Trois Etudes à propos de Michaux 

 

 

 

 

 

 

 

« Sous l’homme qui pense, et bien plus profond, l’homme qui manie, qui se manie. » 

 

Il y a ainsi un maniérisme de Michaux, un maniérisme métaphysique de Michaux. Pour Michaux la main va à la fois plus profond et plus loin que la pensée. Pour Michaux, la main survient à la fois plus rapide et plus précise que le cerveau. Pour Michaux, les gestes de la main apparaissent plus exacts et plus intenses que les actes du cerveau, les gestes de la main s’élancent et explorent plus profondément que les attitudes du cerveau. Pour Michaux ce n’est pas le cerveau qui dirige la main, c’est la main qui dispose à volonté, qui dispose à loisir du cerveau. Pour Michaux, ce n’est pas le cerveau qui dicte des ordres à la main, c’est la main qui joue avec le cerveau, c’est la main qui s’amuse avec le cerveau. Pour Michaux c’est la main qui prend et jette le cerveau comme cela lui chante, comme un petit enfant prend et jette des cailloux pour s’amuser. 

 

 

Michaux n’extrait jamais son existence de l’horizon, Michaux cherche plutôt à extraire un horizon paradoxal de ce que son existence a à chaque instant sous la main comme sous les pieds, de ce que son existence a sous la certitude de ses mains comme sous l’illusion de ses pieds, de l’illusion de ses mains comme de la certitude de ses pieds. Michaux cherche à extraire un pain d’horizon de ce que son existence a sous les mains et les pieds de son ventre. 

 

 

« L’homme a le fantasme irrésistible de toucher son langage avec les mains. « D. Sibony

 

La féerie laconique de Michaux serait plutôt la volonté sans phantasme de toucher le langage avec le vide des mains, avec les coups de vide des mains. Michaux cherche à toucher le langage avec la violence de vide des mains, avec le viol de vide des mains. 

 

 

Michaux affirme le noli tangere du feu. Michaux affirme l’anorexie du feu, l’anorexie d’un feu qui ne touche pas ce qu’il brûle, l’anorexie d’un feu intact. 

 

 

« Au bord de l’abime, il se cramponne à ses crayons » Canetti

 

Michaux ignore cette vanité aussi héroïque que ridicule. Au bord de l’abime, Michaux préfère s’agripper au détachement. Au bord de l’abime Michaux s’attache au détachement (pour ne pas céder au chant de Sirènes du gouffre). Au bord de l’abime, Michaux s’attache au détachement du feu. Au bord de l’abime, Michaux saisit le feu du mépris, le noli tangere de feu du mépris. 

 

 

 

Michaux ne cherche pas une ligne qui limite, il cherche une ligne qui incendie, la ligne sinusoïdale de l’incendie. Michaux cherche une ligne qui plutôt que de renaitre de ses cendres suivrait la pulsion de décreer son feu. Michaux ne cherche pas le feu de la destruction, il cherche plutôt la ligne de feu de la décréation, il cherche un feu veuf, un feu feu, un feu de deuil, le feu de deuil de la décreation. Michaux ne cherche ni un feu naturel, ni un feu d’artifice, Michaux cherche le feu de l’aphasie, le noli tangere de feu de l’aphasie. 

 

 

L’étrange sentimentalité de Michaux a l’aspect d’une sentimentalité du feu. S’il existe pour Michaux un cœur secret, il serait enfoui à l’intérieur de l’anesthésie du feu, à l’intérieur du hurlement d’anesthésie du feu. Et c’est précisément parce que la sentimentalité de Michaux ressemble à une charité acharnée du feu que la femme que Michaux aimait est morte brûlée vive. Le sentiment selon Michaux c’est l’épuisement minéral du feu, la pulsion d’épuisement du feu, la pulsion d’épuisement minéral du feu. 

 

 

Pour Michaux, le sentiment c’est le feu de la disparition, le feu de l’extinction du vide, c’est la disparition du vide comme feu, comme feu de vertèbres du cerveau. 

