Laurent Albarracin, Essais de Choses Absolues

 

 

 

 

 

Le Grand Chosier est un grand livre. Par ce livre Laurent Albarracin répond avec audace et précision à l’œuvre de Francis Ponge. G. Deleuze aimait rappeler cette idée de Nietzsche selon laquelle un artiste reprend parfois une flèche déjà jetée par un autre artiste pour jouer à jeter cette même flèche une fois encore à sa manière. Par l’écriture du Grand Chosier, L. Albarracin s’amuse ainsi à projeter l’Objeu pongien selon des trajectoires orbitales jusqu’à présent inconnues.

 

 

Le Grand Chosier apparait composé comme une mosaïque de choses, une mosaïque de choses et autres, une mosaïque de textes divers aux rhétoriques multiples (essais, poèmes en prose, sonnets…). Albarracin distille ainsi l’Objeu pongien à l’intérieur de son alambic baroque et même byzantin, l’alambic byzantin de l’ainsi. Albarracin effectue cette distillation avec une extrême élégance. Albarracin écrit en effet comme un virtuose de l’aberration élégante. Il y a en Albarracin un essayiste de la divagation, un essayiste de l’aberration, un essayiste de l’aberration heureuse, un essayiste de l’aberration exacte.

 

 

La Postface aux Choses par quoi le livre s’achève est un essai superbe. Albarracin y expose avec clarté et subtilité les différents aspects de son art poétique. Albarracin retrouve d’abord la manière d’imaginer les choses de Ponge à savoir la chose comme cosmos (ce que Ponge appelait la chose comme forme du monde) « Faire cosmos est le seul recours qu’elle a pour être. » « Comment faire monde quand on est que chose ? Eh bien en bouclant sur soi la chose qu’on est. » Les choses apparaissent ainsi comme des astres. « Et les choses sont des lunes, toutes les choses sont des lunes. »  

 

 

 

 

Albarracin est à la recherche d’une figuration tautologique des choses. « L’autofiguration est le principe générique des choses. Ainsi toute chose s’illumine de soi. » « La chose a développé une relation particulière où la chose devient l’analogon de la chose, son comparant sans pareil, » « La chose même, c’est donc la chose pareille à soi, la chose nue est la chose comparée de soi. » Pour Albarracin, chaque chose apparait comme sa figure même, chaque chose se figure par son existence même. Pour Albarracin, chaque chose apparait à la fois comme une métaphore et une tautologie. Albarracin essaie ainsi de dire la métaphore tautologique comme la tautologie métaphorique des choses. Albarracin essaie ainsi de dire la chose comme tautophore, comme tautophore d’elle-même. Ainsi pour Albarracin, chaque chose tautophorise sa présence même, chaque chose tautophorise son existence même.

  

 

Pour Albarracin, les choses apparaissaient saturées d’elles mêmes et elles se perdent aussi pourtant paradoxalement à l’intérieur de cette saturation. Les choses accomplissent ce paradoxe d’une saturation perdue, d’une plénitude égarée. « Un brin d’herbe est un brin d’herbe à satiété. La goutte d’eau remplit la goutte d’eau comme si elle faisait océan dans la goutte d’eau. » Pour Albarracin, chaque chose affirme la présence de sa perte comme la perte à l’intérieur de sa présence. « La chose est le cratère de sa présence. » Il y aurait ainsi pour Albarracin à l’intérieur de la chose une explosion subtile, une déflagration effacée, une déflagration d’égard, une déflagration d’égard discret par laquelle la chose se volatilise. Et c’est comme si la chose tentait ainsi de tenir en équilibre à l’intérieur de l’égard de son égarement.

