Malcolm de Chazal, Génie Mystique de la Sensation. 

 

 

 

J’ai le sentiment qu’il est préférable de dire pour commencer les choses avec clarté. Sens Plastique de Malcolm de Chazal apparait comme le livre le plus extraordinaire jamais écrit. Il y a plus d’énigmes sensorielles à l’intérieur de vingt pages de Sens Plastique que dans les œuvres complètes de Rimbaud. Aucun auteur n’est apte à rivaliser avec la puissance de révélation sensorielle de Chazal, pas même Shakespeare ou Lautréamont. 

 

Et pourtant Malcolm de Chazal reste un auteur encore méconnu. A notre époque presque aucun écrivain n’en parle. En effet selon la doxa moderniste, la révolution poétique a été accomplie en France à la fin du 19eme siècle par Lautréamont, Rimbaud et Mallarmé. Ensuite au 20eme siècle il ne resterait plus alors que des miettes même pour des génies comme Péguy, Ponge ou Michaux. Il est certes admis qu’il y a parfois encore quelques sursauts exaltants, Luca ou Tarkos par exemple. Cependant traine en filigrane dans l’air l’idée stupide que tout a été dit. 

 

Chazal n’appartient pas à l’histoire de la littérature. Et c’est très bien ainsi. Chazal serait plutôt en effet celui qui écrit après la littérature ou en dehors de la littérature, comme Thelonious Monk apparait comme celui qui invente des formes de silence en dehors de la musique. 

 

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ceux qui ont approché spontanément l’œuvre de Chazal ce sont d’abord autant des peintres (Braque et Dubuffet) que des écrivains (Paulhan, Breton, Bataille et Ponge). Chazal écrit en effet comme un peintre. Ce que Braque lui dit d’ailleurs d’emblée. « Votre livre n’est pas un livre de littérature, mais c’est un livre écrit par un peintre. C’est un album de couleurs. Pourquoi ne pas peindre, vous êtes plus grand peintre que moi ! Vous connaissez mieux les couleurs que moi. Vous avez une perception inouïe. » De même Gaston Bachelard dira aussi de manière élogieuse de Sens Plastique que c’est une « Bible des couleurs. » 

 

Il semble qu’André Breton ait compris la valeur de l’œuvre de Chazal, cependant cette reconnaissance était une sorte de malentendu. Chazal le dit explicitement son écriture n’est nullement comparable à l’écriture automatique surréaliste. « Ma prose, je dois le dire, n’a rien à voir avec le surréalisme, qui est un appel à la subconscience en « laissant courir » les rêves de l’esprit sur le dos des mots. Car ma méthode est tout autre, et implique une discipline du subconscient – subconscient que je guide et dirige dans les voies du conscient, en lui laissant toutes ses qualités de torrent spirituel, ma discipline constituant uniquement à contraindre cette forme de vie sur les bords, sur les berges extrêmes où ce torrent psychique passe dans les mots. » La reconnaissance de Paulhan elle aussi a été semblable à un non-sens. Ce qui passionne en effet Paulhan, ce sont les stratégies de la rhétorique et l’écriture de Chazal apparait précisément comme celle qui vient après la rhétorique, après le sommet rhétorique de Lautréamont et de Mallarmé. C’est pourquoi celui qui a sans doute compris avec le plus de netteté les enjeux exacts de l’œuvre de Chazal, ce fut Ponge. Après avoir lu Sens Plastique, Ponge dit ceci. « Cet homme a été plus loin que Lautréamont. » Pour un immense admirateur de Lautréamont comme Ponge, la louange est gigantesque. Et j’ai le sentiment qu’elle apparait en effet exacte. 

 

L’œuvre de Chazal apparait ainsi quasi-incomparable. La seule œuvre qui lui soit parfois comparable ce serait celle de William Blake, la même mégalomanie et la même innocence, la même mégalomanie innocente. Chazal avait d’ailleurs de l’admiration pour Blake. « Le cas de Blake est beaucoup plus étrange que celui de Rimbaud. Rimbaud a abandonné, après avoir touché à ce qui, pour lui, était les limites de résistance humaine de la conscience. Blake, lui, n’abandonne à aucun moment : il meurt poète, alors que Rimbaud est mort trafiquant. » « Nietzche est devenu fou, pour avoir tenté par un mode rationnel le dépassement de l’ordre naturel. Blake a échappé à la folie justement par l’irrationnel, étant plus poète que Nietzche. » Chazal considérait aussi cependant que Blake restait un génie incomplet, un génie inachevé. « A mon sens, il a manqué à Blake la force totale, que ni Nietzsche ni les poètes du passé n’ont possédé. Blake avait un cœur, mais qui n’était pas un cœur d’airain. Il a manqué à Blake, d’être un monstre de la sensibilité. Ces « monstres » sont les seuls équilibrés, qui seuls atteignent parce qu’ils sont les plus aimants, les seuls aimants, les vrais aimants. » 

 

(Sinon les très rares auteurs que Chazal accepte de rapprocher parfois de son écriture, ce sont assez bizarrement d’ailleurs, Cocteau dont il apprécie la formule « les noces mystiques de la conscience et de l’inconscient » et Salvador Dali, pour sa méthode paranoïaque critique.) 

 

J’ai ainsi le sentiment qu’il apparait aujourd’hui temps de dire que l’œuvre de Chazal est l’une des plus importantes, l’une des plus cruciales qui soient. Ponge et Dubuffet le savaient déjà en 1948, il semblerait cependant que cela ait été oublié. Seuls quelques auteurs, Laurent Beaufils, Bernard Violet et Eric Meunié ont essayé de le rappeler. J’ai ainsi le sentiment qu’il apparait maintenant nécessaire que l’œuvre de Chazal soit à la fois lue et précisément évoquée, lue et méthodiquement commentée afin qu’elle devienne ainsi le centre des enjeux de l’écriture française et même de l’écriture mondiale du 21eme siècle. Évidemment pour cela elle doit d’abord être éditée en intégralité. La lisibilité restreinte de l’œuvre de Chazal est en effet aussi incompréhensible qu’inadmissible.

 

 

La dégaine physique de Chazal apparait sans aucune relation avec l’image stéréotypée du poète. Sur les photos il ressemble plutôt une sorte de notaire dément, à un huissier de l’ahurissement en goguette sur la plage, avec une tête d’iguane orgueilleux, une gueule de varan avarié d’extrême solitude. Chazal a un visage en lame de pastèque, un visage scandé d’éclairs coquets, un visage dévoré d’éclairs de coquetterie médiumnique. 

 

Chazal a un visage de varan rêveur. Chazal a à la fois une tête de varan et une tête de banquier. Chazal a un visage de varan-banquier. Chazal a le visage d’un banquier qui rêve de devenir un varan comme le visage d’un varan qui rêve de devenir un banquier, un varan qui rêve de devenir le banquier de ses sensations, le banquier de l’absolu, le banquier des sensations de l’absolu. (L’attitude de Chazal envers l’argent est en effet ambivalente. Chazal à la fois condamne l’argent et il aime aussi l’argent d’une façon bizarre, d’une façon mathématiquement religieuse « L’argent est la chose la plus ignoble et la plus élevée qui soit. » « Je considère qu’il y une équation absolue : argent = Dieu. » (Chazal retrouve alors une obsession essentielle de Léon Bloy.) 

