cette simplicité du caractère, cette simplicité inconsciente du caractère c’est par exemple celle que Chesterton admire chez Robert Browning. « Combien plus profond qu’aucun mystère de l’homme conscient, ce mystère de l’homme inconscient, qui existe chez tous, existait au plus haut degré chez Browning parce qu’il était très ordinaire et spontané. (…) Le moyen d’être inexplicable, c’est d’être chaotique, et telle fut en apparence la vie de Browning. » Ce qui plait à Chesterton à l’intérieur du caractère c’est son exubérance, c’est sa liberté, c’est l’exubérance de sa liberté, c’est l’exubérance asociale de sa liberté. « C’est dans la vie privée que se révèlent les grands caractères. Ils sont trop grands pour réussir à percer dans la vie publique. (…) Cet homme à la personnalité forte vraiment et débordante, celui qui parle comme ne parle personne d’autre, celui dont les sentiments ont la chaleur du feu primitif, vous ne le trouverez jamais au banc d’aucun ministère, dans aucun club littéraire, à aucun diner mondain. (…) Car la gloire de ce monde est chose mesquine et vaine, et ces hommes-là sont trop grands pour entrer en compte avec elle ; ils sont trop puissants pour vaincre. » « Ce sont les gens parfaitement inconnus qui peuvent se développer  dans toutes les directions comme un arbre exubérant. »

 

Le caractère pour Chesterton c’est aussi quelque chose comme une confidence, une confidence unique, une confidence unique de Dieu «  Le sentiment du caractère absolument sacré de la différence humaine était son sentiment le plus profond. (…) Browning croyait que tout homme ayant vécu sur cette terre avait été gratifié par Dieu d’une confidence précise et particulière. » « Très rares sont les gens en ce monde qui se soucient d’écouter la véritable défense de leur propre caractère. La véritable défense, celle qui relève du jugement, ferait tant d’aveux préjudiciables, élimineraient tant de vertus postiches, apporterait tant de tragédies de la faiblesse et de l’échec, qu’un homme préférait être incompris et blâmé qu’être exposé à ce redoutable et implacable panégyrique. » Ainsi pour Chesterton, le caractère c’est ce qui relève à la fois de la caricature et du jugement dernier et qui sait même pour le dire de façon délibérément provocatrice de la caricature du jugement dernier. « La véritable exagération est une chose à la fois subtile et austère. La caricature est une chose sérieuse ; elle est sérieuse au point de toucher au blasphème. La caricature consiste à figurer un cochon de manière qu’il ressemble encore davantage à un cochon que celui que Dieu lui-même a créé. » - caricature du jugement dernier où le Christ semble alors le siamois de l’antéchrist. « Dans son œuvre polémique la plus prenante, le cardinal Newman a donné d’une phrase un bel exemple de foi lucide et de courage intellectuel. « La vérité et la contrefaçon de la vérité peuvent se ressembler à un tel point, écrit-il que « si l’antéchrist est semblable au Christ, le Christ, je suppose est semblable à l’antéchrist. » Que l’instinct de la foi se choque de la fin de cette proposition n’empêche pas qu’il n’y ait rien à lui objecter. »

 

Pour Chesterton, l’homme apparait en effet comme un monstre étrange comme un monstre quasi inconnu. « L’homme est un animal si étrange qu’on le dirait presque étranger à la terre. Il a plutôt l’air d’arriver d’un autre monde que d’être né ici-bas. » Pour Chesterton, l’homme  apparait ainsi comme un extraterrestre littéralement tombé sur la terre. Et si l’homme est un extraterrestre, l’homme révèle par-là même, l’homme indique ainsi de manière paradoxale que la terre apparait aussi comme un astre, comme une étoile. « Les hommes ont oublié beaucoup de choses étranges, mais leur manque de mémoire universel et le plus catastrophique, c’est d’avoir oublié qu’ils vivent sur une étoile. »

 

Pour Chesterton, l’homme ressemble à un animal fabuleux, un animal fabuleux aussi aberrant  et incompréhensible qu’un hippogriffe ou une licorne. « Acceptons l’homme comme fait, s’il nous suffit qu’il soit un fait inexplicable. Acceptons-le comme animal, s’il nous convient de vivre parmi les animaux fabuleux. » Chesterton essaie ainsi de donner à voir l’homme comme un animal qui appartient à la fois à l’espace de la fable et à l’espace du conte de fées, c’est à dire au monde des caractères animaux immuables et au monde de l’aventure libre et enchantée. « Esope (...) comprit que dans une fable, toutes les personnes doivent être impersonnelles. Ce doit être comme les abstractions en algèbre ou comme les pièces du jeu d’échecs. » « C’est la justification immortelle de la fable, que nous ne soyons incapables d’enseigner tout simplement les vérités les plus évidentes sans devenir des joueurs d’échecs. » Pour Chesterton, l’homme apparait comme un animal fabuleux c’est-à-dire comme un monstre errant à la surface d’un échiquier. L’homme apparait comme un monstre qui s’amuse malgré tout à la manière d’un enfant à ne pas marcher sur les lignes des cases de l’échiquier. Ce qu’indique alors peut-être aussi Chesterton, c’est que l’homme apparait à la fois comme le dragon et comme celui qui tue le dragon, ou bien l’homme serait une sorte de ligne pointillée, une ligne pointillée entre Dieu et le dragon, ou bien encore l’homme serait la ligne pointillée féerique qui relie Dieu au dragon et le dragon à Dieu. « C’est une grande question de savoir si les pointillés sont moins fabuleux que le dragon. »

 

 