  

 

« La chose ferait pléthore d’elle-même pour majorer son rien. » Il y a donc chez Albarracin une paradoxale plénitude du manque, une sorte de pléthore du rien. Cette pléthore du rien serait semblable à un tonnerre de paille, un tonnerre de paille qui gronde étrangement à l’intérieur de la chose. Il y a en effet une sorte d’empaillement étrange du monde pour Albarracin, une sorte d’empaillement tonitruant, d’empaillement paroxystique et même cataclysmique du monde. « Un fétu de paille est un paroxysme du monde et brille et s’envole de soulever ce paradoxe. » 

  

 

Pour Albarracin, la chose s’entasse à l’intérieur d’elle-même et jaillit malgré tout comme par miracle absurde de cet entassement. « Qu’est-ce que la chose tas ? Est-elle la chose de ce tas ou le tas de cette chose, (…) Toujours est-il que c’est l’instabilité, la précarité de la chose tas qui semble constituer le tas chose. » La chose apparait ainsi comme « l’écrin de l’entassé. » Par ce geste de s’entasser à l’intérieur d’elle-même, la chose parvient aussi à s’élever comme sur un trône, sur un trône de tonnerre, sur le trône de tonnerre de la tranquillité, sur le trône de tonnerre d’apparaitre là, sur le trône de tonnerre de la tranquillité d’apparaitre là. « En étant les choses s’assoient sur leur trône et sont couronnées. Et la cérémonie des choses va son cours tranquille et grandiose. »  

  

 

Le monde d’Albarracin apparait aussi banal qu’enchanteur. Pour Albarracin, la banalité est enchantée et l’enchantement banal. Cette banalité enchantée du monde serait peut-être celle de son adoubement. C’est comme si pour Albarracin, ce motif de l’adoubement était autant une figure de rhétorique qu’un geste rituel. Adoubement du chemin par exemple « C’est la chose chemin qui fait que le chemin se creuse et s’adoube comme chemin. » ou encore adoubement de la coupe « un signe d’égalité et d’adoubement de la coupe aux lèvres. » Cette banalité enchantée des choses ce serait aussi celle de son anoblissement. « Tout est noble dans les choses parce que tout y est en procès d’anoblissement. » et même celle de leur royauté « Le roi est une chose, s’il n’était pas une chose il ne serait pas un roi. » 

  

 

Il y a un aspect presque chevaleresque à l’intérieur de la poésie d’Albarracin. Albarracin ressemble à un poète courtois des choses. Albarracin écrit à la manière d’un Don Juan paradoxal, le Don Juan d’amour courtois de la multiplicité des choses. Et chaque chose apparait ainsi comme une forme de chair sublime, la forme de chair sublime d’une femme aimée.

 

 

 

 

Pour Albarracin écrire c’est aborder les choses et par ce geste d’aborder les choses c’est aider ainsi les choses à adjoindre leurs bords, c’est aider ainsi les choses à accomplir la coïncidence de leurs bords. « Il y a toujours de l’inapproprié dans les choses et parce qu’elles ne jointent pas tout à fait à elles-mêmes, elles doivent faire l’effort de se rejoindre. » « Toute chose (…) n’est vraiment chose que si elle a pour horizon immédiat, à son bord intime, de devoir s’accomplir soi-même. »

  

 

Il y a pour Albarracin une équivalence intégrale de l’évidence et de l’énigme. L’évidence révèle l’énigme comme l’énigme donne à sentir l’évidence. « L’énigme est debout dans ce qui disparait. » Pour Albarracin, l’énigme affirme la disparition de la présence même, la disparition debout de la présence même. L’énigme affirme l’érection de disparition de la présence même, l’érection de vide de la présence même.

 

 

« D’un même mouvement les choses sont et sont cachées. La face qu’elles offrent n’est jamais que le dos de qui est penché sur soi… » Ainsi pour Albarracin, l’évidence et l’énigme se ressemblent, l’évidence et l’énigme se ressemblent face à dos, l’évidence et l’énigme coïncident comme formes siamoises face à dos.

