Notes de Lecture à propos de Francis Ponge 001.

 

 

 

« Les arbres et les plantes qui manquent de têtes n’ont pas un visage permanent comme les animaux. Ils ont un ou plusieurs visages à certaines époques de l’année. Puis ces visages fanent et disparaissent, s’éclipsent. » 

Par la répétition, l’écriture de Ponge tente de végétaliser chaque chose. Par la répétition, l’écriture de Ponge tente de transformer chaque chose en arbre. Ainsi aussi par la répétition, l’écriture de Ponge multiplie les têtes de chaque chose. L’écriture de Ponge multiplie les visages de la chose. Par la répétition, l’écriture de Ponge transforme chaque chose en hydre. Ainsi l’éthique de la chose de Ponge n’est pas une éthique du visage unique comme celle de Levinas. L’éthique de la chose de Ponge apparait comme une éthique de la multitude des visages, une éthique de la prolifération des visages. L’écriture de Ponge essaie de donner à sentir la chose comme hydre végétal, hydre végétal qui dispose d’une multiplicité de têtes. L’écriture de Ponge affirme une éthique de l’éclipse du visage ou plutôt une éthique de la prolifération d’éclipses du visage, de l’hydre d’éclipse du visage.   

 

« Du visage… C’est là que se lisent les sentiments. » 

Ponge écrit le visage des choses afin de parvenir à lire les sentiments de ces choses. Pour Ponge écrire c’est montrer les sentiments des choses par les gestes de leur visage, par les gestes métaphoriques de leur visage. Ponge essaie de donner à sentir les gestes métaphoriques du visage des choses.

 

« Ainsi la lumière, ne serait qu’une qualité seconde …une qualité seconde du temps. Le Temps, l’Ecoulement, le Rythme seraient premiers. L’espace, la lumière ne viendraient qu’ensuite comme apparence et qualités secondes. La lumière n’étant que les yeux brillants du temps, du temps noué en fruits, en astres, provisions de temps futur, d’avenir, de vie. » (L’Asparagus) 

Ainsi pour Ponge, le rythme apparait antérieur à la lumière. Pour Ponge, le rythme de la nuit apparait antérieur au regard de la lumière. Pour Ponge, le rythme d’aveuglement de la nuit, le rythme fructiphore de la nuit, le rythme d’aveuglement fructiphore de la nuit apparait antérieur au regard de sens de la lumière. Par la répétition, Ponge essaie de donner à sentir ce rythme d’aveuglement antérieur de la nuit.

 

Par le geste de la répétition, ce que cherche à donner à sentir l’écriture de Ponge, plus encore que la fleur, c’est le fruit. Ponge cherche à dire chaque chose comme un fruit, un fruit du temps, un fruit impeccable du temps. Pour Ponge chaque chose apparait comme un fruit de l’arbre du temps, un fruit de l’arbre impeccable du temps. « Les fruits, les astres, les ampoules ne seraient que des nœuds du temps, brillant à cause de leur pouvoir, de leur joie de pouvoir resemer la vie. » Ponge cherche à dire la puissance fructifiante du monde, l’effort fructifiant du monde, l’insistance de sa prolifération c’est à dire à la fois l’essor et l’équilibre, la tension et la tenue foisonnante du monde.

 

« Voici donc d’une part les fruits, et d’autre part (mais c’est la même chose) les étoiles… » 

Par le geste de la considération nocturne Ponge transforme ainsi chaque chose en étoile-fruit, en étoile-fruit de l’extrême proximité. Etoile-fruit du pain, étoile-fruit du savon, étoile-fruit du galet, étoile-fruit du cageot, et évidemment étoile-fruit du soleil.

 

 

« Les paroles ne me touchent plus que par l’erreur tragique ou ridicule qu’elles manifestent, plus du tout par leur signification. » 

Ainsi ce qui émeut profondément Ponge, ce n’est pas le sens du discours. Ce qui émeut profondément Ponge, c’est l’errance même du langage, l’errance à la fois fatale et dérisoire du langage à l’intérieur du monde. Pour Ponge, le langage erre à la fois d‘homme à homme et de de chose à chose, d’homme à chose et de de chose à homme à l’intérieur du monde.

 

Le problème de l’équilibre est très important pour Ponge. Comment tenir en équilibre entre l’horizontalité et la verticalité, c’est le problème du Pré. Pour Ponge, la seule manière de tenir en équilibre entre l’horizontalité et la verticalité c’est d’affirmer l’antériorité du Pré, c’est à dire d’affirmer l’antériorité des particules du langage, d’affirmer les particules de préposition du langage. Pour Ponge la seule manière de tenir en équilibre c’est d’affirmer la préposition même du langage, la préposition de l’écriture, la préposition de l’écriture comme chose du monde. Préposition de l’écriture plutôt que préexistence. Pour Ponge le langage ne préexiste pas au monde, le langage plutôt prépose le monde, le langage apparait comme la puissance de préposer le monde, le pouvoir toujours vert, toujours violemment vert de préposer le monde. Pour Ponge le langage apparait comme la puissance qui parvient à provoquer la pose du monde, la puissance qui parvient à faire tenir la pose, la proposition de pose du monde.

 

Pourtant je n’ai pas le sentiment que cette antériorité du Pré soit pour Ponge (ainsi que Derrida le dit) celle du passé. Cette antériorité du Pré serait plutôt pour Ponge, celle-là même du présent. C’est comme si pour Ponge, la présence d’une chose apparaissait par évocation ou provocation. Pour Ponge, la présence d’une chose apparait évoquée ou provoquée par l’appel même du langage qui ainsi la pose, qui par là-même la pose. Ponge n’est pas chrétien. Ponge n’a pas le sentiment que le langage crée les choses. Ponge est païen. Ponge a le sentiment que le langage pose les choses. Sans le langage les choses existeraient, malgré tout elles ne trouveraient pas la forme de leur pose à l’intérieur du monde. Pour Ponge, la poésie ne crée pas l’existence des choses. La poésie pose l’existence des choses.

 

« Le hasard des poses où vous force le désespoir. » 

Et ainsi paradoxalement par la répétition de chaque phrase Ponge affirme le hasard des poses du désespoir. L’écriture de Ponge ne déclare pas seulement le hasard des poses de désespoir de l’homme, l’écriture de Ponge déclare le hasard des poses de désespoir de chaque chose. Pour Ponge, ce n’est pas seulement l’homme que le hasard force à jouer à chat perché. « Il faut être perché, même en équilibre instable lorsque le chasseur passe. Faute de quoi il vous touche, c’est alors la mort ou la folie. » C’est comme si Ponge avait l’intuition que les choses sont elles aussi forcées à jouer à chat perché, que les choses elles aussi adoptent des poses absurdes par crainte d’un hypothétique chasseur et que ce chasseur c’est précisément l’homme. Ponge a ainsi l’intuition que l’homme est un chasseur de choses.