Michaux, L’Equilibre de la Démence.

 

 

 

 

 

 

 

Pour Michaux, il n’y a qu’un problème celui de tenir, celui de savoir tenir, celui de savoir comment tenir sans être pris. Le jeu d’exister pour Michaux est le jeu de combattre afin de tenir, le jeu de combattre afin de savoir comment tenir debout. « Oh elle ne joue pas pour rire. Elle joue pour tenir, pour se retenir. »

 

 

 

Pour Michaux ce qui tient l’homme debout c’est sa blessure, la tresse de ses blessures, l’entrelacs acharné de ses blessures. « La grande lance diagonale qui, du haut en bas du Meidosem faiblissant, s’est implantée pour le retenir. » Pour Michaux ce qui tient l’homme debout ce sont les coups qu’il reçoit et qui malgré tout paradoxalement le portent. « Je m’appuie sur les coups qu’on me porte. »

 

 

 

Selon Michaux, les blessures n’amoindrissent ni n’agrandissent l’homme. Les blessures tailladent l’homme, les blessures révèlent ainsi la taille exacte de l’homme. Les blessures ne donnent pas à l’homme sa taille définitive, les blessures donnent à l’homme sa taille transfinie. Les blessures révèlent la taille de la transe de l’homme. Les blessures équilibrent la transe de vide de l’homme.

 

 

 

 

 

« Il faut une incroyable force de volonté quand on tombe pour rester quand même dans son corps malgré le prochain écrasement des tissus. Oh, oh, une prodigieuse force de volonté. »

 

Ainsi selon Michaux, il n’existe qu’une forme de force, celle de la coïncidence de la chair et de l’âme à l’instant de la chute. C’est pourquoi selon Michaux, le pur désir d’élévation de la pensée est une sorte de bassesse, « Qui a l’âme élevée sans être fort sera hypocrite ou abject.», la pure élévation de la pensée est la veulerie de faire semblant de tomber, la veulerie de tomber à moitié, l’ignominie de désirer gommer la chute.

 

 

 

L’existence selon Michaux apparait provoquée par l’épuisement d’une suite d’abimes qui se combattent les uns les autres. Ecrire pour Michaux ce n’est pas seulement passer d’une chute à une autre, c’est plutôt essayer de multiplier des entrelacements de chutes, c’est tenter de jouer avec les chutes en les pliant les unes sur les autres pour rire. Le rire de Michaux est le geste de plier les chutes les unes sur les autres afin d’en faire une paradoxale enveloppe et même une paradoxale armure. Michaux rêve de plier les chutes les unes sur les autres jusqu’à les transformer en bouclier du rire, en ventre armé du rire.

 

 

 

 

 

Le corps n’est jamais quelque chose de donné pour Michaux. Pour Michaux, le corps est une  construction en équilibre et d’un équilibre extrêmement délicat. Pour Michaux le corps est quelque chose à  reconstruire, à recomposer chaque jour, quelque chose à édifier chaque matin. Ainsi Michaux assiste chaque matin au spectacle d’équilibriste, au spectacle d’acrobate, de contorsionniste même de la recrudescence de ses os, de la recrudescence quasi contingente de ses os. « C’est le moment où commencent à apparaitre de frêles os, longs, proportionnés à la longueur du corps, c’est-à-dire jusqu’à avoir des centaines de mètres, par endroits presque filiformes, donnant peur continuelle de se rompre ou de se détacher, car au lieu de s’emboiter par l’intermédiaire d’apophyses et de se retenir par ligaments, ils s’emboitent, je ne sais vraiment pas pourquoi, par l’intermédiaire soit de piles de centaines d’assiettes tournantes, soit de bobines sifflantes en équilibre misérable risquant de partir et de se détacher… » S’il y a un misérable miracle de l’homme selon Michaux c’est d’abord celui d’essayer de tenir debout, comme si pour l’homme tenir debout était une drogue, comme si l’homme était drogué par son désir d’équilibre, par le désir d’équilibre de ses os, comme si l’homme était drogué par les filaments de lettres de son squelette.