Il n’y a aucun romantisme de la folie chez Chesterton. « Devenir fou est l’affaire la plus lente et la plus assommante qui soit. » « La folie peut se définir ainsi : l’usage de l’activité cérébrale pour aboutir à l’impuissance cérébrale. » Chesterton ne pense jamais la folie comme une valeur, comme un bienfait. Chesterton pense plutôt la folie en tant qu’erreur, en tant qu’erreur à la fois arrogante et néfaste. « D’aucuns parlent (...) avec désinvolture, de la folie comme d’un mal attrayant en lui-même. » « La folie n’est pas un état d’anarchie. Elle est une contrainte, une servitude. Je ne traiterai pas Blake de fou pour les choses qu’il a voulu dire. Je le tiendrai pour fou dans la mesure où il y avait des choses qu’il était forcé de dire. » Ce qui déplaît aussi à Chesterton dans la folie c’est son aspect finalement morne, ennuyeux et sérieux. Ce qui déplaît à Chesterton dans la folie c’est son manque d’humour, son manque flagrant d’humour. « Un fou n’est pas un objet de surprise pour lui-même car il est très sérieux. Voilà ce qui fait de lui un fou. Un homme qui se prend pour un œuf poché est, à ses propres yeux, aussi ordinaire qu’un œuf poché. Un autre qui se prend pour une bouilloire est, à ses propres yeux aussi ordinaires qu’une bouilloire. »

 

Ainsi pour Chesterton, le non-sens, l’absurdité du christianisme n’est pas une folie. Chesterton préfère en effet toujours l’équilibre à la folie. Pour Chesterton, ce que le christianisme ainsi révèle c’est une forme d’équilibre étrange, une forme d’équilibre de l’âme, une forme d’équilibre bizarre de l’âme. Pour Chesterton, ce que le christianisme révèle c’est une forme d’équilibre tragique de l’âme, à savoir un équilibre de ses contradictions. « Il n’y eut jamais rien d’aussi périlleux, d’aussi passionnant que l’orthodoxie. Elle est la santé de l’esprit : et être sain d’esprit est plus tragique qu’être fou. » « En définissant sa doctrine, l’église gardait non seulement côte à côte des choses apparemment incompatibles, elle faisait plus encore ; elle permettait aux hommes de se libérer dans une sorte de violence artistique qui, sans elle, n’eut été autrement possible qu’aux seuls anarchistes. La douceur devint plus tragique que la folie. »

 

 

Chesterton a une imagination de la tête extrêmement intense. Chesterton est extrêmement sensible au problème de la relation entre la tête et le corps. « Ce rêve de décapitation symbolique a beaucoup hanté mon enfance et il n’est pas rare que j’en sois encore inspiré et réconforté aujourd’hui. Quoi que puisse signifier les autres métaphores, celle de la tête perdue  a un sens primitif et poétique. » Ce qu’invente d’abord le christianisme pour Chesterton c’est une manière de parvenir à tenir ensemble, une manière d’affirmer ensemble la tête et le corps. Pour Chesterton, le christianisme survient ainsi comme la religion qui sait comment éviter deux types de folie, celle de désirer vivre comme un corps sans tête et celle de désirer vivre comme une tête sans corps. « Le matérialiste pur et simple est un corps qui a perdu sa tête ; le spiritualiste pur et simple est une tête qui a égaré son corps. » Ainsi pour Chesterton imaginer c’est parvenir à tenir soudés la tête et le corps. Pour Chesterton, imaginer c’est savoir à chaque instant comment avoir un corps qui rêve et une tête qui s’incarne, c’est savoir à chaque instant comment avoir un corps qui approche avec précision les connivences simples entre les choses (celles par exemple entre le pain et le fromage ou entre le feu et la maison) et avoir un visage qui s’incarne, un visage qui s’incarne avec une magnifique hébétude afin de sentir ces coïncidences de simplicité.

 

Chesterton apparait aussi extrêmement sensible au problème de la relation entre la tête et les pieds. C’est pourquoi Chesterton se moque autant des revendications d’autonomie de la tête que des revendications d’autonomie des pieds. « Le matérialisme historique, selon lequel la morale et la politique sont des produits de l’économie, est une sottise qui consiste à confondre les conditions de la vie avec son objet propre, c’est à dire à s’imaginer que l’homme, du moment qu’il n’a que ses jambes pour marcher, ne marche jamais que pour aller s’acheter des chaussures ou des chaussettes. »

 

 

Il y a chez Chesterton une étrange alliance entre matière et abstraction, alliance de la matière et de l’abstraction qui apparait comme symbole, comme forme du symbole. Malgré tout cette forme du symbole a un aspect inversé et paradoxal. « Son mysticisme n’était pas de ce type oiseux et verbeux qui voit dans une fleur un symbole de vie, il était plutôt de ce type éternel et profond qui voit dans la vie, pure abstraction, un symbole de fleur. »

 

Chesterton se méfie autant de la pure abstraction (celle par exemple de la religion musulmane) que du matérialisme strict (celui par exemple du marxisme). Ce qui passionne Chesterton à l’inverse c’est le point contradictoire où la matière rencontre l’abstraction. Pour Chesterton, une des inventions miraculeuses du christianisme se trouve en effet là. Cette alliance de l’abstraction et de la matière chez Chesterton, c’est l’abstraction de l’aveuglement. « J’étais retombé dans ma vieille habitude d’oublier où je suis et de voir les choses de loin, dans une aveugle abstraction. »

 

Le surnaturel selon Chesterton affirme la forme naturelle de l’artificiel. Pour Chesterton, l’homme apparait « naturellement artificiel ». « Le faux naturel insiste toujours sur la distinction entre le naturel et l’artificiel. Le vrai naturel ignore cette distinction. Pour l’enfant, l’arbre et le réverbère sont aussi naturels et aussi artificiels l’un que l‘autre. Tous deux sont surnaturels, car tous deux sont splendides et inexpliqués. » Pour Chesterton, il y a ainsi une relation indiscutable entre le surnaturel et l’artifice. Ainsi c’est parce que l’homme apparait naturellement artificiel qu’il a un aspect surnaturel. « Mais quoi qu’il en soit, il est exact que lorsque nous voyions les choses pour la première fois nous avons immédiatement l’impression que ce sont des créations artificielles ; nous sentons le doigt de Dieu. »

 

 