 

 

Malcolm de Chazal apparait à l’évidence comme un génie. Malgré tout il n’est pas certain que Chazal soit un génie de la littérature, ni même un génie de l’écriture. Chazal apparait plutôt comme un génie de la sensation, un génie de la sensation inscrite, un génie de la sensation inscrite à la surface du papier. Lire Chazal c’est savourer l’extase insensée d’apparaitre à chaque instant enseveli à l’intérieur d’une avalanche de sensations. 

 

Chazal inscrit des sensations. Chazal inscrit des sensations à la surface du papier. Chazal inscrit des sensations de silence, des silences de sensations à la surface du papier. Chazal sténographie des sensations. Chazal note simplement des sensations, des suites de sensations, des tas de sensations, des tas de sensations à la surface du papier. Chazal écrit comme un fonctionnaire de l’enthousiasme. Chazal écrit comme le bureaucrate de l’extase. Chazal inscrit des sensations comme le notaire de son extase. 

 

Ecrire pour Chazal c’est simplement inscrire la sensation. « Mon mode d’écrire est sensation pure, ma prose est corps-fleuve de sensations, et par conséquent n’a nullement besoin de devenir sensation, car elle l’est. » « La poésie n’est totale que lorsque le mot est total pour la forme de sensation émise, et que la sensation n’aurait pu trouver aucun autre mot plus apte à la contenir. » En cela l’écriture de Chazal apparait extrêmement simple, schématique, rudimentaire, primitive et même naïve. L’audace paradoxale de Chazal c’est ainsi d’écrire des sensations précises avec une extrême simplicité. 

 

Chazal affirme l’énigme de la sensation, l’énigme immédiate de la sensation. Ecrire pour Chazal c’est simplement répondre à l’énigme du monde, à l’énigme de la présence du monde par l’énigme de la sensation, par l’inscription de l’énigme de la sensation, par la déclaration de l’énigme de la sensation. Ecrire pour Chazal c’est déclarer l’énigme immédiate de la sensation afin de répondre à l’énigme de la présence du monde. Chazal écrit afin de répondre au monde, afin de répondre à la présence du monde. Chazal écrit afin de répondre à la présence du monde par le geste de donner une forme symbolique aux sensations que la présence du monde provoque. 

 

Chazal ne pense pas, Chazal ne réfléchit pas. « Je nie l’intelligence en tant que faculté telle qu’on la comprend communément. » Chazal médite. Chazal médite par sensations. Chazal médite par suite de sensations. Chazal médite par imagination immédiate, par imagination instantanée. Chazal médite par imagination immédiate de la sensation, par imagination instantanée de la sensation. C’est ce qu’il appelle « la manière catalysante de méditer. » Chazal imagine par associations de sensations comme il médite par dissociations d’idées. 

 

Pour Chazal l’écriture vient de la sensation et non de la pensée, et cela simplement parce que la pensée elle-même vient de la sensation. « Il n’est aucune activité mentale quelque abstruse soit-elle, abstraite, sèche ou dénuée d’image, qui ne contienne dans son tréfonds, dans son modus de formation initiale et dans la trame même de ses maillons, un point de départ affectif et une imbibition sensitive. ( …) Car la pensée n’a aucun pouvoir d’attraction par elle seule. La pensé n’est pas un aimant. L’aimant, c’est la sensibilité. La sensibilité, c’est le noyau de vie qui attire les idées. » 

 

Chazal écrit comme un mystique de la sensation, comme un matérialiste mystique de la sensation. Pour Chazal le problème de l’écriture apparait d’abord comme un problème de la sensation, comme un problème de la sensation de l’âme. « Le corps poétique, sous ma plume, sert à créer une ouverture, un exutoire de la sensation, et non à contenir la sensation qui est déjà dans mon mode d’écrire – la sensation étant la colonne vertébrale, les vertèbres, la moelle épinière, et la matière grise même de mon verbe. » 

 

Chazal ne fait pas de différence entre une phrase et une sensation. Pour Chazal écrire une phrase, c’est apparaitre possédé par une sensation, c’est apparaitre possédé par la certitude d’une sensation. Chazal phrase la sensation. Chazal phrase la sensation comme aphorisme de l’imagination. Les aphorismes de Chazal ne sont pas des aphorismes de la pensée. Les aphorismes de Chazal apparaissent comme des aphorismes de l’imagination. « Je note purement et simplement des sensations qui ne mènent qu’ensuite à l’image, à l’idée-image, à l’image-idée ou à l’idée toute pure, et que le lecteur assimilera avec plus ou moins de rapidité, dépendant de l’intensité de sa sensibilité. » 

 

Chazal à l’inverse de Rimbaud n’annonce pas à chaque page des visions qui restent finalement virtuelles. Chazal ne prophétise pas des visions. Chazal inscrit simplement des sensations insensées. Et ces sensations insensées ce ne sont pas même des visions, c’est beaucoup plus intense que cela. « C’est dans cet éclair que Chazal a solidement bâti sa demeure. Il en sort, y rentre à volonté. Il en a explore tous les coins, les couloirs, les alentours. » Paulhan. Chazal demeure ainsi à l’intérieur de l’éclair de la sensation. Chazal demeure à l’intérieur de l’éclair du silence, à l’intérieur de l’éclair de silence de la sensation. 

 

L’écriture de Chazal apparait profondément mystique. Chazal ne croit pas aux pouvoirs du langage. Pour Chazal le langage en lui-même n’a aucune puissance, aucun pouvoir. Chazal a le sentiment que le silence de la sensation parvient à approcher les formes du monde de manière beaucoup plus intense que les structures du langage. « L’amphore de la langue est trop poreuse, le vase des mots pas assez profond, pour retenir et emprisonner l’immensité de la sensation. » Ainsi pour Chazal écrire ce n’est pas raffiner les structures du langage afin d’atteindre le monde. Pour Chazal écrire ce serait plutôt court-circuiter la structure rationnelle du langage par l’éclair sensoriel de l’imagination, par l’éclair sensuel de l’imagination. 

 

L’écriture de Chazal apparait ainsi comme une écriture de la certitude, « Beaucoup se sont étonnés du style affirmatif de mes écrits. Il n’existe cependant aucun autre mode qui eut pu lui être substitué, car telle est la manière d’écrire de la divination. Pour celui qui écrit sous la dictée du surnaturel, le peut-être et le possiblement ne sont que des mots morts, l’éclair fulgurant de la divination ignorant les circonlocutions et les détours du style, son verbe étant tout de certitude et empreint de foi. » et paradoxalement aussi de la certitude insouciante, de la certitude désinvolte. « L’on a parfois reproché à Chazal d’être à l’extrême, concerté, volontaire, tendu. S’il est un point qui me frappe au contraire, c’est le naturel, le laisser-aller, je dirais presque la négligence avec laquelle il nous donne désormais de ses nouvelles… » Paulhan. 

