Barthez

 

 

 

 

 

Barthez est un gardien de but déconcertant. Barthez ne disposait pas d’une technique de jeu très développée, sa prise de balle était assez rudimentaire, il était vif mais sa détente manquait souvent d’ampleur, son placement était aussi parfois imprécis et aventureux ; cependant malgré ces défauts, Barthez fut sans doute un des gardiens les plus étonnants de l’histoire du football. Et cela simplement parce que Barthez avait une intuition du jeu indiscutablement exceptionnelle. Barthez sentait incroyablement bien les événements du jeu. C’est pourquoi son déplacement était d’une inventivité étonnante, comme s’il parvenait parfois à immiscer de déplacements de joueur de rugby à l’intérieur du football. Barthez savait surtout quand un gardien doit intervenir délibérément à l’intérieur d’un match pour en modifier le déroulement. Barthez ne subissait jamais les matchs. La plupart du temps, il jouait les matchs avec une sorte de décontraction tout à fait anormale. Pourtant à chaque fois qu’il apparaissait indispensable d’accomplir un arrêt important, Barthez essayait toujours de l’accomplir avec une forme d’imprudence joyeuse et presque impatiente. 

 

 

 

Barthez c’est certain est un gardien de but déconcertant. Sa technique de prise de balle a un aspect bricolé, son placement est souvent approximatif cependant sa décontraction et son intuition des mouvements du jeu sont telles qu’il parvient toujours à intervenir avec rapidité et à anticiper la trajectoire du ballon comme à l’improviste, de façon presque impromptue. Barthez dispose en effet d’une sorte de virtuosité aberrante, une virtuosité bizarre de la décontraction impromptue.

 

 

 

Il y a une décontraction incroyable dans le comportement de Barthez sur un terrain de football. Dans le documentaire intitulé les Yeux dans les Bleus on le voit par exemple à la fin de la mi-temps de la finale de la Coupe du Monde de 1998 demander avec une distraction invraisemblable que quelqu’un lui apporte une bouteille d’eau, distraction qui serait à peu près celle d’un joueur de tournoi de sixte ou de division départementale.

 

 

 

La concentration de Fabien Barthez est une concentration extrêmement bizarre, c’est en effet une sorte de concentration à l’envers, de concentration par distraction, une sorte de concentration parfaitement inconsciente (concentration à l’envers assez semblable à celle des maitres zen). Barthez semble à chaque instant inconscient du match qu’il joue et surtout il semble inconscient de l’enjeu de ce match. Barthez semble jouer une finale de Coupe du Monde comme si c’était un match entre amis dans son jardin (avec le barbecue et les sodas posée sur des tréteaux non loin). C’est pour cela d’ailleurs que Barthez était si populaire. Il jouait au football comme on joue à la belote, à la pétanque ou au bowling ou encore comme on boit un pastis (et même pour reprendre une formule de mon ami Bernard Bréchet, Barthez jouait comme s’il tenait deux verres de pastis à l’extrémité de ses gants). Barthez semble jouer au football simplement d’abord pour passer le temps, pour passer le temps à la surface de la terre. Aucune aristocratie, aucune ascèse, aucune emphase, aucune arrogance dans le jeu de Barthez. Chez Barthez ce n’était pas le je qui jouait, c’était le on, le on du bavardage, de l’inauthenticité et de la facticité heideggérienne (pour lire ainsi le jeu de Barthez à la manière de Barthes). Barthez jouait comme un brave mec, comme un brave mec quelconque, comme un brave mec banal, un brave mec de la banalité, de la banalité pourtant prodigieuse.