Chesterton révèle superbement les conventions et les stéréotypes de la modernité. Les conventions autrement dit ce à quoi les hommes modernes croient sans le reconnaitre et parfois même sans le savoir, ce à quoi les hommes modernes croient de façon inconsciente. Ce qu’indique alors Chesterton c’est qu’il n’y a pas d’athéisme. Ce qu’indique Chesterton c’est qu’il y a plutôt différentes formes de croyances, les croyances des religions à proprement parler qui sont des croyances conscientes et libres et à l’inverse des croyances inconscientes qui sont celles des hommes qui prétendent ne pas croire. Pour Chesterton, l’homme moderne est donc le plus souvent un dogmatique inconscient. « Il y a deux sortes de gens dans le monde : les dogmatiques conscients et les dogmatiques inconscients. J’ai quant à moi toujours trouvé que les dogmatiques inconscients étaient, de loin, les plus dogmatiques. » Chesterton ne cesse alors de renverser avec un énorme rire moqueur l’idée moderne selon laquelle la croyance religieuse est une aliénation. Chesterton indique ainsi à l’inverse que la croyance religieuse est la seule manière de ne pas exister de façon aliénée et que c’est au contraire ce qui se prétend pure rationalité qui est hanté de superstitions occultes non-dites.

 

L’exemple le plus étonnant et le plus drôle que Chesterton propose des conventions inconscientes de la modernité c’est celui des hommes de la révolution française qui finirent  par trancher des têtes parce qu’ils n’avaient pas le courage, la simple audace d’ôter la perruque de leurs cheveux. « La combinaison d’un caractère profondément révolutionnaire et d’un conformisme de surface offre l’une des contradictions les plus curieuses du 18ème siècle. (…) La Révolution française mérite particulièrement son qualificatif de « française » en ce qu’elle fut une révolution qui eut par-dessus tout le souci des convenances. On y excusait la violence, on y excusait la folie, mais l’excentricité n’y avait pas sa place. Ces hommes avaient ôté la tête à un roi longtemps avant que de songer à ôter leurs perruques poudrées de leurs têtes. »

 

Ce que Chesterton reproche finalement à la rationalité des lumières c’est de ne pas avoir de vision de l’homme. Pour Chesterton, la rationalité des lumières n’éclaire rien parce qu’elle ne  donne aucune vision précise de l’homme. Pour Chesterton, la rationalité des lumières n’est finalement qu’un alibi à la reproduction nihiliste de l’espèce. L’homme rationnel c’est finalement celui qui pense que l’idéal de l’homme est uniquement de se reproduire, que l’idéal de l’humanité est de reproduire l’humanité. « Il va discuter de la vie comme d’un « tissu de naissances ». Il ne se demandera pas ce qui est susceptible de produire des saints adéquats ou des héros adéquats, mais ce qui peut créer des pères et des mères adéquats. Le tout est présenté si sensément qu’il faut un moment au lecteur pour se rendre compte qu’il s’agit là d’un nouvel exemple d’évasion inconsciente. A quoi sert d’engendrer un homme tant que nous n’avons pas décidé à quoi sert d’être un homme ? Vous ne faites simplement que lui léguer un problème que vous n’osez pas résoudre vous-même. C’est comme si vous demandiez à un homme : « A quoi sert un marteau ? « et qu’il vous répondit : « à faire des marteaux » et à la nouvelle question : « à quoi servent ces marteaux ? » il répondit à nouveau : « à faire encore d’autres marteaux. » » Le rationalisme pour Chesterton c’est alors une sorte de conception à coups de marteaux, de conception parthénogénétique à coups de marteaux. Le rationalisme c’est alors en effet comme le prétendait Nietzche penser à coups de marteaux, cependant cette pensée à coups de marteaux ne construit aucune œuvre, elle ne construit aucune cathédrale et elle ne combat pas non plus un ennemi, elle ne combat pas le mal. Cette conception à coups de marteaux ne fait que résonner à travers le néant pour propager d’autres coups de marteaux. (Pour Chesterton, cet idéal est un contre-sens horrible parce cela équivaut à prétendre que l’idéal de l’humanité c’est de reproduire le péché.)

 

Hérétiques de Chesterton est un livre essentiel et décisif pour comprendre les préjugés et les stéréotypes de l’esprit moderne, pour comprendre les crédos inconscients de la modernité, que ces crédos soient par exemple ceux de l’économisme (du capitalisme ou du socialisme), ceux de la psychanalyse ou ceux du nietzschéisme. « Même édulcoré, le christianisme a assez de force pour mettre en pièces toute la société moderne. » « Nous n’avons pas besoin de nous rebeller contre l’antiquité. Il nous faut nous rebeller contre la nouveauté. » Le pari de Chesterton c’est d’affirmer que ce qui abolit les préjugés ce n’est pas le scepticisme, le scepticisme de la pensée, c’est plutôt paradoxalement le dogme, le dogme de la religion. Pour Chesterton, l’homme n’a l’audace de devenir libre que s’il tient d’abord fermement à une certitude, à la certitude d’un dogme. Sinon il ne fait que vagabonder au hasard, de caprices sceptiques en caprices superstitieux, de caprices sceptiques en lubies superstitieuses et de lubies sceptiques en caprices superstitieux. Chesterton révèle alors que les idées modernes ne sont finalement que des croyances qui se nient en tant que croyances ou encore des dogmes qui refusent de se reconnaitre en tant que dogmes. Ce que Chesterton finalement reproche aux hommes modernes ce n’est pas ce à quoi ils croient, c’est plutôt le manque de clarté, le manque d’honnêteté, le manque même de loyauté et surtout le manque de courage de leur façon de croire. Chesterton révèle ainsi que la plupart des hommes modernes sont des croyants honteux, des croyants maladroits et honteux, des croyants qui n’ont pas le courage de leur croyance, autrement dit des croyants qui font comme si leur croyance était sans valeur et sans importance, des croyants qui préfèrent croire en eux-mêmes plutôt qu’en leur croyance. « Je me souviens qu’un jour, me promenant avec un éditeur prospère, il me fît une remarque déjà souvent entendue et qui pouvait être la devise du monde moderne. Mais elle venait une fois de trop et je compris soudain qu’elle était vide de sens. Il disait de quelqu’un. « Cet homme ira loin ; il croit en lui. Je levai la tête pour l’écouter quand mon regard s’arrêta sur un omnibus où s’inscrivait ce nom « Hanwell (asile d’aliénés) «Vous voulez savoir fis-je, où sont les hommes qui croient en eux  avec une conviction plus colossale encore que Napoléon ou César (...), les hommes qui croient réellement en eux-mêmes sont tous dans des asiles d’aliénés. » L’homme moderne croit en lui-même sans croire à ce qu’il croit. Chesterton considère qu’il est à l’inverse préférable de croire en ce que nous croyions sans croire en nous-même. Ou bien encore pour Chesterton les hommes modernes sont des croyants qui ne croient pas à ce qu’ils disent, des croyants qui ne parviennent pas à accorder leur croyance et leur existence. « A tous les coins de rues, nous pouvons croiser un homme lançant à qui veut l’entendre cette déclaration délirante et blasphématoire qu’il a peut-être tort. Chaque jour, nous rencontrons quelqu’un prêt à avouer que, certes, son point de vue peut n’être pas le bon. Son point de vue doit pourtant être le bon, autrement ce ne serait pas son point de vue. » Chesterton indique donc que la plupart des hommes modernes sont des hommes de mauvaise foi, ce que Chesterton nomme des hérétiques, autrement dit des hommes qui, selon la formule symptomatique de P. Muray, pensent qu’« il n’y a que la mauvaise foi qui sauve. »