 

 

La sensation pour Chazal n’est jamais isolée, n’est jamais réduite au fonctionnement d’un organe. La sensation apparait toujours comme un geste de l’intégralité de la chair. « Vue, ouïe, odorat, goûter sont des facultés en bloc dans le corps. » Ainsi pour Chazal, les cinq sens ne sont pas des fonctions exclusives des organes sensoriels. Pour Chazal, c’est l’intégralité de la chair qui goûte, l’intégralité de la chair qui touche, l’intégralité de la chair qui écoute, l’intégralité de la chair qui hume, l’intégralité de la chair qui voit. « L’homme a une conception localisée des sens. Ainsi, pour lui, on ne goûte que de la bouche, on n’entend que du tympan, on ne voit que de l’œil, on ne sent que du nez. Moi, je nie cette grossière apparence. Autant que notre palais, nos organes goûtent la nourriture au sein du corps. Notre corps tout entier sent les parfums que véhicule notre sang, transmettant l’odeur d’une région à une autre du corps humain. Le cerveau entend de la peau, des cartilages, des muqueuses et de l’os autant que du tympan. On voit des pores et du moindre carré de notre chair autant que de l’œil lui-même. » 

 

Chazal invente ainsi une forme d’écriture qui essaie d’accomplir à chaque instant la coïncidence intégrale des cinq sens. Chazal essaie de déclarer à chaque phrase les cinq sens à la fois. Chazal essaie d’écrire la coïncidence des cinq sens à chaque phrase, à chaque instant, à chaque phrase de l’instant. Sentir par la coïncidence des cinq sens c’est ainsi sentir qu’il existe une chair intégrale à l’intérieur de chaque fragment de la chair. Cette forme de coïncidence des sensations révèle ainsi par exemple que la main dispose d’un cœur, d’un foie et d’un front, que le crâne dispose d’épaules, d’un sexe et de genoux et que la poitrine dispose d’une bouche, d’yeux et de tympans.  

 

L’écriture de Chazal essaie ainsi de montrer comment les fragments de la chair se projettent à chaque instant les uns à l’intérieur des autres. L’invention majeure de l’écriture de Chazal, c’est sa manière de projeter des fragments de la chair à l’intérieur d’autres fragments de la chair. L’écriture de Chazal révèle ainsi une forme de correspondance entre les différents fragments de la chair. A l’intérieur de l’écriture de Chazal chaque fragment de la chair apparait apte à correspondre avec chacun des autres fragments de la chair. A l’intérieur de l’écriture de Chazal les correspondances ne sont pas uniquement sensorielles, elles apparaissent aussi respiratoires, digestives ou cardiaques. « Le corps humain est un univers emboité à parties interchangeables par relations de symboles, chaque microcosme reflétant le macrocosme tout entier et comme un tout, et chaque microcosme contenant tous les autres microcosmes par symbolisations mutuelles. » 

 

L’écriture de Chazal affirme le jeu de projeter les formes du visage à l’intérieur du corps comme de projeter les formes du corps à l’intérieur du visage. Ainsi pour Chazal à la fois chaque fragment de la chair apparait comme un visage, chaque fragment de la chair a un visage, par exemple le ventre a une bouche, un front, des paupières, des oreilles et des yeux, et chaque fragment du visage apparait comme une chair globale, par exemple la bouche a un ventre, des épaules, des bras, des mains, des jambes et des pieds. « Le corps humain est en même temps à mille visages et à visage unique. La face n’est que l’apex de ce corps-tout visage. (…) le corps est « visage » dans la moindre de ses parties… » Et parfois même de manière plus radicale, chaque fragment de la chair a un visage et un corps, c’est-à-dire par exemple le genou a un crâne et un ventre. Et chaque fragment du visage a un corps et un visage, c’est-à-dire par exemple la bouche a des paupières et des aisselles. C’est pourquoi à l’intérieur de l’écriture de Chazal le genou goûte avec la même évidence que les sourcils flairent, que les bras écoutent et que la bouche marche. 

 

Pour Chazal la précision de la sensation affirme ainsi une pulsion de correspondance quasi-tératologique de la chair. Par la sensation, la chair correspond (co-répond) à sa propre présence, la chair co-répond à son apparition même à l’intérieur du monde. La forme des correspondances pour Chazal n’est donc pas celle de Baudelaire où les images, les sons, les goûts et les parfums se répondent, elle apparait beaucoup plus ample et proliférante que cela. Ce serait plutôt une forme de correspondance monstrueuse où par exemple le front, le cœur, la bouche, les yeux, les mains, les pieds, les poumons et le sexe se répondent par la coïncidence exacte des cinq sens. La forme des correspondances pour Chazal invente ainsi quelque chose comme une orgie intra-organique, une orgie cénesthésique, l’orgie tératologique d’une réponse proliférante de la chair à elle-même, l’orgie tératologique des réponses arborescentes de la chair à elle-même. 

 

L’écriture de Chazal projette ainsi non seulement à chaque instant les sensations les unes à l’intérieur des autres et aussi surtout projette la coïncidence des cinq sens à l’intérieur de fragments de la chair qui selon les a priori de la rationalité scientifique semblent dépourvus de pouvoirs sensoriels. Pour Chazal, chaque fragment de la chair dispose ainsi de cinq sens. Ainsi par exemple le sexe touche, le sexe voit, le sexe hume, le sexe goûte, le sexe entend. Ou encore le cou touche, le cou voit, le cou hume, le cou goûte, le cou entend. Et de même aussi plus étrangement encore, le cou du sexe touche, le cou du sexe voit, le cou du sexe hume, le cou du sexe goûte, le cou du sexe entend. Et c’est précisément cette projection imaginaire des cinq sens à l’intérieur de chaque fragment de la chair qui provoque l’incroyable sensualité de l’écriture de Chazal. 

 

Pour Chazal cette coïncidence des cinq sens c’est la forme même de la volupté. Pour Chazal cette projection imaginaire des fragments de la chair apparait comme le geste même de la volupté. « La volupté met le corps en court-circuit. Dans la volupté, on sent ses orteils dans la tête, sa propre bouche un peu partout dans le corps, le genou à la place des épaules, et les épaules dans les cuisses, les bras ayant entre temps tout entiers passé dans le torse ; et l’on chercherait vainement la place des reins… »  Chazal n’écrit pas des visions, Chazal écrit ainsi plutôt des voluptions. Chazal écrit des révélations de volupté. Chazal écrit des révélations immédiates de volupté, des certitudes immédiates de volupté. 