 

  

 

 

Albarracin a toujours été extrêmement sensible aux choses où s’accomplit le pacte, l’alliance de la pierre et de l’eau, aux choses où la pierre et l’eau se rencontrent et parfois même intervertissent leurs pouvoirs. (C’est par exemple la figure importante du pont dans son œuvre.) Par le pont l’eau s’immobilise comme une pierre et la pierre ruisselle comme de l’eau. Ce qui accomplit à l’intérieur du Grand Chosier les fiançailles de la pierre et de l’eau, c’est la fontaine, la fontaine comme pont vertical, pont vertical de la jonglerie virtuose de la pierre et de l’eau. Quelques formules comme ça simplement pour le plaisir de ce texte magnifique. « Une sorte de puits successif et sauf… Le feu entonne la fontaine… La fontaine se pare du pareil... La fontaine repose dans le plein panier de ses bonds… Nous marchons sur des parachutes…Nuages nuages par pelletées en eux d’un appel… La pierre est comme le recueillement du jet de pierre retenu dans la  pierre… Pierre drapée d’un tombé infaillible… Où finit la fontaine commence la fontaine. »  

  

 

A l’intérieur du chapitre Autres Choses, les formules à la fois précises et étonnantes prolifèrent. La taupe « Elle nage dans la terre ». La chaise « comme si elle était crucifiée à soi ». La main (et le gant) « Enfilant le gant, la main manigance. ». La boite à outils « La boite à outils contient des outils et une boite à outils. ». Le briquet  « Petit bijou de simplicité franche ». Le lavabo « Dans un prognathisme de sa faïence et de sa faille propre, réalise l’avalement de l’eau dans l’eau. ». La table « La table est posée comme à la fin d’un livre. »

  

 

Le chapitre Petite Métaphysique Culinaire est à la fois subtil et drôle. Honneur d’abord à l’oignon (le rigolard et logarithmique oignon). « L’oignon est un moignon, un moignon auquel manque aussi le membre sectionné. Il est de tout coté plaie cicatrisée, plaie qui s’est refait sa peau multiplement. C’est un cœur à bout de bras sans le bras… » Et aussi le splendide sel « Le sel est l’esprit. (…) C’est de la poudre d’épée que le sel. (…) Le sel n’est le sel que dans la soif. A l’état de sel, il n’existe pas : il brille, blesse, coupe, brûle mais n’existe pas. ». Le pain « Le pain est l’envers de la main, sa sorte de geste envolé capturé. ». Ou encore la fraise « braise fragile ».

 

 

Albarracin sait dire avec une distinction flagrante la splendeur de mépris du feu, la splendeur de mépris presque sucré du feu. « Considérez encore le feu : pourquoi croyez-vous qu’il brûle d’une telle ardeur sinon parce qu’il vous tient et se tient à lui-même la dragée haute, et flambante. »

  

 

 

 

Une chose selon Albarracin ressemble toujours hypothétiquement à un arbre. « La solitude qui est la sienne, le particularisme absolu dont elle relève obligent la chose à tirer de soi sa substance et à la distribuer à peu près comme une sève. » « Les choses n’ont que leur existence pour s’exprimer. » Cela serait à rapprocher de phrases de Ponge à propos des arbres dans le Parti-Pris des Choses. « Malgré tous leurs efforts pour « s’exprimer », ils ne parviennent jamais qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille. (…) Ils ne s’expriment que par leurs poses. »

  

 

Ainsi pour Albarracin comme pour Ponge l’arbre multiplie à chaque instant les hésitations et les corrections de son existence même. Pour Albarracin comme pour Ponge l’arbre se rature, l’arbre se rature à l’air libre, l’arbre se rature à l’air libre entre terre et ciel. L’arborescence de l’arbre apparait ainsi comme le palimpseste déployé de ses innombrables répétitions, de ses innombrables approximations paisibles et heureuses. « Le poirier fait voir le poirier telle est peut-être sa principale fonction. Le poirier est une sorte de livre ouvert, et ouvert à la page du déploiement. » Pour Albarracin, l’arbre donne à voir les transformations incessantes de sa preuve, de sa preuve radieuse. « Il a une forte propension à la métamorphose quand bien même celle-ci n’est qu’une confirmation. Tout se passe comme si, à force de succéder au poirier, le poirier en devenait le processus infini… »

  

 

Albarracin sait aussi qu’il y a une acrobatie de l’arbre, une acrobatie tenace de l’arbre. « Il est (...) tenu à toutes sortes d’acrobaties improbables. » L’arbre apparait comme l’acrobate tenace de ses ratures, l’acrobate tenace de ses innombrables ratures.