 

Pour Chesterton, un des aspects essentiels du monde moderne c’est l’absence d’imagination. Chesterton révèle que si l’homme moderne désire frénétiquement le progrès, le progrès technique, c’est parce qu’il n’a pas l’aptitude d’imaginer le monde, d’imaginer sa présence à l’intérieur du monde. « Les trois quarts de ce luxe, de cette prodigalité, de ces excès dont nous nous plaignons aujourd’hui sont dus à la bêtise de ceux qui ne peuvent rien imaginer dont ils ne disposent. Ils sont si tristement stupides qu’il leur faut tout : un avion du dernier confort parce qu’ils sont incapables de voyager en pensée ; une voiture de course parce qu’ils ne peuvent s’imaginer qu’ils courent. » Chesterton sait ainsi que ce qui manque à l’homme moderne c’est le calme de l’imagination, l’immense calme de l’imagination (celui qu’évoque aussi Bachelard). « Le produit le plus essentiel de l’éducation est l’imagination. C’est à son développement intense, outrancier, que devraient s’efforcer toutes les écoles du monde. C’est l’imagination seule qui permet une vie calme et monotone. (...) L’enfant qui rêve en regardant danser les flammes du foyer éprouvera moins qu’un autre le désir d’aller au cinéma. »

 

Pour Chesterton, cette absence d’imagination de l’homme moderne est aussi la marque d’une ignorance fondamentale, l’ignorance fondamentale du sentiment d’être homme, l’effroyable ignorance du simple sentiment de l’existence humaine. « Nos pères ne parlaient pas de psychologie, mais de la connaissance de la nature humaine. Ils l’avaient acquise, ce qui n’est pas notre cas. Ils savaient d’instinct ce que nous ignorons après nous en être informés. Car ce sont les données premières de la nature humaine qui sont actuellement ignorées de l’humanité. » « Il est clair qu’un jeune américain, au courant des derniers perfectionnements  de la mécanique et de la chimie, imbu des dernières méthodes de vente et d’action sur le foules, est sans éducation ; il connait tout de la vie moderne, et rien de la vie. Il ne sait rien de l’homme et c’est bien ce que nous entendons en disant qu’il a négligé ses humanités. »

 

Pour Chesterton, il y a une pusillanimité, une pusillanimité fondamentale de la morale moderne. Pour Chesterton, la morale moderne s’attarde sans cesse sur des détails futiles du comportement de l’homme sans avoir jamais une vision globale et magnanime du bien. « De toutes les manifestations de la modernité qui paraissent impliquer une décadence, il n’en est pas de plus menaçante et dangereuse que l’exaltation de petits points de conduite fort minimes et secondaires aux dépens de points très grands et essentiels, aux dépens des liens éternels et de la tragique moralité humaine. S’il y a quelque chose de pire que le moderne affaiblissement des grands principes de la moralité, c’est le moderne renforcement des petits principes de la moralité. (…) Les actes et les arrangements de peu d’importance d’un homme devraient être libres, souples, inventifs. Ce qui devrait être immuable, ce sont ses principes, ses idéaux. »

 

Ce qui déplait profondément à Chesterton c’est la lâcheté métaphysique de l’homme moderne, c’est son absence de courage afin d’affirmer les formes du bien. « Tous les lieux communs et les idéaux modernes sont autant de ruses pour éluder le problème du bien. Nous aimons parler de « liberté » et tout en causant nous évitons de discuter ce qui est le bien ; nous aimons discourir sur le « progrès », autre ruse pour éviter de discuter du bien ; nous aimons parler d’ « éducation », échappatoire pour nous soustraire à la discussion du bien. » Ce qui déplaît  profondément à Chesterton dans la morale moderne c’est qu’elle n’est rien d’autre qu’une morale négative, qu’une morale de l’esprit négatif. « La morale moderne (...) ne peut insister, avec une conviction absolue, que sur les horreurs qui résultent des infractions à la loi. Sa seule certitude est une certitude de malheur. Elle ne montre que l’imperfection. Elle n’a aucune perfection à contempler, tandis que le moine qui médite sur le Christ, sur Bouddha, a dans l’esprit une image d’une santé parfaite, une vision de couleurs fraiches et d’air pur. »

 