 

Chazal déclare la volupté de la sensation. Chazal déclare les formes de volupté de la sensation. Chazal déclare la sensation comme symbole de la volupté, comme symbole immédiat de la volupté, comme symbole immédiat de l’extase. Chazal déclare la sensation comme symbole immédiat du geste d’imaginer, comme symbole immédiat de la volupté d’imaginer, comme symbole immédiat de la volupté d’imaginer le monde. Ainsi pour Chazal la volupté affirme la forme même de l’imagination. Pour Chazal c’est la volupté même d’exister à l’intérieur du monde qui provoque l’aisance immédiate d’imaginer le monde. 

 

 

Chazal appelle aussi sixième sens cette coïncidence des cinq sens. « Le sixième sens transporte la vue dans l’ouïe, transporte l’ouïe dans le goûter, transporte la vue dans l’odorat, etc. Cette façon que nous avons parfois de goûter de l’odorat, de humer un fruit dans la bouche même, est la plus sûre preuve de ce transport et de ce transfert des sensations, d’un sens dans un autre. » Ainsi pour Chazal la métaphore n’est pas une technique du langage, la métaphore apparait d’abord comme un geste de la sensation même. La métaphore n’est pas une construction du langage, la métaphore survient comme une invention de la chair. La métaphore ne révèle pas des relations logiques entre les choses. La métaphore montre plutôt les coïncidences de formes des choses, les connivences de formes entre les choses. Et le langage n’est que l’outil qui capte ces coïncidences de formes. Pour Chazal la sensation apparait ainsi toujours déjà comme métaphore de l’immédiat, comme métaphore de la présence immédiate de chaque chose. La sensation métaphorise la présence même du monde. La sensation apparait toujours déjà comme métaphore c’est à dire comme hypothèse de métamorphose. 

 

Cette sensualité proliférante de Chazal provoque ainsi une forme de féerie paradoxale, une féerie de la matière, la féerie paradoxale de la matière même. Chazal invente ainsi un étrange matérialisme féerique, un étrange matérialisme de l’âme, un paradoxal matérialisme féerique de l’âme. 

 

L’écriture de Chazal apparait comme celle de l’intuition absolue, de l’intuition intégrale, de l’intuition intégrale de la sensation. L’écriture de Chazal affirme l’intuition absolue par la connivence de la sensation et de l’imagination. L’écriture de Chazal apparait comme celle de l’intuition absolue c’est-à-dire comme celle où la sensation toujours déjà imagine et où l’imagination toujours déjà sent. « Une forme d’intuition ayant l’âme comme base, un don de plongeon. » 

 

L’intuition absolue de Chazal apparait ainsi comme celle de la sensation animale c’est-à-dire celle de la sensation de l’âme. L’écriture de Chazal apparait comme celle de la sensation animale mystique, de la sensation animale du silence comme de la sensation mystique de l’âme. « Un langage bien à moi où la précision poétique s’allie à la poésie des mots crus, où l’abstrait passe bras dessus bras dessus avec le concret, où les formes de rhétorique sont piétinées parce que la sensation doit à tout prix passer avant l’idée, où la syntaxe - ces bonnes manières du style- doit être souvent mise au rancart et parfois reniée, parce que la sensation brute, en voyou des sens, ne s’accommode pas de nos mœurs littéraires de civilisés, étant semblable à l’instinct qui refuse toute discipline. » 

 

Il y a pour Chazal une course alogique du génie, un bond de tigre alogique du génie, un bond d’animal alogique du génie. « Le génie, homme à super-sensibilité et à super esprit d’association, qui ne logicise pas, car la course n’a rien à voir avec la marche, qui bondit vers les idées neuves comme le tigre sur sa proie, pour la ramener ensuite toute entière dans sa gueule. » « Le génie n’a pas besoin de « pas » dans l’esprit pour avancer, comme le fait le logicien (…) comme les pattes ne servent pratiquement à rien à l’oiseau dans son vol. » 

 

 

Pour Chazal, imaginer c’est aussi se métamorphoser en femme. Pour Chazal, imaginer c’est aussi le geste de sentir le monde à la manière d’une femme. Chazal considère en effet que seule la femme dispose de l’aptitude spontanée à enjamber instantanément les formes et les événements afin de révéler des correspondances inouïes. Pour Chazal, seule la femme sait comment improviser à chaque instant des ponts de sentiments entre des formes inconnues. « Aussitôt qu’il s’agit de rattacher deux formes de vie qui n’ont aucun lieu de raccord apparent dans l’espace et le temps, aussitôt qu’il s’agit de faire pont entre des « inconnus » qui n’ont aucun dénominateur commun- pour ces franchissements dans le vide, l’intelligence féminine transcende de très loin l’esprit mâle. » La femme sait comment enjamber les sensations. La femme sait à la fois comment enjamber l’écartèlement des sensations et aussi comment écarteler l’enjambement des sensations. La femme sait ainsi à la fois comment ouvrir et fermer à volonté le sexe de la sensation, comment ouvrir et fermer à volonté la pulsion sexuelle de la sensation. 

 

Pour Chazal, imaginer c’est une manière de provoquer l’efflorescence de la femme à l’intérieur de sa chair même. Pour Chazal, l’écriture apparait ainsi bisexuelle. Ecrire pour Chazal c’est savoir se transformer en femme parce que Chazal considère que la femme dispose de plus d’intuition sensorielle que l’homme. « Cette pensée qui passe d’un objet à un autre n’ayant aucun lien direct dans le visible, cette forme de pensée qui enjambe et qui passe de causes à effets sans argumentations intermédiaires - ce mode de penser est celui de l’intuition transcendantale, que certains rares esprits masculins possèdent, mais dont toute femme est nantie de naissance. » Malgré tout écrire pour Chazal c’est savoir aussi rester un homme parce que Chazal considère que seul l’homme parvient à fixer ce qu’il imagine avec des mots, que seul l’homme parvient à phraser ce qu’il imagine, à phraser les formes de son imagination. « Dans le domaine de la pensée, la femme a la perception géante, l’intuition immense, le sens divinatoire incomparable, mais ces éclairs fulgurants, aussitôt formés, meurent sur place, par impouvoir de se condenser, par incapacité de se mouvoir dans les mots. » 

 

 

« Un jour j’ai senti que mon cerveau se retournait. J’avais l’impression de penser à l’envers. 

(...) J’arrivais à cette pensée sens-plasticienne où l’homme regarde une fleur et voit la fleur le regarder. (…) cet événement correspond à la pomme de Newton. C’est-à-dire au moment où toute la vie d’un homme, toute sa pensée est retournée par une expérience. » 

Chazal affirme ainsi l’intuition comme révulsion du cerveau, révulsion du cerveau par la sensation, révulsion du cerveau par la gravitation de la sensation. A l’intérieur de l’écriture de Chazal l’intuition survient comme révulsion instantanée du cerveau par la gravitation de silence de la sensation. 