  

 

Prodigieux texte du poirier, ceci par exemple. « Le miroitement du poirier ou sa moire si vous préférez c’est un peu comme si un grand fleuve le traversait. » Splendide image d’un fleuve planté à l’intérieur d’un arbre c’est à dire aussi d’un arbre qui pousse comme un fleuve.

 

 

 

 

Il y a pour Albarracin un appel à l’intérieur des choses, ce qu’il nomme leur vocacité. « Cette « vocacité » de la chose est en deçà d’une vocalité, puisque la chose n’a pas voix au chapitre des voix, mais elle est déjà une voracité, un appel en elle de la parole, un vouloir-être-dit qui la creuse et la dévore. » La vocacité des choses est pour Albarracin à la fois une vélocité et une voracité. La vocacité des choses ce serait la vitesse à laquelle une chose se dévore elle-même, le rapt de rapidité, le rapt de rapacité, le rapt de rapidité rapace par laquelle une chose se dévore elle-même.  

  

 

Pour Albarracin, la voix des choses (la vocacité des choses), c’est le silence instantané qui dévore cette chose, c’est le silence immédiat qui dévore cette chose comme si la chose apparaissait dévorée par son existence même. Ainsi c’est comme si la chose appelait à chaque instant le langage par le geste même de se dévorer, par le geste même d’apparaitre dévorée intacte par son silence, par le geste même d’apparaitre dévorée intacte par le silence de son existence.

  

 

Pour Albarracin, la chose affirme sa vocacité par la puissance de ses appels. En cela les choses sont aussi pour Albarracin des sortes d’appeaux. Les choses sont les appeaux du langage, les appeaux du verbe. Chaque chose apparait à la fois comme un appeau du monde et un appeau du verbe pour dire le monde. Chaque chose apparait comme un appeau de la jubilation de désespoir du verbe pour dire la jubilation du désespoir du monde.

  

 

« Comme si la diversité et la variation de la forme des choses étaient leur façon à elles d’user du langage qu’elles n’ont pas, d’en être la fable par leur seule métamorphose en elles-mêmes. » Pour Albarracin, la voix des choses fabule le langage. L’appel taciturne des choses fabule paradoxalement le langage même. Pour Albarracin, la voix taciturne des choses, l’appel taciturne des choses provoque, évoque, invoque, exclame la fable du langage même. Pour Albarracin, l’existence des choses fabule l’existence du langage, l’existence inexpressive du langage. Albarracin sait ainsi que ce sont à la fois les choses et le langage qui apparaissent taciturnes. Et le prodige de la poésie c’est précisément le geste de savoir comment donner à la fois la parole aux choses grâce au langage et aussi de manière paradoxale la parole au langage grâce aux choses. En effet de quoi parlerait le langage si les choses du monde n’existaient pas ? Si les choses du monde n’existaient pas le langage ne saurait pas de quoi parler. 

  

 

Cette vocacité de la chose c’est encore ce qu’Albarracin nomme son aboiement. « Il y a un aboiement dans les choses ; c’est un aboiement déchirant parce qu’il est muet. (…) Ainsi la tuile sur le toit aboie. (…) La tuile aboie à la lune et au soleil. » Pour Albarracin, chaque chose aboie. Chaque chose aboie son abime. Chaque chose aboie aussi son bâillement. Chaque chose aboie le bâillement de son abime, le bâillement d’oisiveté de son abime. « La chose baille pour prendre possession de soi. » Chaque chose aboie ainsi son adoubement, l’adoubement de son abime, l’aloi de son abime, l’adoubement d’aloi de son abime. Et chaque chose aboie même le cynisme de son abime, le stoïcisme de son abime, le cynisme stoïque comme le stoïcisme cynique de son abime.