Pour Chesterton, les différents aspects du progrès moderne ne sont alors le plus souvent que des caprices, des caprices semblables à des mouvements de mode. « Rien n’a plus manqué à nos religions modernes que l’idéal de la ténacité. La mode est appelée progrès. Chaque nouvelle mode est appelée foi nouvelle. Chaque foi est une foi qui contient tout, sauf la fidélité. » Pour Chesterton, il n’y a aucune relation entre les progrès machiniques de l’homme, les progrès industriels de l’homme et la sagesse. Pour Chesterton, l’obsession du progrès mécanique est à l’inverse en relation avec une sorte de stupeur morale, avec une absence de vigilance et de lucidité. « C’est un fait historique que ceux qui ont été en avance en matière de machines ne l’ont généralement pas été dans leurs idées. (…) Le progrès du machinisme survient généralement là où les mentalités ne font aucun progrès. »

 

Ce qui ennuie Chesterton dans le machinisme c’est une fois encore son absence d’imagination. Chesterton rêve parfois à l’inverse d’une poésie des machines et même d’une mythologie des machines. Il sait malgré tout qu’il sera extrêmement difficile d’inventer cette poésie mystique des machines, cette mythologie mystique des machines. « En admettant que l’ingénieur qui dessine une machine à vapeur soit aussi profondément et artistiquement original que celui qui sculpte une statue, il existe néanmoins une différence immense et immédiate quant aux effets de ce qu’ils construisent. Une statue originale est une joie aussi bien pour le sculpteur que pour tous ceux qui la contemplent, à condition qu’elle ne soit tout de même pas trop originale. Du moins est-elle censée donner du plaisir à ceux qui la contemplent sinon à quoi servirait-elle ? Mais quoique une machine puisse procurer une grande joie à son inventeur et être d’une grande utilité pour les autres, elle n’est cependant pas censée leur procurer le même plaisir qu’une œuvre d’art. (…) Nous pourrions nous dire, pour définir une machine, que si elle est une invention pour son inventeur, elle est pour son utilisateur purement… utilitaire. » Chesterton regrette ainsi que l’homme ne soit pas apte à faire coïncider ses aptitudes scientifiques et ses aptitudes imaginaires. « Notre imagination est à la traine de nos inventions. L’humanité n’a pas tiré la quintessence vitale, la quintessence magique de ses propres inventions, et en les multipliant elle s’éloigne de plus en plus de cette faculté de bonheur et d’émerveillement que l’enfant tire de toutes choses. » Chesterton propose malgré tout quelques hypothèses, quelques visions, quelques hypothèses de visions très évocatrices et très belles de cette alliance de l’imagination et de la science. « L’enfant est véritablement heureux chaque fois qu’il décoche une flèche. Il n’est pas certain qu’un homme d’affaires le soit autant toutes les fois qu’il adresse un télégramme. Le nom même de télégramme est un poème encore plus magique que la flèche, car c’est un trait, et un trait qui écrit. Pensons à ce qu’un enfant éprouverait s’il pouvait décocher une flèche-crayon qui dessinerait un dessin à l’autre bout de la vallée ou de la longue rue. »

 

 

Ce qui apparait extrêmement impressionnant dans les deux livres de Chesterton que sont Orthodoxie et Hérétiques, c’est que ces livres parviennent à modifier intégralement la façon moderne conventionnelle de critiquer le christianisme. Et cela simplement parce que le christianisme de Chesterton ne ressemble pas au christianisme habituel. Le christianisme de Chesterton ne ressemble pas à celui de Pascal. Les espaces infinis n’effraient pas Chesterton. Chesterton préfère à l’inverse appeler le cosmos mon petit. « L’idée fantaisiste que le cosmos n’était ni vaste, ni vide, mais petit et accueillant, prenait maintenant sa pleine signification, car tout ce qui est œuvre d’art doit être petit aux yeux de l’artiste. Les étoiles étaient peut-être, aux yeux de Dieu, petites et précieuses comme des diamants. » « La terre est ainsi très grande et le cosmos très petit. Le cosmos est le trou le plus petit où l’homme puisse cacher sa tête. » Le christianisme de Chesterton n’a pas le dolorisme fanatique de celui de Bloy. Pour Chesterton, la contradiction de la croix ressemble plutôt à un bizarre éclat de rire. Le christianisme de Chesterton n’a pas la solennité emphatique de Claudel, c’est plutôt celui d’un acrobate clownesque, d’un acrobate clownesque de la confiance, d’un acrobate clownesque de la bonté, d’un acrobate clownesque de la charité. Et le christianisme de Chesterton n’a pas non plus le cynisme esthète de Huysmans. Chesterton affirme en effet plutôt une forme de candeur et d’insouciance à la fois bonhomme et populaire, la candeur bonhomme et l’insouciance populaire de ce que Chesterton appelle la publicité de la foi.

 