 

Ecrire pour Chazal c’est le geste de retourner le cerveau par la sensation du crâne comme par le crâne de la sensation. Ecrire pour Chazal c’est le geste de retourner le cerveau par le crâne-vagin de la sensation, par le crâne-vagin de la solitude, par le crâne-vagin de solitude de la sensation, par le crâne-vagin du silence, par le crâne-vagin de silence de la sensation. Ecrire pour Chazal c’est le jeu d’ascèse de retourner le cerveau comme un vagin de vide, comme un vagin d’âme, comme le vagin de vide de l’âme. 

 

« Ma tête est l’os du livre. Ainsi il n’y a aucune distance entre mes organes et Sens Plastique qui les a traversés. » 

Il y a en effet pour Chazal quelque chose comme une ossature de la sensation, un squelette de la sensation, une architecture de la sensation, une architecture vertébrale de la sensation. Et ce qui révèle cette architecture vertébrale de la sensation, c’est la volupté de la chair, c’est la solitude de la chair, c’est la volupté de solitude de la chair. 

 

Immense solitude de Chazal. Immense solitude de Chazal qui apparait malgré tout comme une extrême volupté. Solitude cosmique de Chazal. Chazal apparait ainsi seul au monde et devient ainsi seul comme le monde. Chazal apparait ainsi seul au monde et devient ainsi un monde de solitude. Chazal apparait ainsi seul au monde jusqu’à devenir le symbole de la solitude du monde. 

 

Pour Chazal la sensation apparait par la solitude. Pour Chazal, le silence de la sensation apparait comme le silence de la solitude. Le silence immense de la sensation apparait comme le silence immense de la solitude. Chazal affirme le silence immense de la sensation comme silence immense de la solitude. « La solitude touche à sa forme angélique et paradisiaque quand, au sein de tout bruit aboli, l’homme-orchestre le silence, moulant et pétrissant toutes les formes de silence en un, les mêlant à son propre silence intérieur qui tient ici le rôle de chef d’orchestre… » 

 

 

Ecrire pour Chazal c’est ainsi évoluer à l’intérieur de l’espace du somnambulisme lucide. « Je marchais le matin. J’étais dans un état de concentration et de déconcentration, de sommeil et de rêve. Ce que j’ai appelé par la suite : le somnambulisme lucide. » Ainsi pour Chazal  l’inspiration c’est simplement le somnambulisme lucide de l’immense joie. 

 

« La clef vient de ma vision retournée. Je l’eus un jour dans le jardin botanique de Curepipe. J’avançais dans la lumière de l’après-midi vers une touffe de fleurs d’azalées et je vis une de fleurs qui me regardait. La fleur devenait  subitement un être. La fleur devenait une fleur-fée. » 

Le somnambulisme lucide de Chazal affirme ainsi le geste de contempler le monde comme d’apparaitre contemplé par le monde. Par le somnambulisme lucide de l’imagination, la chair contemple le monde comme le monde contemple la chair. Survient ainsi une forme de connivence entre l’homme et le monde, une forme de connivence sensorielle avec le cosmos. Par le somnambulisme lucide de l’imagination, la chair rencontre le monde et le monde apparait comme présence. L’imagination pour Chazal c’est simplement le geste par lequel la coïncidence des cinq sens détruit le décor spectral de la pensée rationnelle et révèle ainsi le monde comme présence immédiate. Le somnambulisme lucide de l’imagination c’est simplement l’amour, le geste de l’amour. 

 

« C’est le jeu, le jeu de l’amour. Vous ne marchez pas dans le paysage, mais c’est le paysage, et son jeu, qui marchent avec vous. » 

Ainsi pour Chazal écrire c’est marcher main dans la main avec le monde. Ainsi pour Chazal écrire c’est marcher main à main, bouche à bouche, sexe à sexe, souffle à souffle, visage à visage et cou à cou avec le monde. Ecrire c’est simplement jouer à faire l’amour avec le monde, c’est simplement jouer à faire l’amour avec la présence du monde, avec la multitude de présences du monde. 

 

 

Il y a pour Chazal une importance prodigieuse des gestes. Pour Chazal, les correspondances n’apparaissent pas en effet seulement entre les sensations, elles apparaissent aussi et surtout entre les gestes. « Nous avançons la main comme nous posons le pied. Nous nous asseyons comme nous posons notre coude. La femme coud comme elle court. Nous crachons comme nous piétinons.  Nous rions comme nous dansons. Nous clignons de l’œil comme nous tapons du pied. ». Pour Chazal, les gestes d’un même homme répondent à la fois à ses autres gestes et aussi aux gestes d’autres existences que la sienne. 

 

Pour Chazal les gestes du monde se répondent les uns les autres. Pour Chazal les gestes des animaux se retrouvent ainsi à l’intérieur des gestes de l’homme, les gestes de l’homme se retrouvent à l’intérieur des gestes des végétaux, et les gestes des végétaux se retrouvent aussi à l’intérieur des gestes des animaux. Pour Chazal les gestes du monde se retrouvent en plus grands ou en plus petits en plus rapides ou en plus lents les uns à l’intérieur des autres. (Pour Chazal même les minéraux ont des gestes. Chazal évoque ces innombrables gestes minéraux à l’intérieur de son livre Petrusmok). 

 

Pour Chazal, il y ainsi des gestes de l’imagination. L’imagination donne à sentir les gestes du monde. L’imagination donne à sentir les correspondances entre les gestes du monde. L’imagination apparait comme une manière de faire coïncider les gestes du monde. (En cela Chazal retrouve étrangement l’idée de Kant d’un schématisme de l’imagination.) 

 

Pour Chazal, l’écriture affirme ainsi une manière de symboliser et même de catalyser, de catalyser symboliquement les gestes du monde. « L’écriture est l’expression dernière, la fixation ultime, la forme la plus ralentie de tous nos gestes. » « L’écriture des premiers hommes contenait les gestes-mots des bêtes, la plupart des gambades-mots des animaux, les animations-mots des plantes… » 

 

 

Pour Chazal chaque fragment de la chair apparait aussi comme le rythme d’un autre fragment de la chair. Chaque fragment de la chair apparait comme une forme de rythme, comme une forme d’accélération ou de ralentissement d’un autre fragment de la chair. « La bouche est un sexe au ralenti. » Ainsi pour Chazal, c’est comme si les fragments de la chair s’amalgamaient comme formes rythmiques les uns des autres, comme gestes rythmiques les uns des autres. Pour Chazal, les fragments de la chair se jettent ainsi les uns à l’intérieur des autres comme gestes rythmiques de leur apparition, comme gestes rythmiques de leur existence même. 

 

Pour Chazal, ce qui favorise cette correspondance entre les gestes des différents règnes, c’est presque toujours le cou. Chazal apparait en effet extrêmement sensible et attentif aux formes du cou. Chazal a l’intuition intense du cou comme lieu de coïncidence des gestes et cela simplement parce qu’il a l’intuition intense du cou comme lieu de coïncidence du visage et du corps.  