 

 

 

« J’avais déjà trop d’une tête. J’avais la tête pourrie. Je n’avais plus de tête. Je me l’étais coupée pour affermir mon équilibre. »

 

Ainsi Michaux préfère perdre la tête plutôt que l’équilibre. En effet pour Michaux, ce n’est pas par la tête que l’homme trouve son équilibre. Pour Michaux la tête déséquilibre l’homme. L’homme apparait souvent déséquilibré par sa tête même. Pour Michaux, ce qui équilibre l’homme ce n’est pas la tête, c’est plutôt la multiplicité des têtes, la multiplicité des têtes qui se combattent les unes les autres, c’est plutôt l’hydre des têtes, l’hydre de bataille des têtes, l’hydre de bataille des têtes à l’intérieur même du visage, hydre polémique des têtes qui à la fois équilibre l’homme et lui indique son chemin. « J’avais cent têtes. Elles me précédaient comme un bâton qui marque la direction. » Pour Michaux ce qui équilibre l’homme, c’est l’hydre de combat des sentiments à l’intérieur de la tête, l’hydre de combat des sensations, des intuitions et des sentiments à l’intérieur de la tête.

 

 

 

Michaux ne confond jamais la démence et le déséquilibre. Selon Michaux la démence n’est pas un déséquilibre, c’est pourquoi il préfère la démence quand elle s’accomplit de manière équilibrée à une raison qui se développe de façon déséquilibrée. « Qui cache son fou meurt sans voix. » Il y a un équilibre de la démence chez Michaux, équilibre de la démence qui révèle à la fois la voix et la voie de l’homme, le timbre de sa parole comme la chance de son chemin.

 

 

 

« Il y a un endroit de son corps où l’on vit de préférence…il est naturel à beaucoup d’aimer se tenir dans leur tête. Ils circulent, bien sûr, redescendent, vont d’organes à organes, de ci, de là, mais ils aiment retourner souvent dans leur tête. »

 

Pour Michaux, l’homme serait l’animal qui demeure à l’intérieur de sa tête sans parvenir cependant à s’y tenir. Pour Michaux, c’est comme si l’homme essayait à la fois de descendre à l’intérieur de sa tête pour y déposer son corps et de se tenir debout sur sa tête, de tenir son corps en équilibre debout au sommet de sa tête. Pour Michaux, l’homme serait l’animal qui demeure à la fois à l’intérieur et au-dessus de sa tête, Ou encore c’est comme si l’homme tentait d’accomplir le prodige de faire tenir son corps décapité en équilibre sur le piédestal de sa tête, sur le piédestal des sentiments de sa tête, sur le piédestal de la multiplicité des sentiments de sa tête.

 

 

 

« La tranquillité qu’on a dans la vie, repose sur une confiance, qui repose sur des confiances, lesquelles reposent en somme sur notre tête, qu’une expérience limitée nous porte à juger solide. » « Le crâne montre ce qu’il est, un objet et parmi les objets, un objet fragile. » 

 

Michaux a l’intuition intense de la fragilité de la tête, de l’incroyable fragilité de la tête. Pour Michaux, la paix apparait fragile comme une tête, la paix apparait comme l’extrême fragilité de la violence, comme l’extrême fragilité de la violence qui se trouve à l’intérieur de la tête.

 

 

 

« (Car tout est brutal qui entre par la tête, quand quelque chose de vraiment brutal est une première fois entré.) »

 

Ainsi pour Michaux, il n’y a pas d’autre violence que celle qui se trouve à l’intérieur de la tête, violence qui a d’abord aussi été celle du surgissement du monde à l’intérieur de la tête à l’instant de la naissance. Michaux n’est pas heideggérien, l’existence jetée à l’intérieur du monde ne l’intéresse pas. Ce qui fascine Michaux c’est plutôt le monde jeté à l’intérieur de la tête de l’homme. La forme de la violence pour Michaux c’est précisément celle du monde qui se jette à l’intérieur de la tête de l’homme comme à l’intérieur du vide, celle du monde qui se jette à l’intérieur du vide de la tête de l’homme comme à l’intérieur d’un gouffre, celle du monde qui s’engouffre à l’intérieur du vide de la tête de l’homme.

 

 

 

« C’était un grand dimanche de décapitation. »

 

Pour Michaux, la décapitation apparait parfois comme la forme du repos, la forme paradoxale de l’oisiveté absolue. Pour Michaux, le décapité apparait à la fois en révolte et en paix. Le décapité apparait en révolte de paix, en insurrection de calme.