Parce que le christianisme de Chesterton apparait comme un christianisme dément et aberrant, Chesterton parvient ainsi à renverser tous les préjugés à propos de la croyance chrétienne. Le christianisme est par exemple le plus souvent considéré comme une religion morbide, Chesterton démontre avec maestria que c’est à l’inverse l’hygiénisme moderne qui est essentiellement morbide. Chesterton combat en effet violemment l’obsession hygiéniste de la santé. « La recherche exclusive de la santé conduit toujours à quelque chose de morbide. On ne doit pas faire de la nature physique l’objet direct d’une obédience, on doit en jouir et non l’adorer. » « Quand tout s’affaiblit et se ralentit dans la vie d’un peuple, il commence à parler d’efficacité. Il en va de même de l’homme lorsqu’il sent son corps délabré, il commence alors pour la première fois à parler de santé. Les organismes vigoureux ne parlent pas de leurs fonctions, mais de leurs fins. (…) L’erreur de tout ce bavardage médical vient du fait qu’il associe l’idée de santé et l’idée de soins. Qu’a la santé à faire avec les soins ? La santé consiste à ne point avoir de soins. Dans les cas spéciaux et anormaux il est nécessaire de prendre des soins. Quand nous sommes  particulièrement mal portants, il peut être nécessaire de nous soigner afin de redevenir bien portants. Mais alors même nous ne faisons qu’essayer de nous bien porter pour ne plus avoir besoin de soins. (… ) L’humanité doit recevoir le conseil d’être la témérité même. Car toutes les fonctions fondamentales d’un être sain doivent à toutes forces être accomplies avec plaisir et par plaisir, il faut à toutes forces qu’elles ne soient pas accomplies avec précaution et par précaution. (… ) C’est la première loi de la santé que de ne pas accepter nos besoins comme des besoins, mais de les accepter comme un luxe. Ayons donc soin des petites choses, d’une égratignure ou d’une indisposition légère, de tout ce que l’on peut traiter par des soins. Mais au nom de tout ce qui est sain, ne prenons pas de soins pour les choses importantes, (…) sinon la source même de notre vie se tarira. » « L’unique et suprême moyen de régler toutes les fonctions, celles de la santé, de la force, de la grâce et de la beauté, le seul et unique moyen d’en vérifier le bon fonctionnement est de penser à autre chose. (...) Les hommes méditent rationnellement de choses lointaines, de choses qui n’ont qu’une importance théorique, tel le passage de Venus. Mais c’est à leur propre péril seulement qu’ils peuvent « rationaliser » une question aussi pratique que la santé. » Chesterton détecte donc avec un flair infaillible les innombrables aspects morbides de l’époque moderne. Un autre exemple c’est celui du carpe diem. « La religion du carpe diem n’est pas celle de gens heureux, c’est celle de gens très malheureux. La grande joie ne cueille pas les boutons de rose pendant qu’elle le peut ; elle a les yeux fixés sur la rose immortelle que vit Dante. (…) L’homme ne peut pas aimer les choses mortelles. Il ne peut aimer que les choses immortelles pendant un instant. »  

 

 

Chesterton n’a pas non plus le moindre égard envers le pragmatisme moderne qui n’est pour lui qu’une obsession idiote. « Les politiciens modernes paraissent croire qu’un homme devient pratique simplement en bornant ses affirmations à des sujets pratiques. » « Etre constamment hanté par des images pratiques et des problèmes pratiques, considérer toujours les choses comme actuelles, urgentes et en voie d’achèvement, ce ne sont pas des preuves qu’un homme est pratique, ce sont les signes les plus ordinaires de la folie. » « Les hommes profondément attachés au monde ne comprennent pas le monde ; ils s’appuient sur quelques maximes cyniques qui n’expriment pas la vérité. » « Le meilleur moyen d‘être idiot, c’est de donner un caractère pratique à ce qui ne saurait en avoir, d’essayer de collectionner des nuages ou d’amasser le clair de lune comme de l’argent. »

 

Chesterton propose aussi cette splendide critique de l’abjection du capitalisme résumée en une seule image, en une simple comparaison. « Il est moins rebutant de voir mendier le pauvre que le riche. Et une réclame est un riche qui mendie. On serait ennuyé de se trouver dans une foule de millionnaires qui tendraient leur chapeau de soie pour avoir un sou, ou qui crieraient tous ensemble : « donnez-moi de l’argent. ». » Et même si Chesterton est alors extrêmement lucide à propos de l’ignominie de l’homme riche, il parvient à rester cependant magnanime et charitable à son égard. « Les riches sont les gens les plus ignorants de la terre ; et tout ce qu’on peut dire en leur faveur, c’est que parfois, cette ignorance est poussée jusqu’à l’innocence. »

 

 

Chesterton a toujours considéré la famille comme l’axe même de la civilisation. « Nous pouvons dire que la famille est la base de la société et qu’elle en est la cellule mère ; elle est le temple des vertus domestiques qui distinguent les hommes des fourmis et des abeilles. (…) L’histoire de l’humanité nous ramène au père, à la mère, à l’enfant comme à un principe. »

Chesterton accomplit à ce propos une extraordinaire apologie des cheveux de la petite fille, cheveux indestructibles et sacrés de la petite fille sur lesquelles reposent à la fois la préservation et la mutation des institutions humaines. « Je commencerai par les cheveux d’une petite fille. Ça, je sais que c’est bon dans l’absolu. Si mauvais soit le reste, la fierté d’une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C’est l’une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. (…) Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s’en iront en poussière. Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité. Autour d’elle l’édifice social s’inclinera et se brisera en s’écroulant ; les colonnes de la société seront ébranlées, la voûte des siècles s’effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. »

 

Chesterton explique aussi superbement que ceux qui critiquent la famille ne font le plus souvent que revendiquer un esprit d’aventure factice. Pour Chesterton, cette revendication n’est qu’un masque, un masque qui cache une peur, la peur de l’aventure invraisemblable, impensable, inimaginable provoquée précisément par la vie de famille. Chesterton révèle alors que la plus gigantesque des aventures humaines c’est sans doute d’appartenir à une famille. « Les écrivains modernes, qui, d’une façon plus ou moins ouverte, ont suggéré que la famille est une institution mauvaise, se sont généralement bornés à suggérer avec beaucoup d’âpreté, d’amertume ou de pathos qu’elle n’était peut-être pas toujours harmonieuse ; mais la famille est une bonne institution précisément parce qu’elle n’est pas harmonieuse. Elle est saine justement parce qu’elle contient tant de divergences et de variétés. (…) Tous ceux, hommes ou femmes, qui pour des raisons bonnes ou mauvaises se révoltent contre la famille, se révoltent tout simplement pour des raisons bonnes ou mauvaises contre l’humanité. La tante Elisabeth est déraisonnable comme l’humanité. Papa est irritable comme l’humanité. Notre frère cadet est méchant comme l’humanité. Grand-père est stupide comme le monde, il est vieux comme le monde. Ceux qui, à tort ou à raison, veulent sortir de tout cela désirent, je le répète, entrer dans un monde plus étroit. Ils sont effrayés et consternés par l’immensité et la variété de la famille. » « Le nomade et l’anarchiste accusent l’idéal domestique d’être simplement timoré et compassé. Ce n’est cependant pas parce qu’eux-mêmes sont plus audacieux et énergiques, mais juste parce qu’ils ne le connaissent pas assez pour savoir  combien il est audacieux et énergique. » « Il est bon pour un homme de vivre en famille pour la même raison qu’il est bon pour un homme d‘être assiégé dans une ville. »