  

 

Il y a en effet une sorte de stoïcisme cynique chez Albarracin. « Mais enfin qu’est-ce qui n’irait pas ? Le monde se porte comme un charme (…) La maladie fleurit les corps. La mort renouvelle joliment l’espèce. Les râles de douleur sont la plus juste expression de celle-ci. » La vision strictement tautologique d’Albarracin révèle ainsi une philosophe implicite, la philosophie de celui pour qui il n’y a simplement pas d’autre monde que celui où nous évoluons à chaque instant. C’est pourquoi il est inutile de rêver à d’autres mondes. La poésie serait alors plutôt la puissance tranquille de rêver à ce monde même c’est à dire aussi de rêver le même du monde, de rêver au même du monde. « car ce sera toujours en lui-même que le monde sera changé. »

  

 

« Il n’y a rien de nouveau sous le soleil alors que tout est neuf après la pluie. »  

Ainsi pour Albarracin ce qui renouvelle paradoxalement le monde, ce qui renouvelle paradoxalement le même du monde c’est la fraicheur de sa catastrophe, la fraicheur de son cataclysme, à savoir celui de la pendaison miraculeuse de la pluie.

 

 

Il y a une sorte de quiétisme provocant, de quiétisme presque polémique dans la vision du monde tautologique d’Albarracin. Le quiétisme d’Albarracin est paradoxal parce c’est un quiétisme héraclitéen, un quiétisme de l’épée, un quiétisme de la paix de l’épée ou encore un  quiétisme héraclitéen du sel, le sel à savoir du grain d’épée volatil. (Il y a une violence subtile, une violence discrète d’Albarracin qui parfois éclate à l’intérieur de ses phrases. Ceci par exemple « Les guerres, dieu merci, continuent à faire briller les armes. »)  

  

 

Ce stoïcisme cynique d’Albarracin serait d’ailleurs à la source de son étrange humour atonal, bizarre humour atonal et presque distrait. « Un manchot n’est pas un homme auquel un bras manque, mais un manchot complet auquel le bras manquant ne manque pas. Et d’ailleurs un manchot a deux bras entiers peut très bien exister, ce sera un manchot à deux bras entiers, voilà tout. »

 

 

 

 

Pour Albarracin, la présence apparait toujours extrêmement proche de la blessure. Pour Albarracin la présence ressemble à la blessure. La présence révèle la ressemblance de la blessure. « Il y a en toute chose comme une folle prétention qui blesse la chose et par quoi elle accède à soi, par quoi s’écoule son être dans la plaie de son être. »

 

  

« La chose est vêtue des grandes haches qui la défont perpétuellement quand elle arrive. » 

Et de même pour Albarracin le monde apparait à chaque instant à coups d’épées. Le monde apparait à chaque instant paré de coups d’épées. Le monde apparait à chaque instant paré des coups d’épées de la paix, des coups d’épées du calme. Pour Albarracin, chaque chose apparait parée d’imparable, parée des coups d’épées de l’imparable. Pour Albarracin chaque chose apparait parée des coups d’épées imparables de sa blessure, des coups d’épées imparables de sa blessure invulnérable, de sa blessure intacte.

  

 

Pour Albarracin, la blessure apparait comme le symbole de salutation de l’épée, le symbole de salutation paradoxale de l’épée. Pour Albarracin, la blessure c’est ainsi aussi par homonymie ambiguë la coupe. La coupe c’est à dire la blessure provoquée par le coup d’épée qui par ellipse de la chance révèle la forme du bol, la blessure provoquée par le coup d’épée qui précisément par coup de bol devient forme du bol.

  

 

Pour Albarracin, la blessure apparait comme la coupe où boire les coups d’épées de la présence du monde, comme si ces coups d’épées distillaient alors les formes féeriques d’un philtre, les formes singulières d’un charme. Pour Albarracin, l’épée apparait ainsi à la fois comme ce qui blesse et comme ce qui provoque le ravissement. « On prétend qu’une épée dans une faille du monde fait défaillir le monde. » (En cela l’épée apparait pour Albarracin comme le sexe de fer de la syncope.)