 

 

Pour Michaux, l’affect n’est pas le feu, l’affect c’est plutôt l’utilité du feu, l’affect c’est la cuisson par le feu. C’est pourquoi la femme cuite lui semble toujours plus désirable que la femme crue. « Il a peut-être fallu pour que le feu parut une bonne chose que Ndwa poussa sa femme dans le feu, à cause du plaisir qu’il prenait à voir ses longs cheveux disparaitre…ensuite il la retira, la mangea et trouva meilleurs au goût les morceaux de sa femme cuits que les morceaux non encore exposés au feu. » Texte sidérant de la Fable des Origines écrit par celui dont la femme des années plus tard mourra de ses innombrables brûlures. Michaux n’a pas peur du sentiment, Michaux n’a pas peur de dire le sentiment, cependant Michaux a peut-être peur de l’amour, Michaux a peut-être peur de dire l’amour. 

 

 

 

« Dans le chant de ma colère, il y a un œuf. »

 

Cet œuf du chant de la colère c’est un œuf de souffle, l’œuf de souffle du feu, l’œuf de la sécrétion de souffle du feu. Cet œuf du chant de la colère c’est l’œuf de la terreur facile comme de l’intact affriolant. 

 

 

Il y a un dédain minéral à l’intérieur du chant de Michaux, à l’intérieur de la psalmodie de Michaux. Il y a un détachement à l’intérieur des griffes mêmes de son souffle, un chant de détachement à l’intérieur des griffes de son souffle. 

 

 

Le chant de la violence gobe Michaux comme un œuf. Pour Michaux, écrire c’est une façon de devenir avalé à coups de griffes. Pour Michaux, le chant de la violence n’est pas celui de la mort, il est plutôt celui provoqué par l’épuisement même du combat, l’oscillation d’un combat qui s’effrite en poussière de griffes. 

 

 

Michaux révèle le fœtus de la fatalité comme crime parfait. Michaux révèle la foetalité comme crime parfait. Michaux révèle la férocité de la fatigue, la férocité fœtale de la fatigue. Michaux révèle le chant de la férocité démunie. Michaux révèle la férocité stupéfiante du renoncement, la férocité stupéfiante de l’épuisement. 

 

 

Le rire de Michaux est un rire de fœtus, un rire de fœtus méprisant, un rire de fœtus revenu de tout excepté de la violence de penser. 

 

 

Michaux oublie la crucifixion par l’ellipse de l’œuf. Michaux esquive la crucifixion par l’ellipse de férocité de l’œuf, par l’ellipse de renoncement féroce de l’œuf. 

 

 

Michaux viole la forme du monde comme un fœtus de l’infini. Pour Michaux la pensée serait la mitose de l’infini, la mitose de parthénogenèse de l’infini, la mitose de pourriture de l’infini, la mitose de pourriture parthénogénétique de l’infini. 

 

 

Michaux désire advenir comme le roi de sa moisissure, Michaux désire advenir comme le souverain de sa décomposition même. 

 

 

 

Le lyrisme de Michaux est un lyrisme de la honte. La sentimentalité de Michaux est une sentimentalité du vide, une sentimentalité du vide comme honte exhaustive, une sentimentalité du vide comme combat exhaustif de la honte, comme honte exhaustive du combat. A l’inverse de Kafka, Michaux ne libère jamais la honte, Michaux cherche plutôt à emprisonner la honte dans le chant. Ecrire pour Michaux c’est montrer la prison qui préserve la honte, c’est montrer la prison qui transmute la honte comme hésitation de la pensée en honte comme vérité du chant. Michaux affirme la tentation de métamorphoser la honte en tant qu’hésitation de la pensée en honte comme musique de la vérité. 

 

 

Le lyrisme de la honte de Michaux pétrit la chute. Le lyrisme de la honte de Michaux pétrit la chute comme du pain, comme un pain de cendres. Le lyrisme de la honte de Michaux pétrit la chute comme un pain de pensées, comme un pain de viols, comme un pain de pensées-viols, un pain acéphale de pensées-viols. 

 

 

 

« Il y a pour moi une drogue dans la chasteté… Dans la chasteté, la parole ne peut pas me suivre. » Michaux, Conversation avec A. Jouffroy

 

Pour Michaux, la pensée révèle la chasteté du viol. Pour Michaux la pensée révèle un viol infini parce qu’elle est la chasteté du viol. La pensée c’est l’ultra-viol, un viol sans aucun désir sexuel. La pensée n’est pas de plier le corps de l’autre à son désir, la pensée c’est de plier le corps de l’autre à son non-désir, à la violence infinie de son non-désir. 