 

La vision de Chesterton de la famille est profondément non-freudienne. Chesterton a résumé une fois ce non-freudisme en quelques phrases. « Chaque être humain a oublié qui il est et d’où il vient. Nous sommes tous frappés d’une grande oblitération de la mémoire. Aucun de nous ne s’est vu naitre. Et s’il en avait été autrement, le mystère n’en serait pas éclairci pour autant. Les parents sont un grand plaisir ; mais ils ne sont pas une explication. » Ainsi pour Chesterton, la connaissance de sa naissance et même la connaissance de sa conception  n’aboliraient pas le mystère de l’existence. En effet pour Chesterton, le mystère de l’existence n’est pas celui de son origine. C’est pourquoi aussi à l’inverse de la psychanalyse freudienne qui pense que les parents sont à la fois un grand malheur et une explication, un malheur qui explique tout, Chesterton a plutôt le sentiment que les parents apparaissent comme des formes de plaisir, des formes parmi d’autres du plaisir d’exister, des formes parmi d’autres du plaisir insensé d’exister. 

 

Chesterton n’est pas freudien parce qu’il n’imagine pas la famille de façon psychique.   Chesterton imagine plutôt la famille de manière matérielle. Pour Chesterton, la famille pose des problèmes matériels et parfois même des problèmes quasi météorologiques. Pour Chesterton, la famille ressemble à un événement météorologique, à un événement météorologique de la maison. « La famille est elle-même plus sauvage que l’état, si nous entendons par sauvagerie qu’elle est née d’une volonté et d’un choix aussi essentiels et affranchis que le vent. » (Il est à noter à ce propos que Chesterton utilise la même métaphore pour évoquer à la fois la famille et la pudeur, celle du vent.)

 

Chesterton indique ainsi que pour la religion chrétienne la famille apparait comme une valeur fondamentale. « Le christianisme, quelque profonde révolution qu’il ait opérée, n’altéra pas l’ancienne sauvage sainteté de la famille. » Chesterton indique cependant aussi que la famille chrétienne a souvent un aspect bizarre, c’est une sorte de famille à l’envers, « Non pas la famille, mais la sainte Famille, car bien des choses sont sanctifiées quand elles sont retournées sens dessus dessous. » une famille à l’envers à savoir une famille céleste où l’enfant devient le père de la mère et la mère la fille du fils. « L’évangile inculque certainement le respect des parents quand il montre l’enfant Dieu soumis à ses parents humains, mais l’idée que ses parents devaient lui être soumis n’est pas confucéenne. » « Le thème de l’enfant qui était un père, de la mère qui était un enfant offre à tous les hommes un sujet de méditation sans fin. »

 

 

Pour Chesterton, l’emblème de la civilisation ce n’est pas l’empire ou la nation, l’emblème de la civilisation c’est la ville. Pour Chesterton, les nations apparaissent à la fois plus vastes et plus importantes que les empires et les villes plus vastes et importantes que les nations. « Les empires passent, tout simplement parce que les empires n’ont jamais eu beaucoup d’importance. Les empires sont choses futiles, franges d’une culture qui en s’étalant, s’est étalée trop loin. Les cités ne passent pas, ou très rarement, parce que la cité est la cellule de notre formation organique. (…) Les empires passent un peu comme pour mettre en valeur que les cités ne passent pas. (…) Paris est plus ancien que la France et York plus ancien que l’Angleterre, quant à Cologne, elle est infiniment plus vieille que l’Allemagne. » Chesterton aime décrire les villes. Il sait superbement révéler les caractères des villes, caractères des villes comparables aux caractères des hommes, le caractère labyrinthique de Londres par exemple, ou bien encore la bizarrerie des gratte-ciel de New-York qui grattent plutôt la disparition du ciel. « C’est un des rares avantages des voyages par la mécanique moderne de nous permettre de comparer des villes entièrement différentes en les faisant se succéder rapidement. J’avais pour étapes de mon voyage les capitales de pays distincts, et bien que l’on perde beaucoup à ne pas voir les pays, on gagne au contraste violent des capitales. » Et pourtant Chesterton sait aussi magnifiquement évoquer la campagne, l’espace paysan de la campagne. Les villes de Chesterton apparaissent ainsi souvent comme des constructions humaines qui semblent égarées à l’intérieur de l’espace de la campagne, comme des concentrations de constructions qui semblent quasiment se promener égarées à la surface de la terre, et qui pourtant aussi parviennent à sauvegarder les murs qui les défendent à chaque instant parmi leur flânerie, parmi leur flânerie à la surface de la terre. C’est comme si pour  Chesterton, les villes partaient en croisades, les villes partaient en croisades autour d’elles-mêmes pour défendre à chaque instant leur existence. Ainsi pour Chesterton, les villes flânent fortifiées, les villes flânent fortifiées à la surface de la terre.