 

Pour Chazal, ce qui harmonise d’abord la gestuelle humaine, c’est la souplesse du cou, c’est la souplesse à la fois musculaire et mentale du cou. Pour Chazal ce qui harmonise la gestuelle humaine, c’est le caoutchouc du cou. « Le cou est le plus souple des joints élastiques. Le cou se meut à volonté sur trois plans. A ce titre, il n’y a que le caoutchouc qui puisse lui être comparé. » Par le caoutchouc du cou, l’homme parvient à harmoniser à chaque instant les différentes impulsions de son visage et de son corps. « Le caoutchouc possède mains, jambes, pieds et bouche comme nous, bras, poignets et mille autre attributs physiques du corps humain sous forme de symboles et de gestes. » Et par cette affirmation des gestes de l’imagination, Chazal invente ainsi quelque chose comme un cosmos de caoutchouc.  

 

 

L’écriture de Chazal sculpte le langage. L’écriture de Chazal sculpte le langage par la sensation. L’écriture de Chazal sculpte le langage par le silence de la sensation. L’écriture de Chazal sculpte le langage par l’instinct de la sensation, par l’instinct de silence de la sensation. L’écriture de Chazal scandalise le langage par la sensation. L’écriture de Chazal scandalise le langage par le silence de la sensation. Ainsi scandalisé, le langage devient une cascade, le langage se transforme en cascade de syllabes. En effet, comme Ponge, Chazal est un grand inventeur de syllabogisme. « Ma prose est une poésie de syllabes avant d‘être une poésie des mots. » 

 

L’écriture de Chazal rythme le langage avec la sensation. L’écriture de Chazal rythme le langage avec le silence de la sensation. « Dans Sens Plastique, je mets le rythme intérieurement aux mots. Ma poésie est derrière les mots. » L’écriture de Chazal rythme le langage par la chute debout de la sensation. L’écriture de Chazal scandalise le langage par la chute debout de la sensation, par la chute de silence debout de la sensation. A l’intérieur de l’écriture de Chazal, le langage tombe, le langage tombe d’extrêmement haut, le langage tombe comme une cataracte de syllabes, comme une cataracte de syllabes entre terre et ciel. 

 

Chazal essaie d’écrire sans les mots. « Les mots sont une construction de l’homme. La nature n’a pas de mots. » Chazal essaie d’écrire en dehors des mots, au-delà des mots. « Ce qui est fantastique dans Sens-Plastique, et ce qui m’a étonné moi-même, c’est que je parlais au-delà des mots. Je me suis dit : « Qui me comprendra si je parle au-delà des mots ? » Il y a une faculté qui permet de me comprendre : la perception. » 

 

L’écriture de Chazal n’utilise pas les mots en tant que signes. Chazal affirme plutôt chaque mot comme geste, comme geste de la sensation. L’écriture de Chazal affirme chaque mot comme phrase de la sensation, comme phrase immédiate de la sensation. L’écriture de Chazal affirme chaque mot comme geste-phrase de la sensation. 

 

Chazal transforme ainsi le problème de la syntaxe. Pour Chazal, la syntaxe n’est pas ce qui relie les mots à l’intérieur de la phrase. Pour Chazal, la syntaxe serait plutôt ce qui relie les sensations à l’intérieur de chaque phrase et même ce qui relie les sensations à l’intérieur de chaque mot. Pour Chazal, la syntaxe c’est ce qui entasse, ce qui sait comment entasser les sensations à l’intérieur de chaque mot. Ainsi à l’intérieur de l’écriture de Chazal, la phrase n’est pas le lieu de la syntaxe des mots. A l’intérieur de l’écriture de Chazal c’est plutôt le mot qui apparait comme le lieu de la syntaxe des sensations. Et cette syntaxe des sensations à l’intérieur de chaque mot a lieu de manière tacite, de manière intégralement tacite. « Ma manière d’écrire m’a mené inconsciemment à hachurer les mots afin d’empiler le plus de sensation possible dans le plus petit agglomérat de lettres de l’alphabet. » « Un de mes buts essentiels dans le domaine de la langue est de mettre dans chaque mot un geste total – forme de sténographie sensorielle dans un moule infime linguistique – afin d’atteindre à la « phrasification » des mots individuels. » 

 

Pour Chazal, le langage n’est ni l’outil ni la finalité de l’écriture. Pour Chazal les mots seraient plutôt ce qui reste de la foudre de l’intuition sensorielle. Les mots seraient plutôt les résidus de la transe foudroyante de l’intuition, les résidus de la transe foudroyante de l’intuition-sensation à la surface même du papier. Ainsi pour Chazal celui qui écrit apparait seulement comme celui qui essaie de sauvegarder malgré tout à la surface du papier les cendres de son extase, les cendres d’une extase de la sensation en dehors du langage. 

 

Chazal c’est l’anti-Joyce. L’écriture de Chazal c’est l’inverse même la rhétorique de Joyce. Chazal ne cherche pas à développer des structures complexes de langage, des structures verbales ultra-savantes et sophistiquées. Chazal se méfie en effet énormément des procédés rhétoriques, des techniques rhétoriques de la profession d’écrivain. « Plus l’art est un métier, moins la joie s’exprime. » 

 

Pour Chazal le problème de l’écriture n’est pas en effet un problème de langage. Chazal ne s’intéresse pas au langage. Chazal ne s’intéresse pas aux mots. Chazal essaie plutôt de construire une cathédrale de sensations. C’est pourquoi il ne s’attarde pas à développer de longs discours réflexifs à propos de sa truelle. Ainsi paradoxalement c’est la simplicité même de l’écriture de Chazal qui la rend difficile pour les lettrés. L’audace de Chazal c’est en effet de ne jamais désirer susciter un effet littéraire. L’audace de Chazal c’est de détruire à chaque instant le moindre souci rhétorique, le moindre désir rhétorique. 

 

« Evidemment l’auteur ne cherche pas à nous être agréable. Il ne cherche pas non plus à faire beau. Au fait, il ne cherche pas du tout. Plutôt il sait quelque chose, qu’il est forcé de nous dire. » Paulhan 

Chazal ne pense pas au lecteur quand il écrit. Chazal n’écrit jamais pour le lecteur ou contre le lecteur. Chazal n’écrit ni pour être agréable ni pour être désagréable au lecteur, ni pour plaire au lecteur ni pour lui déplaire, ni pour lui expliquer ses idées ni pour le convaincre, ni pour le troubler ni pour le surprendre. Chazal écrit simplement pour dire quelque chose. Chazal écrit simplement parce qu’il veut dire quelque chose, parce qu’il veut dire ce qu’il sent. Et c’est seulement ensuite qu’il offre au lecteur la forme de ce vouloir dire. C’est d’ailleurs pour cela que les livres de Chazal ne sont pas à proprement parler de la littérature. Malcolm de Chazal c’est plutôt ce qui survient après la littérature, à savoir une forme d’écriture mystique qui ne pense jamais au lecteur, une forme d’écriture mystique en dehors de la rhétorique, en dehors du désir de virtuosité rhétorique. 