  

 

Pour Albarracin, la chose survient comme le météore de sa blessure. Cette blessure météorique de la chose serait aussi celle de sa métamorphose. « La chose, en étant, subit une métamorphose, mais cette métamorphose en soi est toute la chose. Une chose est sa propre métamorphose incarnée. » Albarracin donne ainsi à sentir la blessure abyssale de la chose, la blessure abyssale de la chose comme métamorphose incroyable du même.

 

  

« Une chose (…) est toujours plus ou moins un chien de faïence vis-à-vis des autres choses. Un chien de faïence, c’est à dire une aboyeuse fragilité et une ferveur hiératique. » « Son éclat lui vient de ce qu’elle brandit fièrement sa contradiction. »

Chaque chose pour Albarracin apparait comme un chien de faïence c’est-à-dire un Cerbère de sa faille, un Cerbère farouche de sa faille, un Cerbère farouche de sa faille éclatante, un Cerbère farouche de sa contradiction, un Cerbère farouche de l’éclat de sa contradiction, de la faille éclatante de sa contradiction.

 

 

 

 

La tendance (le penchant) des choses à se perdre à l’intérieur de leur présence, à se perdre parmi leur présence même c’est selon Albarracin la forme de leur nostalgie. « Les choses sont une enveloppe dans laquelle la chose, la chose même est perdue et nostalgique. » ou encore la forme de leur mélancolie. « La mélancolie des choses fait presque peur. » « Un grain de café par exemple, tombé et oublié près du moulin à café, proprement effraie. Il est là dans une sorte d’attente impossible, de panique froide. » Cette mélancolie des choses c’est aussi celle de leur abandon. Pour Albarracin, les choses semblent abandonnées, les choses semblent abandonnées à elles-mêmes. Les choses se tiennent là à l’intérieur du monde comme abandonnées au même et aussi à l’inverse les choses se tiennent là au même comme abandonnées au monde. Albarracin donne ainsi à sentir la posture d’abandon des choses à l’intérieur du monde, posture d’abandon des choses à l’intérieur du monde par laquelle les choses deviennent paradoxalement choses absolues.  

  

 

Cette absence à l’intérieur de la présence c’est encore ce qu’Albarracin nomme la graine du suicide « Le suicide est comme la dimension de la graine. » La nostalgie (la mélancolie) de chose c’est donc sa façon de méditer cette graine du suicide, sa façon à la fois de s’y abimer  et de s’y enfermer. « comme si la graine renfermait en elle, outre son contenu, le geste de se refermer. » Cette graine du suicide où chaque chose s’enferme ce serait peut-être enfin la forme de sa courtoisie, de sa courtoisie hors-contingence et hors-situation, de sa courtoisie essentielle. Cette politesse essentielle pour Albarracin, c’est l’impensable même, l’impensable même de l’impansion. « Il y a une impansion de la graine, le contraire d’une expansion, une impansion  c’est-à-dire une sorte de continuation de soi à son point d’arrêt et d’éclat (…) au point exact (…) où elle se tue vivante. » (Cette politesse essentielle de l’impansion impensable serait peut-être identique à ce que M. Fernandez nomme « la continuité du rien ».)

  

 

 

 

Il y a un aspect prestidigitateur chez Albarracin, son attention par exemple à ce qu’il appelle la dévisibilité. « Les choses portent une cape de dévisibilité, » « Quand je dis qu’une chose est dévisible, je veux dire qu’elle est visible et invisible. » Le papillon par exemple porte une telle cape de dévisibilité, celle de l’oscillation incessante entre la présence et l’absence. « Que serait un papillon s’il n’était pas un papillon, (…) Eh bien, avançons ceci : un papillon qui ne serait pas un papillon serait… quand même un papillon (…) car, précisément un papillon est autant lui-même que son non-être. » Ce clignement (cette diastole-systole) de la présence et de l’absence c’est aussi pour Albarracin la forme même de la vision. Le papillon indique alors de façon spéculaire la pulsation du regard, la pulsation de paupières du regard. « Les papillons sont les paupières de la lumière. » « Ses ailes ocellées d’yeux, son cillement délicat et rapide, le clignement qu’il est nous font voir en lui une métaphore naturelle. » Pour Albarracin en effet l’image (la métaphore) révèle l’oscillation ocellée du regard, l’oscillation ocellée ailée du regard, l’oscillation ocellée ailée cillée du regard.