 

Pour Chesterton, chaque ville repose comme par miracle à la surface du chaos. « Comme n’importe quelle autre cité, Clapham est construite sur un volcan. » Enfin Chesterton considère surtout les villes comme des œuvres, comme des œuvres d’art, des œuvres d’art qui révèlent une complexité proliférante, la complexité proliférante de l’âme humaine. « La nature est un chaos de forces inconscientes, la ville un chaos de forces conscientes. Le calice d’une fleur ou le dessin d’un lichen peut être ou n’être pas symbolique, mais il n’est pas un pavé des rues, pas une brique des murs qui ne soit un symbole voulu, un message d’un homme à un autre homme - message aussi précis qu’un télégramme ou une carte postale. » Chesterton a même la vision sublime de la multitude des pavés des rues comme une multitude de tombes, la multitude des tombes d’inventeurs inconnus. « Dans une extase de divine bêtise, je me souviens d’avoir, un jour, fixé les pavés sous mes pieds jusqu’à m’évader dans une sorte de rêve de pavés. Ils s’écoulaient sans cesse sous mes pieds comme des vagues de pavés, plates et silencieuses, et je ne cessai de me demander ce qu’ils étaient ; rue après rue je poursuivis, regardant le sol comme une vache. Et, tout à coup j’eus l’impression que tous étaient des pierres tombales, les pierres tombales d’hommes innombrables et complètement oubliés. Car sous chacune, presque certainement, il y avait de la poussière humaine. Je crus y lire des épitaphes fantastiques, commémorant les exploits de héros trop anciens et trop grands pour qu’on s’en souvienne. Là par exemple, gisait l’homme qui découvrit le feu et celui qui construisit la première roue, hommes trop indispensables pour être jamais nommés. Là, étaient les obscurs poètes qui donnèrent des noms aux fleurs et qui ont complétement perdu le leur. »

 

 

Chesterton a un sentiment extrêmement intense de la valeur de la civilisation du Moyen Age. Chesterton admire la civilisation du Moyen Age sans jamais cependant l’idéaliser. Chesterton aime la civilisation du Moyen Age précisément parce qu’il sait que l’élan extraordinaire de cette civilisation est resté inaccompli, est resté inachevé. « Ce fut peut-être la seule époque de progrès de toute l’histoire. Les hommes passèrent rarement avec tant de rapidité et d’unité de la barbarie à la civilisation, comme ils le firent de la fin des âges de ténèbres à l’époque des universités, des parlements, des cathédrales et des guildes. » « La société du Moyen Age n’est pas la bonne place ; c’est seulement la bonne direction ; c’est seulement la bonne route ou le début de la bonne route. Le Moyen Age n’est pas, tant s’en faut, l’âge où tout allait bien. Il serait plus vrai de le nommer l’âge où tout allait mal. C’était le moment où les choses auraient pu bien tourner et où elles tournèrent mal. Plus exactement, c’est le moment où elles tournaient bien et cependant, arrivèrent à mal tourner. » « Le Moyen Age mourut jeune. Il était à la fois énergique et incomplet à sa mort, ou peu avant sa mort. » 

 

Pour Chesterton, ce que le Moyen Age révèle c’est aussi la forme créatrice du non-savoir, la forme mythologique du non-savoir et plus encore la forme éthique du non-savoir, la forme éthique de l’inconnu. « L’ignorance est une grande chose, car elle peut être créatrice. Et elle peut créer, et créera sans doute, un des arts que le monde a perdu : une mythologie. »  Chesterton remarque à ce propos qu’il y a une sorte de préjugé envers la puissance supposée de la science. Chesterton indique en effet qu’il ne suffit pas de désirer connaitre pour vouloir le bien. En cela Chesterton a l’intuition d’une hétérogénéité de l’âme humaine, Chesterton a l’intuition que la vérité, la vérité philosophique ou scientifique est toujours différente de la forme du bien. « La grande différence entre la morale du Moyen Age et la nôtre est que la nôtre concentre toute son attention sur les péchés qui sont ceux des ignorants et nie pour ainsi dire que les péchés des gens instruits soient des péchés. (…) Nous sommes toujours prêts à qualifier de saint ou de prophète l’homme instruit qui visite les chaumières pour donner quelques bons conseils aux gens sans instruction. Mais la conception médiévale du saint ou du prophète était bien différente. Le saint ou le prophète médiéval était un homme sans instruction qui pénétrait dans les grandes maisons pour distribuer quelques bons conseils aux gens instruits. »

 

Ce qui plait à Chesterton à l’intérieur du Moyen Age c’est ce qu’il appelle magnifiquement le mysticisme de masse. « Ce qui est irrationnel est à la portée de tous. C’est pourquoi la religion est née de si bonne heure et s’est étendue si loin, tandis que la science est venue au monde si tard et ne s’est pas répandue du tout. L’histoire démontre d’une manière lumineuse qu’il n’y a que le mysticisme qui ait la moindre chance d’être compris des masses. »

 

Pour Chesterton, ce que le Moyen Age donne d’abord à sentir c’est la forme non-historique de l’âme, la forme anachronique de l’âme, la forme à la fois artificielle et anachronique de l’immortalité de l’âme. « Les gens du Moyen Age, avec beaucoup plus de bon sens qu’il n’est de mode de l’admettre aujourd’hui, considéraient au fond l’histoire naturelle comme une sorte de plaisanterie et ils considéraient l’âme comme très importante. »

 

Ce qui plait aussi à Chesterton à l’intérieur du Moyen Age, c’est la manière des hommes du Moyen Age d’envisager les gestes du travail, d’imaginer les gestes du travail, c’est la manière des hommes du Moyen Age d’imaginer les gestes du travail à la fois comme des empreintes particulières du caractère et comme des partages d’emblèmes, comme les partages d’emblèmes de la communauté.

 

Pour Chesterton, il y a une mémoire simple du monde. Pour Chesterton, les hommes partagent une mémoire simple du monde, une mémoire simple de la présence du monde. Et malgré tout cette mémoire simple du monde, les hommes l’oublient aussi à chaque instant. Pour Chesterton, les hommes oublient à chaque instant qu’ils partagent la mémoire du monde, la mémoire de la présence du monde. « Nous sommes trop portés à oublier que tout ce qui se reproduit est éternel, que les tons subtils et les couleurs délicates des collines ou des cieux ont été vus par les poètes et les sages primitifs comme par nous… » Et c’est précisément parce que les hommes partagent le sentiment de la présence du monde et malgré tout oublient à chaque instant ce sentiment que le monde apparait comme « un tremblement de terre qui aurait eu de l’humour. »