Il apprend quelque chose à chaque pas. Le problème est qu’il ne parvient jamais à emporter ce qu’il apprend au-delà de son pas. Ce qu’il apprend reste à chaque fois coincé à l’emplacement même du pas.

 

 

 

Il connait depuis toujours le nombre de pas dont il dispose pour parvenir à la fin de son existence. Cependant il ne sait pas à quoi ressemble l’événement même de marcher. Chacun de ses pas lui semble l’empreinte d’un étranger, d’un inconnu. Il a l’intuition que la signature de son existence est la trajectoire intégrale de ses pas, cependant il ne sait pas comment la lire.

S’il continue d’avancer toujours plus loin que ce soit avec insouciance ou frayeur, il s’éloigne alors petit à petit de la révélation de sa signature. S’il reste immobile, il ne parvient alors à en lire qu’un extrait. S’il retourne sur ses pas, il sera apte à lire les empreintes de son passé cependant la trajectoire de son retour restera illisible.

Ainsi parce qu’il ne sait pas comment procéder pour résoudre ce problème, il a choisi de le souder. C’est pourquoi il préfère maintenant sauter sur place afin d’enfoncer à chaque instant son dernier pas à l’intérieur de la terre par désespoir comme par jeu. Il préfère sauter sur place  jusqu’à ce que son dernier pas s’effondre, devienne une forme de catastrophe heureuse qui lui donnerait à sentir, pourquoi pas, une autre approche de sa trajectoire. En effet, voilà ce qu’il aimerait, approcher sa trajectoire.

 

 

 

 

 

Sa façon de marcher est étrange. Plutôt que d’avancer un pied puis l’autre, il avance un pied, puis la pensée de l’autre pied, puis l’autre pied et la pensée de l’un. Il esquive ainsi sa pensée avec ses pas et ses pas avec sa pensée.

 

 

 

Il marche à l’envers. Au lieu d’avancer un pied puis l’autre, il a choisi par coquetterie de la chance d’avancer l’autre pied puis l’un. Il y a un désert entre chacun de ses pas. Et chacun de ses pas apparait comme un précipice abasourdi par la patience explétive de son épouvante et son épouvante comme l’hésitation du je ne sais pas.

 

 

 

 

 

C’est un unijambiste subtil. A force d’hésitations, il est parvenu à suggérer l’impression d’une démarche d’homme normal. C’est comme s’il avait réussi à dédoubler sa jambe avec la substance de son scepticisme.

 

 

 

Arrivé au sommet de la montagne, il contemple ses pieds, comme s’ils dialoguaient avec le partage illimité de la terre et du ciel.

 

 

 

 

 

Ses pas ne lui appartiennent pas. Ses pas prononcent la patience d’un Dieu incarcéré parmi les battements d’indifférence de son cœur.

 

 

 

Il est effrayé à l’idée de devenir le propriétaire (même fortuit) d’un territoire. Détenir un extrait de terre le dégoute. Poser un pied sur le sol lui semble un acte immonde et marcher est pour lui le signe d’un désir abject de pouvoir. Cependant il ne souhaite pas être partout ni même nulle part. Il estime en effet que la part de la nullité est encore une part de trop. Il souhaiterait plutôt n’être que le locataire de l’intervalle de ses pas, le locataire forcené de sa fuite.

 

 

 

 

 

Il lui est interdit de savoir où il se trouve. Il l’apprend parfois, cependant cela reste en tant qu’interdit qu’il l’apprend. Sa conscience est ainsi identique à une sorte de sacrifice sans cause ni effet.

 

 

 

Il sait toujours où il se trouve sans jamais savoir par quel chemin il est parvenu à cette situation qu’il connait. C’est comme si sa situation n’était jamais rien d’autre que la connaissance de sa situation.

 

 

 

Il est extrêmement secret. Il semble à chaque instant désorienté sans être jamais distrait. Il ne sait jamais où il se trouve. Cependant il se retrouve en dehors du savoir. Il est intégralement inapte à déterminer sa position sur une carte. En effet il a le sentiment d’exister comme la trajectoire de lointain de cette carte même.

 

 

 

 

 

Il se déplace sans cesse cependant il ignore le sentiment de la marche. En effet il désire déterminer l’endroit originel du bruit.

 

 

 

Il se déplace sans cesse. Il ne se déplace pas par passion ou par intérêt. Il se déplace parce qu’il a peur s’il décide sans se prévenir de ne plus se déplacer d’être obligé de s’identifier à l’infection de futilité de l’horizon.

 

 

 

Son déplacement est précautionneux. En effet il pense qu'à chaque seconde il y a quelqu'un au-dessus de sa tête ou plutôt un mur, ou plutôt un murmure, et qu'à chaque seconde il y a aussi quelqu'un en dessous de ses pieds, ou plutôt un miroir, ou plutôt un ennemi. Il avance comme il attend à reculons, il est l'otage de l'étage.