 

La manière d’écrire de Chazal par son aspect profondément non-rhétorique apparait ainsi strictement inverse à celle de Lautréamont. Et pourtant aussi leurs deux écritures provoquent un sentiment presque semblable, celui de révéler la crudité même l’écriture. 

 

Il n’y a aucune rhétorique chez Chazal. C’est pourquoi son écriture apparait parfois presque illisible. Chazal n’écrit pas en effet pour un lecteur. Chazal n’adresse pas ce qu’il écrit à un lecteur. Chazal n’écrit pas non plus pour lui-même. Chazal adresse plutôt ce qu’il écrit au monde. Chazal adresse ses phrases à la présence du monde, à la présence même du monde.  

 

Le jeu auquel joue Chazal apparait d’abord comme un jeu entre son existence et celle du monde et ce n’est qu’ensuite qu’il donne à voir ce jeu au lecteur. Cependant le lecteur ne participe pas au jeu, il n’en est que le spectateur. En effet à l’instant où Chazal joue avec le monde, à l’instant où Chazal joue à répondre au monde, à répondre au monde par les phrases qu’il écrit, le lecteur reste en dehors du jeu. Savoir lire Chazal, c’est accepter cette règle du jeu, celle de n’être invité comme spectateur du jeu qu’après l’accomplissement du jeu même. 

 

Chazal n’adresse pas ce qu’il écrit à un lecteur. Ce qu’il demande plutôt au lecteur c’est de se tenir sur la trajectoire de l’adresse de son écriture au monde. Et ce que Chazal désire aussi c’est simplement que le lecteur accepte d’apparaitre comme transi par cette adresse de son œuvre au monde. 

 

Il y a une mégalomanie asubjective chez Malcolm de Chazal, la mégalomanie asubjective du medium, la mégalomanie asubjective de devenir simplement le medium de son écriture. « Que le lecteur ne voie pas dans mon style de la forfanterie ou de la suffisance, car, comme tout inspiré, ma bouche est prisonnière de mon âme, je suis l’esclave du verbe… » C’est une forme de mégalomanie cosmique sans modestie, « La modestie est une hypocrisie ! Aucun homme sur terre n’est modeste. (…) La modestie est une infamie : c’est vouloir tromper son voisin en se diminuant (…). Le soleil n’est pas modeste : il est glorieux. La plante n’est pas modeste, sinon elle ne pourrait se soutenir sur sa tige. » et malgré tout aussi une forme de mégalomanie sans orgueil. « Ma valeur c’est d’avoir aboli l’ego. Je n’ai été qu’un greffier. » 

 

L’écriture de Chazal apparait profondément médiumnique. Ecrire pour Chazal c’est devenir un medium afin de transformer sa solitude en media. Ecrire pour Chazal c’est transformer sa solitude à l’intérieur du monde en geste de médiation du monde et c’est aussi demander au lecteur de devenir le media de ce don de l’œuvre au monde. 

 

Le problème posé par l’écriture de Chazal, c’est que pour lui le medium de l’écriture n’est pas identique au medium de la littérature et qui sait même le medium de l’écriture n’est pas identique à celui de l’imprimerie. L’écriture pour Chazal apparait en effet comme un media paradoxal, le media paradoxal de l’immédiat, le media paradoxal de la sensation immédiate. 

 

« La poésie n’est nullement pour moi dans les mots, mais derrière les mots, entre les mots, entre les mots et les syllabes, et surtout dans l’indit, cet Invisible aux yeux béants qui nous fixent et nous interpellent des tréfonds de leur spiritualité. Qui chercherait à trouver la poésie dans la forme extérieure de ma prose pourrait tout aussi bien « chercher » le goût du fruit en léchant sa surface. Qui ne mord pas à travers la chair de ma poésie et jusqu’à son noyau de vie surnaturelle ne saurait y voir que des caractères d’imprimerie… »

 

C’est pourquoi l’œuvre de Chazal n’est pas à lire. L’œuvre de Chazal apparait plutôt à manger, à manger de manière impeccable. Sens Plastique n’est pas un livre. Sens Plastique apparait plutôt comme un repas, un repas prodigieux à dévorer avec la trajectoire de son sang, avec la trajectoire de silence de son sang, avec l’arbre de son sang, avec l’arbre de silence de son sang. 

 

 

Pour Chazal, la nature apparait comme un artifice de Dieu. Pour Chazal, l’artifice magnanime de Dieu c’est d’avoir créé la nature à l’image de l’homme. 

 

« Je donne à tout ce qui a forme de vie corps et visage humains afin de leur faire révéler leurs secrets. » (…) Je mets toute la nature dans le visage et le corps humains, en transformant l’humain - en son entité et en ses parties- en symboles actifs de ces formes de vie extérieures à l’homme. » « Toutes les formes du corps humains, toutes les expressions du visage de l’homme, et jusqu’à ses sentiments sont inscrits dans les plantes, les fleurs et les fruits, et avec encore plus de force chez cet autre nous-même qu’est l’animal. » 

L’écriture de Chazal envisage ainsi le monde. L’écriture de Chazal affirme ainsi le geste d’envisager le monde, d’envisager de manière symbolique le monde, d’envisager le monde par la sensation, d’envisager le monde par le silence de la sensation, d’envisager le monde par le silence symbolique de la sensation. L’écriture de Chazal affirme ainsi le geste d’envisager le monde par les coïncidences symboliques de la sensation, par les connivences métaphoriques de la sensation. 

 

Pour Chazal, le cosmos apparait comme le visage de l’homme. Pour Chazal, le cosmos apparait comme le visage en expansion de l’homme, c’est-à-dire comme le visage en expansion du Christ. Pour Chazal, le cosmos apparait comme le visage de l’Homme-Christ. Ainsi l’Homme-Christ apparait comme le symbole du cosmos. 

 

Chaque phrase de Chazal incruste le cosmos à l’intérieur du visage de l’homme. Chaque phrase de Chazal immisce l’intégralité du monde à l’intérieur du visage illimité du Christ. L’écriture de Chazal apparait ainsi à la recherche d’un Christ-Cosmos. L’écriture de Chazal essaie de donner à sentir la présence même du monde comme visage du Christ. 

 

« Je pars de l’Homme comme étant le résumé de l’Univers, pour le ramener à sa face. Alors que l’Homme est le résumé de l’Univers, la face de l’homme est le résumé de l’homme. J’arrive à l’arche du visage. » 

Pour Chazal, le visage de l’homme apparait comme l’arche du monde. Pour Chazal, le visage de l’Homme-Christ apparait comme l’arche qui sauvegarde à la fois les animaux, les végétaux, les minéraux, comme l’arche qui à la fois révèle et sauvegarde les formes animales, végétales et minérales. 