 

 

Pour Michaux, la pensée révèle un viol d’affectation infinie. Pour Michaux, la pensée c’est le viol de pourrir à la vitesse de la lumière. La pensée c’est la chasteté clownesque de violer la mort à la vitesse de la lumière. 

 

 

 

« Les fourmis parlent tout bas. »  

 

Le style de Michaux serait celui d’une fourmi qui parle tout haut. Un style de fourmi méprisante, un style de mépris fourmillant. Le style de Michaux est celui d’une fourmi qui déprend le monde de haut non pas afin de dominer le monde, plutôt afin d’intensifier la grâce de sa chute future, afin d’intensifier le flux d’ascèse de sa chute future. 

 

 

L’étrangeté de Michaux c’est d’exister comme un mystique de l’humour. Michaux se moque de sa sagesse. Michaux sourit cyniquement de sa sagesse. 

 

 

L’humour de Michaux n’est pas l’anthropophagie d’un végétarien (Picabia), ce serait plutôt l’anthropomorphisme d’une plante carnivore. L’humour c’est l’anorexie fabuleuse d’un brin d’herbe, l’anorexie mythologique d’un brin d’herbe, l’anorexie mythologique d’un brin d’herbe lointain, d’un brin d’herbe stellaire. 

 

 

La rhétorique de Michaux c’est celle de la vengeance placide, de la vengeance nonchalante, de la vengeance apathique. 

 

 

Michaux plante l’arbre à pain avec la charité paradoxale de sa violence. Michaux plante l’arbre à pain avec la charité polémique de son mépris. Michaux plante l’arbre à pain avec l’élan lucide de son mépris, avec la charité ascétique de sa distinction. Michaux plante l’arbre à pain avec la charité à la fois ascétique et polémique de son apathie, de sa distinction apathique. 

 

 

 

 

 

2

 

 

 

 

 

« Quel drôle de narcisse je fais : je me scalpe. Je m’écorche. »

 

Il y a un narcissisme de la violence chez Michaux. Se battre, apparaitre blessé apparait d’abord comme une manière de se voir, une manière de voir son image, une manière de donner une forme précise à son visage et à son corps. Pour Michaux, dépourvus de blessure le visage et le corps restent flous. Pour Michaux, la blessure focalise, la blessure focalise le fantôme humain. Pour Michaux, la blessure parvient paradoxalement à donner chair au fantôme. La blessure infuse le fantôme morbide avec un sang vivant. Pour Michaux, le coup donne ainsi un corps, le coup donne un corps vivant au fantôme humain. 

 

 

Selon Michaux, chaque blessure apparait aussi apte à devenir une arme. Selon Michaux, il n’existe pas d’autre arme que la pulsion de la blessure, que l’excitation de la blessure. Pour Michaux, l’excitation de la blessure survient comme la seule arme efficace. « Efficace comme le coït avec une jeune fille vierge, efficace est mon action. »  

 

 

« Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-elles composer un être ? Oui, un Meidosem. » Pour Michaux, l’homme ne possède pas d’autres armes que ses blessures, que les blessures qu’il reçoit et qu’il transmet. « Mais il n’est pas encore battu. Les lances qui doivent lui servir utilement contre tant d’ennemis, il se les est passées d’abord à travers le corps. » 

 

 

« Tuteur féroce, tu veux tuer ou tu soutiens ?… »

 

Pour Michaux ce qui nous tue est aussi ce qui nous tient, ce qui nous soutient. Ce qui nous tue est aussi notre tuteur. Michaux ne pense pas comme Nietzsche que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort »  Michaux pense plutôt que ce qui nous tue nous tient aussi en équilibre, que ce qui nous blesse et nous détruit nous tient en équilibre non pas au-delà du bien et du mal mais plutôt en deçà de la faiblesse et de la force. 

 

 

Pour Michaux, il y a quelque chose comme une éducation (une éducation sentimentale presque), un apprentissage, et paradoxalement aussi une responsabilité par le meurtre. Ce qui nous tue à la fois nous apprend quelque chose, nous révèle et nous transmet un savoir et plus encore ce qui nous tue est responsable de nous, responsable de nous devant la loi. C’est l’aspect à la fois anti-levinassien et anti-sadien de Michaux. Ou bien alors Michaux est un sadien burlesque. Ce que Sade développe et décrit ad nauseam de façon sérieuse, à travers l’esprit de sérieux de la série infinie, Michaux préfère l’évoquer par quelques touches humoristiques d’âme. Pour Michaux, il n’y aurait donc de responsabilité que du meurtre. Pour Michaux, c’est paradoxalement le désir de meurtre qui veille sur nous. Ce qui pour Kant était la forme vide de la loi, pour Michaux c’est la forme vide de la violence qui en tient lieu. 

