C’est le tribunal des sentiments. Il n’y a aucune loi à observer, aucun code de procédure à respecter, exclusivement la pureté du sentiment et c’est tout. C’est un tribunal où en vérité, l’acte de juger est sans importance. Pas de jugement, soit on condamne, soit on laisse faire. Autrement dit soit on condamne à mort soit on laisse en vie.
Il y est inutile d'interroger des témoins, de chercher des preuves, d'expliquer les motivations de l'accusé. En effet, il n'y a pas de témoin, n'importe qui est témoin. Il en résulte que le jugement n'est rien d'autre que le masque de lumière de la vérité.
Les instances du tribunal ne sont pas désignées selon une hiérarchie préalablement définie, elles se désignent elles-mêmes selon leur désir. Il y a ainsi parfois des milliers d'instances sentimentales qui délibèrent, parfois il n'y en a aucune. Que fait-on alors de l'accusé dans ce dernier cas, personne ne l'a jamais su.
Il y a encore d'autres situations indécidables, on les appelle les situations parodisiaques. Il s'agit des situations divinement stupides où certaines instances du tribunal, voire même toutes les instances du tribunal, n'ont strictement aucun sentiment, où les instances semblent cadavériquement excitées à travers une indifférence a priori. Le jugement du tribunal est alors suspendu. En effet, le sentiment nul est interdit. Il est convenu que chacune des instances du tribunal a l’obligation d’informer la totalité du tribunal d'un sentiment déterminé, à partir du moment où elle a souhaité participer au jugement de l'accusé. Si chaque instance ne communique pas un sentiment glorieusement identifiable, il ne reste plus au tribunal qu'à se divertir de l'ignominie de sa vérité. Certaines instances souffrent alors le martyre pour engendrer un sentiment. La plupart du temps, elles n'y réussissent d'ailleurs pas et elles se changent alors en miroirs de prières ou en mutisme de l'alphabet. L'accusé est donc condamné à travers le sens indécidable de l'ordre du jour, à attendre à la façon d'un dieu au cœur du tribunal, dans l'espoir que le verdict s'anéantisse en tant qu'ultimatum d'insomnie.
On connaît cependant quelques techniques pour que les instances du tribunal soient capables de produire des simulacres de sentiments. La stratégie la plus utilisée et la moins exigeante est de jouer son sentiment aux dés. Cette technique n'est malgré tout qu'un leurre qui fausse vertueusement le verdict. En effet, faire correspondre un nombre à un sentiment est le privilège des cœurs les plus nobles ; cette aptitude n'est donnée qu'à ceux qui ne se soucient pas de l'obtenir, elle ne s'adresse pas à ceux qui décident d'être consciemment les esclaves de la contingence.
D'autres enfin se fatiguent à produire des simulacres de sentiments en scrutant à perdre haleine, tels des anges pornographiques, la raison de fidélité de leurs excréments. Cette stratégie est aporétique. En effet il n'existe qu'un seul anus pour la totalité du tribunal, c’est même son essence, sa définition. Il en résulte que le désir d'examiner la singularité de ses excréments s'avère être une impossibilité logique.
Ainsi, lorsque tous les sentiments sont connus et communiqués, il reste encore à les dénombrer pour déterminer le verdict. Aucune instance du tribunal n'est capable d'accomplir cet acte sans trahir l'idée qu'elle a de sa fonction. En effet, chaque instance du tribunal estime qu'il est impossible de compter avec la seule force du sentiment. C'est pourquoi ce travail est toujours distraitement effectué par l'accusé lui-même.
Au tribunal du bruit, les juges sont assis sur des balançoires constituées par des entrelacs de fleurs. Au tribunal du bruit, les juges n’écoutent jamais ce que disent les accusés, ils sont recroquevillés sur leur poitrine et ils préfèrent pleurer à l’écoute du babillage bourdonnant de leur propre cœur.
Ils ne jugent pas les hommes, ils jugent uniquement les regards. Les regards sont jugés par des livres ou plutôt par des citations extraites de livres. Le procès se développe ainsi. Le regard apporte au tribunal un livre qu’il a lui-même choisi. Il dépose ensuite le livre au centre du tribunal qui à cet instant ressemble à une mine de diamants. Le toit du tribunal est alors enlevé et le livre est ainsi abandonné aux intempéries du dehors. Pendant la délibération du tribunal, il est interdit de toucher le livre. La pluie le macère, le vent le feuillette violemment, la lumière du soleil l’édulcore et ses pages jour après jour se décomposent avec douceur. La dernière phrase qui reste de cette décomposition du livre est la phrase du jugement. Le regard est alors simplement condamné à accomplir ce qui est indiqué par cette dernière phrase.
Il ignore si l’endroit où il se trouve est une prison. Il sait seulement qu’il est obligé d’y rester même si d’ailleurs il ne sait pas s’il s’y trouve vraiment.
Il ignore si l’endroit où il se trouve est une prison. Il pense d’ailleurs que cela n’a aucune importance. Il ne pense pas cela au sujet de la prison, il pense cela au sujet de l’ignorance de si. En vérité ce sont les circonstances extérieures qui lui font penser cela. Et justement il ignore ce que sont en réalité ces circonstances extérieures et même si ces circonstances sont réellement extérieures. En effet la prison présomptueuse où il a pris place est ce qui s’interpose sans cesse entre sa pensée et le dehors. Il a l’impression que l’endroit où il se trouve n’est pas dans l’espace mais qu’il est identique à une sorte de prophétie, la prophétie insignifiante d’une prison de la sortie.
Il ignore si l’endroit où il se trouve est une prison. Ce qu’il sait par contre parfaitement est qu’il est obligé d’y rester en attendant qu’il soit devenu assez libre ou assez fou pour avoir l’outrecuidance de se dicter à lui-même l’ordre d’en sortir. Autour de lui il n’y a aucun mur, il a souvent cherché à en découvrir sans jamais y parvenir. Autour de lui il n’y a rien, rien à entendre, rien à voir et cependant ce n’est pas le vide. La preuve en est que s’il faisait ne serait-ce qu’un pas au-delà de cette prétendue absence, il a l’impression qu’il risquerait alors de devenir lui-même invisible tandis que l’endroit dont il serait désormais sorti se changerait en cerveau du premier sinon venu.