Mastroianni, Marionnette de l’Attente.

 

 

Pour Mastroianni un personnage est un camarade de jeu, un ami imaginaire. Pour Mastroianni, un personnage n’a pas plus de poids qu’un vêtement. Mastroianni s’habille d’un personnage comme d’un gilet de flanelle ou même d’un foulard qu’il porte d’ailleurs de manière dilettante autrement dit sans se fouler. Parfois encore Mastroianni tient son personnage à l’extrémité de la main comme une valise vide. C’est comme si pour Mastroianni son personnage n’était rien d’autre qu’une sorte d’accessoire, un accessoire qui permet d’accéder à une révélation des sentiments, à une révélation neutre des sentiments. Il y a en effet une sorte de monstration neutre, d’exhibitionnisme fade dans la façon de jouer de Mastroianni.

 

Mastroianni semble toujours en vacances, en vacances à l’intérieur de son personnage  comme en vacances à l’intérieur du film et même d’ailleurs en vacances à l‘intérieur de sa vie. Mastroianni n’incarne pas. Mastroianni n’agit pas. Mastroianni dédaigne néanmoins autant la distanciation que l’incarnation et l’action. Mastroianni apparait plutôt comme celui qui vaque à l’incarnation ou celui qui vaque à l’action, comme celui qui vaque à l’incarnation de l’action à l’intérieur même du plan.

 

Mastroianni évolue parmi l’espace comme s’il semblait toujours attendre vaguement quelque chose, comme s’il semblait attendre sans cesse quelque chose de l’espace même, une sorte de signe de reconnaissance, ou encore un signe d’acquiescement, un signe d’acquiescement amical, signe de reconnaissance amical qu’il trouve souvent chez les hommes et les femmes qui l’entourent mais qu’il désirerait cependant obtenir de l’espace même.

 

Mastroianni se déplace et parle d’une manière telle qu‘il semble attendre l’espace, qu’il semble attendre la venue même de l’espace et cette venue de l’espace cependant parfois aussi l’étonne à l’intérieur même de son déplacement et de sa parole.

 

Il y a une sorte de modération étrange chez Mastroianni, une sorte de modération excessive dans le jeu et dans l’acte même de rester là, une sorte d’excès de modération qu’indique par exemple le rictus à la fois idiot et inquiétant de son sourire à chaque fois qu’il joue une scène où le personnage choisit de se détacher quelques instants de son propre caractère (par exemple quand Mastroianni fait de la trottinette à travers le salon de Sophia Loren dans une Journée Particulière d’Ettore Scola).

 

Il y a chez Mastroianni une façon paradoxale d’attendre sans jamais s’attendre, d’attendre sans jamais s’attendre à rien et cette attente sans attente apparait aussi comme la forme de sa tendresse. Mastroianni semble flâner en attendant, en attendant d’attendre et il flâne assez vite et parfois même très vite. Mastroianni n’est pas celui qui s’attend à tout et il n’est pas non plus celui qui s’attend à n’importe quoi, il serait plutôt celui qui s’attend à n’importe quelque chose, celui qui s’attend sans attendre à n’importe quoi de précis, à n’importe quoi de cependant déterminé et ce n’importe quoi déterminé devient alors visible à l’intérieur de son regard à la façon d’une flottaison d’acuité, d’une flottaison aigue, d’une acuité flottante.

 

Le regard de Mastroianni n’est pas celui de la conscience, le regard de Mastroianni serait plutôt celui d’une coquille vide, d’une coquille vide qui n’est ni consciente ni inconsciente, le regard d’une coquille vide apte à révéler une sorte de détermination du n’importe quoi.

 

Mastroianni joue au conditionnel, au conditionnel neutre, au conditionnel de la féerie neutre. Mastroianni flâne un tantinet tragique. Mastroianni flâne un tantinet tragique comme le marionnettiste de son âme, comme le marionnettiste discret de son âme.

 

Dans les films de Fellini (La Dolce Vita et Huit et Demi surtout), le spectacle semble à chaque instant tourner autour de Mastroianni sans qu’il soit pourtant présent de manière intense, le spectacle du film tourne à chaque instant autour de lui et pourtant il ne semble pas s’y tenir. Mastroianni s’y promène plutôt immatériellement. Il  y a une flânerie immatérielle dans l’attitude de Mastroianni, un aspect presque angélique. Mastroianni se promène comme un ange, un ange qui pourrait aussi être un roi, un ange qui serait n’importe quel roi, un ange comme un n’importe que roi.

 

Dans les films de Fellini Mastroianni est le substitut du metteur en scène, il est l’ersatz de Fellini, l’ersatz autrement dit celui qui remplace sa parole. Dans les films de Fellini  Mastroianni parle à la place de Fellini et pourtant ce qu’il dit alors à la place de Fellini, il n’en a pas la moindre idée et d’ailleurs Fellini non plus ne le sait pas. Dans les films de Fellini Mastroianni parle à la place de Fellini sans savoir ce qu’il dit comme en rêve, et ce qui sait ce qu’il dit ce n’est ni Mastroianni, ni Fellini, c’est le film. Dans un documentaire, on voit Mastroianni demander un moment à Fellini quel sera son texte pour la scène dont Fellini prépare alors le décor. Et Fellini lui répond un peu agacé et moqueur. « Ce que tu dis dans la scène ? Je ne sais pas. » )

 

Ce que Mastroianni donne le plus souvent à voir c’est à la fois un maintien et un désœuvrement, le maintien à l’intérieur du désœuvrement même. Mastroianni c’est par excellence l’acteur désœuvré. Ainsi ce que Mastroianni donne à voir c’est la condition même de l’acteur, la condition désœuvrée de l’acteur, la condition d’attente, d’attente désœuvrée de l’acteur. Mastroianni joue la condition même de l’acteur, à savoir celui qui attend, celui qui attend la scène. Ainsi Mastroianni serait celui qui joue au conditionnel neutre la condition même de l’acteur, la condition d’attente de l’acteur. Le jeu de Mastroianni met ainsi à l’intérieur du plan, au milieu du plan, parmi le plan l’attente même de l’acteur avant la prise du vue, l’attente de l’acteur avant le ça tourne de la camera. Le jeu de Mastroianni est ainsi une façon de retourner cette attente, de retourner cette attente comme une veste au centre même du plan.

 

Mastroianni joue comme un traitre, un traitre de la neutralité. Mastroianni joue comme un traitre simultanément à son propre personnage et au cinéma. Mastroianni trahit à la fois son personnage et le cinéma par la monstration neutre de l’attente, par la monstration neutre de l’attente de l’acteur à l’intérieur même du plan. Mastroianni joue comme un traitre de la neutralité qui semble laisser en plan son personnage et le cinéma.  Mastroianni laisse en plan le personnage et le cinéma en retournant le plan comme la veste de l’attente, comme la veste de ravissement ironique de l’attente, comme la veste de ravissement radieux de l’attente.