 

« Il s’agit de l’élargissement du grand commandement du Christ : « Tu aimeras ton prochain », et de faire du prochain non seulement l’homme, mais l’arbre, la fleur, le ruisseau, la montagne. » 

Le prochain pour Chazal ce n’est pas ainsi uniquement l’autre homme, c’est plutôt simplement le monde. Ecrire pour Chazal c’est ainsi apparaitre à proximité du monde, c’est apparaitre à proximité du miracle du monde. Et la joie intense pour Chazal, c’est d’aimer cette proximité du monde, cette proximité miraculeuse du monde, c’est de savoir comment aimer ce miracle de proximité du monde. (En effet pour Chazal le savoir apparait toujours déjà comme une forme d’amour et l’amour toujours déjà comme une forme de savoir, coïncidence du savoir et de l’amour, alliance du savoir et de l’amour qui provoque la joie. « Ce que je recherche c’est la Connaissance. (...) La Connaissance pour moi n’est pas un livre. C’est de pouvoir regarder une fleur et de voir la fleur me regarder. C’est de marcher dans les bois et de voir des êtres. C’est d’être copain avec le soleil, d’être ami avec les étoiles. » Et Chazal retrouve alors le sentiment de fraternité cosmique de Saint François d’Assise. L’écriture de Chazal apparait ainsi comme une forme de christianisme cosmologique, de christianisme paradoxalement panthéiste. 

 

« Il m’a été permis d’aimer une fleur, d’aimer un arbre avec autant d’amour que j’aurais aimé un être humain. » 

Chazal cherche ainsi à affirmer une forme d’amour christique du monde. Ecrire pour Chazal c’est devenir le Christ du monde, le Christ de la matière du monde, le Christ de la présence du monde. La mystique de Chazal apparait ainsi comme une christique de la présence même du monde. 

 

Chazal invente ainsi une forme de christianisme païen ou une forme de paganisme christique.  Chazal déclare ainsi : Tu aimeras le monde. Tu aimeras le monde comme ton prochain. Tu aimeras la proximité du monde. Tu aimeras la démesure du monde. Tu aimeras la proximité de démesure du monde. Chazal déclare ainsi : Tu aimeras la proximité de démesure du monde par le geste de l’imagination. 

 

Pour Chazal, c’est ainsi non seulement l’homme qui doit être sauvé, c’est aussi et surtout le monde. Ecrire pour Chazal c’est sauver le monde de sa disparition, de sa disparition à l’intérieur du temps. C’est pourquoi d’ailleurs Chazal considère parfois que l’œuvre d’art apparait plus extraordinaire encore que celle de Dieu. « La fleur qui est créée est une fleur archétypale, hors du temps et que Dieu ne peut pas créer. » « Lorsque je peins une fleur, la fleur que je crée est une fleur métaphysique sortie du temps, alors que Dieu crée une fleur dans le temps. L’art dépasse la vie. L’art dépasse l’univers. » La mégalomanie de Chazal est ainsi gigantesque. Chazal n’est pas un mégalomane banal qui se prend pour Dieu. Chazal considère qu’il est encore plus puissant que Dieu. Chazal considère que par l’art il parvient à multiplier Dieu, à multiplier la puissance même de Dieu. « Je peux créer des peintures dont Dieu est parfaitement incapable. Je considère que mes peintures sont des millions de fois supérieures à la création de Dieu. » En effet pour Chazal, l’art n’est pas seulement ce qui crée un monde comme Dieu, ce n’est pas seulement ce qui sauvegarde le monde créé par Dieu, c’est aussi surtout ce qui sauvegarde la multiplicité des mondes que Dieu n’a pas le pouvoir de créer. C’est comme si pour Chazal, il y avait des mondes hypothétiques à l’intérieur du monde créé par Dieu, des mondes hypothétiques que Dieu pourtant ne connait pas et que seul l’homme aurait le pouvoir de révéler. 

 

 

Chazal écrit d’abord comme un peintre. « Mon ouvrage est beaucoup plus un tableau qu’un livre. » Chazal a en effet le sentiment que la peinture apparait comme le plus important des arts. « L’art pictural (revu métaphysiquement) reste la clef de tous les arts. » La peinture c’est-à-dire la joie de la couleur, « Un tableau devient alors une clef cosmique, une porte ouverte sur le surnaturel. (…) La clef d’entrée est la joie de la couleur. » la jubilation de la couleur en dehors des contraintes du dessin. « Le peintre, pour qu’il rejoigne le sens créateur de la vie, doit s’évader du dessin, et former sans dessiner est la grande difficulté du peintre. » « Il n’y a pas de dessin dans la Nature. Le dessin a été inventé de toutes pièces par l’homme qui, de ce fait, a mis la couleur en cage. La Nature a des formes qui sont couleurs et des couleurs qui sont formes. » 

 

Ce que Chazal donne ainsi à sentir avec une intensité inouïe c’est l’impact des couleurs, c’est l’impact de volupté des couleurs, la transe de volupté des couleurs, la transe de volupté prodigieuse des couleurs, c’est à dire la manière par laquelle les couleurs possèdent la chair de celui qui les contemple. « Les couleurs, comme les mondes, ont leurs lois de gravité, leurs lois de superficie et de volume. » « Il y a ainsi les effets des couleurs sur nos gestes, sur nos réflexes nerveux, sur notre mentalité, sur notre moralité – comment elles irriguent ou encrassent nos nerfs, et par les pulsations de leur cœur qui bat, comment elles agissent sur notre système circulatoire, sur notre sang. » 

 

« Par la couleur, j’ai le verbe immédiat. » 

L’écriture de Chazal affirme la couleur. L’écriture de Chazal affirme la couleur comme forme immédiate du verbe. Chazal écrit ainsi par phrases de couleurs. Chazal écrit par phrases de silence de la couleur. 

 

L’audace de Chazal c’est ainsi d’essayer d’écrire comme un peintre, c’est à dire d’écrire par gestes de silence, par gestes de silence de la couleur. Les phrases de Chazal apparaissent ainsi comme des phrases sans dessin, des phrases de couleurs sans dessin. Chazal n’emploie jamais la grammaire pour dessiner le sens. Chazal préfère inventer des phrases par syntaxe de la couleur, par syntaxe agrammaticale de la couleur, par syntaxe de silence de la couleur, par syntaxe de silence agrammatical de la couleur.

 

 

« Après Sens Plastique, je me suis retrouvé plus enfant que lorsque j’étais enfant. » 

Chazal ne pense donc pas uniquement comme Baudelaire que « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté. » Chazal considère plutôt que le génie apparait comme une manière de trouver une forme d’enfance absolue, une forme d’enfance intégrale que l’enfant n’a pas connue, que l’enfant n’a pas connue parce qu’il était déjà hanté à travers le souci de se changer en adulte, que l’enfant n’a pas connue parce que son sentiment du monde était déjà parasité à travers le souci d’appartenir à l’espèce des hommes. 

 

Ainsi pour Chazal le génie ne retrouve pas l’enfance, le génie ne retrouve pas l’enfance qui a été perdue, qui a été perdue dans le passé. Pour Chazal le génie parvient plutôt à l’inverse à créer l’enfance, à créer l’enfance au futur. Le génie invente l’enfance comme forme du futur. Le génie invente l’enfance comme forme indestructible du futur, comme forme immortelle du futur.