 

 

Selon Michaux, l’hésitation infinie de la pensée est celle entre le meurtre et la miséricorde, celle entre le crime et le pardon « Serait-ce un meurtre, serait-ce une onde miséricordieuse sur le Monde ? On ne le sait pas encore. Mais c’est imminent. » C‘est comme si pour Michaux, l’hésitation de la pensée était une façon de pardonner à travers le crime, une manière de rester bienveillant à l’égard de l’autre à travers le meurtre. Ainsi c’est comme si pour Michaux, la frénésie du meurtre était le seul chemin vers la bienveillance « Vous descendez alors dans la rue et vous fendez à coups de faux la foule idiote. Le sort en est jeté…. Ensuite déchargé du geste qu’il fallait faire, vous pouvez enfin rasséréné, accéder à la philosophie. Vous êtes arrivés à l’horizontalité parfaite…vous pourriez même sans vous forcer, être bienveillant. » 

 

 

La logique de Michaux est semblable à celle des gnostiques manichéens. La seule manière d’atteindre la bonté et même la sainteté c’est d’épuiser la méchanceté, c’est d’accomplir la méchanceté dans ses moindres détails, c’est d’accomplir la méchanceté de façon exhaustive. « Mon cœur vidé prodigieusement de sa méchanceté s’ouvre à la bonté. » A cette différence près que ce que les gnostiques manichéens recommandent d’accomplir en réalité, Michaux choisit de l’accomplir virtuellement, comme spectacle mental. 

 

 

« Après tuer, les caresses. »  

 

Pour Michaux, la tendresse c’est alors ce qui vient après le meurtre. Pour Michaux, il n’y a de tendresse imaginable qu’envers celui qui nous a tué ou envers celui que nous avons tué. 

 

 

 

Pour Michaux la violence suscite une ambivalence infinie, ambivalence où le supplicié est aussi le tortionnaire, où la victime est aussi le criminel. Selon Michaux, le supplicié n’est pas potentiellement un assassin avant ou après son supplice. Selon Michaux, le supplicié est un assassin à la seconde même de son supplice. 

 

 

« Cette lance … est en train de tuer quelqu’un à travers votre corps. Je veux dire « au-delà », et l’on attend le cri fatal, mais sans le désirer naturellement, on est dans un embarras déjà suffisant. »

 

Pour Michaux, la violence n’est donc jamais celle d’un individu, elle est celle d’une traversée, d’une transition, d’une transmission. La victime de la violence ne fait pas que recevoir la violence, la victime de la violence est aussi celle qui la transmet, celle qui la communique, elle est le médiateur du  message de la violence. Pour Michaux, la violence suscite une sorte de transunivers, le transunivers de la médiation infinie, le transunivers de la communication infinie. 

 

 

Pour Michaux, la violence n’est jamais subjective, individuelle, ni même incarnée. La violence est universelle, ou plutôt la violence est l’intervalle des univers, l’intervalle réversible des univers. Ce qui torture ou tue est obligatoirement un univers et ce qui est torturé ou tué aussi. 

 

 

Pour Michaux, la violence est réversible justement parce qu’elle ne revient jamais en arrière. La violence est réversible par ce qu’elle est sans passé, parce qu’elle n’est une sorte de pur  avenir, un avenir entre deux univers. Poux Michaux, la violence est la réversibilité interstitielle des univers, la réversibilité interstitielle des divers univers. 

 

 

Pour Michaux, celui qui tue meurt et celui qui meurt tue. Celui qui tue meurt à son meurtre et celui qui meurt tue à travers sa mort. Cette violence n’est pas celle d’un désir naturel, cette violence est plutôt une obligation, une obligation factice, une obligation de délicatesse. « Elle-même vous tue peut-être depuis le premier jour que vous avez passé ensemble. Pour une femme un peu délicate, un peu nerveuse, c’est presque un besoin. »   

 

 

« Un porc dépeçait un boucher, j’étais dans le boucher, impossible de faire un mouvement en arrière, le porc était un monde, le boucher était un monde. »

 

La violence propage alors l’oscillation d’un tout ou rien. Pour Michaux, celui qui est en contact avec la violence, que ce soit pour l’accomplir ou la subir devient alors un univers et celui qui est sans contact avec la violence n’est rien. 