     

 

C’est comme si pour Albarracin les choses apparaissaient incarcérées à l’intérieur d’une  pulsation entre présence et absence, incarcérés entre les tenailles de ténuité d’une hésitation sinusoïdale. Et la virtuosité de la poésie serait ainsi de parvenir à capter, à ravir la chose par le geste de saisir au vol à la fois sa présence et son absence, sa présence comme son absence.

  

 

La prestidigitation rhétorique d’Albarracin apparait ainsi comme une forme de prestidigitation précieuse, préciosité qui est celle de la précision d’un tact extrême, d’une pression des doigts ultra-subtile. Il y a du prestidigitateur en Albarracin d’abord et surtout parce qu’il sait qu’à l’instant où la main touche la chose, la chose elle aussi touche la main. « Toute saisie insuffle des mains à ce qu’elle saisit. Toute véritable préhension est une poignée de mains en chaine, et un échange de prérogatives, une salutation des pouvoirs. » La prestidigitation rhétorique d’Albarracin apparait ainsi comme une salutation des pouvoirs entre la main et la chose, entre la main qui touche et la chose qui voit comme entre la main qui voit et la chose qui touche, entre la main qui touche lucide et la chose qui voit aveugle comme entre la main qui voit aveugle et la chose qui touche lucide. Albarracin invente ainsi une forme de poésie comme prestidigitation du tact, comme prestidigitation de l’égard, prestidigitation du tact précieux et de l’égard précis, prestidigitation du tact précis et de l’égard précieux.

 

 

Cette attitude de prestidigitateur d’Albarracin s’accompagne d’ailleurs d’une apologie tranquille de la ruse. « La beauté (…) est peut-être la meilleure ruse de la beauté, en même temps que la plus belle ruse de la ruse. » Ainsi c’est comme si il n’y avait pour Albarracin de révélation poétique des choses que par prestidigitation d’élégance, prestidigitation d’élégance parfois proche de l’épilepsie. En effet, de même que la chose à la fois jaillit de soi et se referme sur soi, la phrase qui dit cette chose essaie elle aussi de jaillir de sa fermeture même par une sorte de tremblement d’épilepsie, de tremblement d’épilepsie aussi précieux que lucide. « Comme la mousse est jolie, dans les sous-bois, quand elle a aux lèvres ce fin sourire verdâtre d’épileptique tombé dans la mousse. »

  

 

 

 

L’expérience des choses d’Albarracin serait à la fois semblable et antagoniste à celle de Sartre. En effet pour Albarracin comme pour Sartre, la chose propose une présence absente à elle-même, une présence envahie d’absence. Mais alors que ce mélange de présence et d’absence dégoûte Sartre (la fameuse nausée), ce même mélange de présence et d’absence étonne et réjouit Albarracin, cela provoque pour Albarracin une réjouissance paradoxale, réjouissance paradoxalement désespérée, réjouissance comme exaltation paradoxale du désespoir « la folle et exubérante et désespérée existence des choses ».

  

 

Il y a à l’intérieur de l’œuvre d’Albarracin une forme de confusion étrange entre l’esthétique et l’ontologie. Pour Albarracin, ce qui est beau, c’est l’être. Pour Albarracin, il n’y a de beauté que de l’être même. Pour Albarracin, la pensée de l’être est identique au sentiment de la beauté. La poésie d’Albarracin ainsi à la fois esthétise l’ontologie et ontologise l’esthétique.  « Qu’est-ce que la beauté, la beauté d’un visage par exemple ? C’est un mouvement vers soi, quelque chose comme le déversement d’une matière dans sa propre matière… » « L’herbe est belle parce qu’elle est l’herbe. » La beauté pour Albarracin c’est simplement la tautologie de l’être, l’insistance de l’être, l’aberration de l’être, l’insistance comme l’aberration de l’être, l’insistance comme l’aberration tautologique de l’être.