 

 

 

 

« J’ai perdu même mes ennemis, Oh espace, espace abstrait. »

 

Pour Michaux, sans ennemi, la pensée comme violence du vide semble se changer en abstraction, cette abstraction de la pensée en dehors du combat n’est pas le vide, c’est le pur espace, la passion du pur espace qui ignore à la fois la violence de la présence et la violence du vide. 

 

 

 

 

« Cependant qu’ils sont livrés au dernier supplice, je fais du trapèze. Pourquoi ? Je ne sais. Une exubérance tournante, une exaltation…»

 

Il y a un cirque du supplice chez Michaux. Le supplice révèle une réjouissance circulaire. Le supplice est un spectacle circulaire, le spectacle circulaire de la réjouissance. La roue du supplice est aussi pour Michaux celle du recommencement de vivre, du recommencement presque désinvolte de vivre. Pour Michaux, l’homme assiste au spectacle circulaire du supplice comme un enfant, un enfant joyeux qui désire que ça recommence et que ça recommence encore. 

 

 

« Cela commença quand j’étais enfant, il y avait un grand adulte encombrant. Comment me venger de lui ? Je l’ai mis dans un sac. Là je pouvais le battre à mon aise…cette habitude de mon enfance, je l’ai sagement gardée. »

 

Michaux révèle les enfantillages de la violence, les enfantillages de l’extrême violence. Michaux révèle les enfantillages cardiaques de l’extrême violence. Le spectacle mental de la violence n’est pas pour Michaux une perversion. Le spectacle mental de la violence apparait comme une habitude enfantine et plus encore comme une sagesse enfantine. Le spectacle mental de la violence apparait pour Michaux comme un enfantillage, l’enfantillage de la sagesse, l’enfantillage efficace de la sagesse même. 

 

 

 

 

 

 

3

 

 

 

 

 

« On verra, grâce à quelque invention, les sentiments, les émotions se former, se nouer…»

 

« Comme si l’on formait constamment en soi un visage fluide, idéalement plastique et malléable, qui se formerait et se déformerait selon les idées et les impressions, automatiquement, en une instantanée synthèse à longueur de journée et en quelque sorte cinématographiquement. »

 

La peinture de Michaux ne désire pas révéler les traits du visage, les traits de sens du visage. Michaux cherche plutôt à révéler les trajectoires de la tête, les trajectoires de sentiments de la tête, les trajectoires d’émotions de la tête. Pour Michaux à l’intérieur de la tête il n’y a pas que des idées, il y a aussi des sentiments. Et de même à l’inverse à l’intérieur du cœur il n’y a pas que des sentiments, il y a aussi des pensées. « Mon cœur dans ma poitrine, sa caresse comme un toucher nouveau, tandis qu’il bat à coups profonds, comme médités… » 

 

 

Comme Giacometti, Michaux cherche le point où se fixe le mouvement des émotions, le mouvement de démence des émotions. Michaux cherche à l’intérieur du visage le point de fixité du mouvement de démence des émotions. Michaux cherche l’axe magnétique du visage, l‘axe magnétique du vortex d’émotions du visage. « Trouvant dans l’intérieur de la tête le point névralgique où un œil inconnu veille et garde ses distances.  » 

 

 

« Elle erre parmi nous la face à la bouche perdue. »  

 

Pour Michaux, la multiplicité des visages à l’intérieur du visage apparait ainsi comme l’indice d’une bouche perdue. La prolifération hypothétique des visages à l’intérieur du visage provoque une bouche perdue, le souvenir d’une bouche perdue, la brûlure d’amnésie d’une bouche perdue. Cette bouche perdue qui tourbillonne à l’intérieur du visage serait aussi celle d’un jour unique « et depuis c’est toujours le même jour, le jour au souvenir incrusté. »

 

« Tout tombe dit le Maitre de Hô. Tout tombe, déjà tu erres dans les ruines de demain. » 

 

C’est comme si pour Michaux la trajectoire des sentiments hypothétiques qui tourbillonne comme pulsion d’apparaitre de la tête révélait à la fois un visage qui erre à l’intérieur de la ruine d’une bouche, un visage qui erre à l’intérieur du futur d’une bouche, à l’intérieur de la ruine future d’une bouche et une bouche qui s’incruste à l’intérieur d’un jour unique, à l’intérieur de l’œil d’un jour unique. 

 

 

« J’ai vu l’homme à la tête diverse. » « Faces de perdus, de criminels parfois, ni connues, ni absolument étrangères non plus…Visages des personnalités sacrifiées, des « moi » que la vie, la volonté, l’ambition, le gout de la rectitude et de la cohérence étouffa, tua. »

 

Pour Michaux, il y a toujours une foule de visages virtuels, une foule de visages violents, une foule de visages aussi virtuels que violents, une prolifération de visages de tueurs virtuels, une prolifération de visages de tueurs tués virtuels à l’intérieur d’un visage. Le visage pour Michaux apparait comme une lacération d’aléa, une lacération de musique, la lacération musicale de la contingence. 

 

 

« Le visage et l’homme … comme s’ils allaient s’entredévorant. »

 

Pour Michaux, la confiance de l’homme envers son visage est une confiance anthropophage, une confiance vicieusement cannibale. Ce n’est pas afin d’oublie son visage ou de détruire son visage que l’homme mange ainsi son visage. L’homme mange plutôt son visage afin de  donner à voir paradoxalement son visage, afin de donner à voir son visage à la pulsion d’épouvante du ciel. 

 

 

« Les têtes, je me vautre dedans. »  

 

Michaux se tourne et se retourne à l’intérieur des visages humains. Michaux déchiquète les visages comme un porc et s’y vautre comme un vautour. Michaux se tourne et se retourne à l’intérieur des visages humains comme un cochon à l’intérieur du feu, comme un vautour à l’intérieur de la boue. Michaux se vautre dans les visages humains comme dans un chaudron de débauche et comme dans un lit de cuisson. 

 

 

 

Prodigieuse fatigue de Michaux. Fatigue unicellulaire, fatigue microscopique, fatigue lilliputienne, fatigue de l’infiniment petit. « Je me croirais volontiers, tant mon sentiment de vie est faible et indéterminé un unicellulaire microscopique, pendu à un fil et voguant à la dérive entre terre et ciel. » 

 

 

« Au bout d’une longue maladie, au bout d’une profonde anémie, je rencontrai les hommes en fil. » « D’autres Meidosems attendaient plus loin, fils légers qui désirent s’emmêler à d’autres fils, qui attendent des effilochés du même genre…»

 

Michaux propose un univers de fils, un transunivers de fils. Selon Michaux, ce n’est pas la vie qui tient à un fil, ce n’est pas la mort qui tient à un fil. Selon Michaux, c’est la vie qui tient à la mort par le fil de l’univers, par le fil de violence de l’univers, par le fil d’univers de la violence, par le fil de violence universelle de la pensée. Michaux révèle le fil de violence de la pensée même. 

 

 

« Toujours elle (l’âme) garde un fil d’elle à lui (l’homme), et si ce fil se rompait (il est parfois très tenu, mais c’est une force effroyable qu’il faudrait pour rompre ce fil), ce serait terrible pour eux (pour elle et pour lui). »

 

Michaux révèle la force presque illimitée du fil de la pensée, du filament de l’âme. Michaux révèle à la fois la force de terreur du fil et l’horreur infime de la possibilité même que ce fil soit rompu. 

 

 

« Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardais comme pour la dernière fois les êtres profondément… Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eut pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde. »

 

Michaux a un sentiment littéral de la silhouette humaine. Pour Michaux, le squelette minimal de chaque homme, le strict minimum squelettique de chaque homme est semblable à une lettre, à une lettre de l’alphabet. Pour Michaux, il y a des fils d’os à l’intérieur de la chair, des filaments d’os aptes à transcrire la multiplicité des mondes, la multiplicité hypothétique des mondes, des filaments d’os qui seraient ainsi semblables à des signes d’infini. C’est comme si pour Michaux au centre de chaque silhouette humaine il y avait un enchevêtrement de signes d’infinis, un enchevêtrement de filaments d’os comme des signes d’infini et que le corps devait s’articuler tant bien que mal autour de cet enchevêtrement.