 

 

 

Comme Marcel Aubour jadis, Barthez sentait énormément la présence des spectateurs dans le stade lorsqu’il jouait. Il leur adressait ainsi souvent pendant le match des petits signes de la main, des grimaces ou des clins d’œil. Barthez ne jouait pas ainsi seulement le match avec son équipe, il jouait le match avec les spectateurs, il jouait aussi le match avec le stade. Il y a en effet plusieurs types de footballeurs. Ceux qui jouent presque seuls indifférents à leurs partenaires (Ronaldo, Ibrahimovic), ceux qui jouent avec leurs partenaires, ceux qui jouent à la fois avec leurs partenaires et avec-contre leurs adversaires (Luigi Buffon). Enfin ceux qui jouent avec leurs partenaires et avec le public, avec le stade. Il y a une sorte de bouffonnerie et même une bouffée de bouffonnerie dans le jeu de Barthez. Barthez joue comme un bouffon, un bouffon de l’émotion même du stade, un bouffon des bouffées d’émotions du stade, des bouffées d’émotion des tribunes.

 

 

 

 

 

Il y a de l’imbécile heureux et de l’ahuri chanceux chez Fabien Barthez. C’est en quelque sorte le Paul Preboist du football. Il semble en effet souvent accomplir des prodiges presque par inadvertance. Ou bien il serait encore un peu l’héritier de Darry Cowl, celui du triporteur, un Darryl Cowl avec un léger embonpoint. (Barthez révèle ainsi que le ballon apparait comme l’embonpoint de la légèreté, comme l’abdomen de la légèreté.)

 

 

 

Barthez a aussi l’allure d’un personnage de bande dessinée, la dégaine d’un personnage de Walt Disney, disons une sorte d’hybridation de Jumbo et de Pluto. Barthez joue au football, un peu comme un chien, un chien ahuri, un chien ahuri qui semble courir n’importe comment presque au hasard, un chien ahuri qui semble courir n’importe comment et dans tous les sens. Barthez joue au football au débotté, comme un chien au débotté. Barthez ce n’est pas le chat botté c’est le chien au débotté. Il n’y a par exemple aucune félinité dans sa manière de plonger. Barthez a un style de plongeon canin, une technique de plongeon canine. Barthez ne plonge pas comme un chat, il se lance plutôt comme un chien, il se balance plutôt comme un chien à travers l’espace, au petit bonheur, au petit bonheur la chance, au petit bonheur la grande chance à travers l’espace. (Sur un terrain Barthez a souvent alors la tête d’Alain Chabat dans le film Didier où il joue justement le rôle d’un chien.)

 

 

 

Techniquement parlant, Barthez est un anachronisme vivant. Son jeu n’est pas moderne. Barthez joue plutôt à la façon d’un gardien des années 1950. Barthez joue comme René Vignal  et même parfois comme Julien Darui. Ou plutôt comme un gamin de la fin du 20ème siècle qui aurait incorporé curieusement des attitudes et des postures des gardiens de l’après-guerre, un peu comme si Jean Dujardin s’amusait à jouer comme Mickey Rooney ou encore comme si J. P Belmondo (d’ailleurs bon gardien de but) avait essayé de jouer comme Peter Lore dans M. Le Maudit.  Barthez c’est plutôt cependant Fab le Béni. Fab le Béni des Dieux. Il a toujours l’air un peu ahuri du bébé qui sort la tête du baptistère ou du poulpe qui sort la tête du bathyscaphe. C’est comme si tout semblait lui passer au-dessus de la tête à l’exception cependant notable du ballon.

 

 

 

Barthez n’a jamais l’air de vraiment comprendre ce qui se passe sur le terrain, il n’a jamais l’air de vraiment comprendre le match qui se déroule devant lui. Et pourtant avec une sorte d’incompréhension médiumnique, de stupidité médiumnique, de clownerie médiumnique, de mediumisme quasi clownesque il parvient à attraper les ballons en les prenant un peu à la légère, en les prenant un peu par-dessus la jambe, par-dessus la jambe à la légère et à chaque fois aussi un peu au feeling du hasard comme un caméléon gobe des mouches. 

 

 

 

Il y aussi du baratineur chez Barthez. Les déplacements de Barthez c’est souvent du baratin, du baratin d’espace. Il suffit de l’écouter parler par exemple à la télévision pour mieux comprendre les caractéristiques de son jeu. Barthez attrape le ballon comme il noie le poisson. Barthez attrape le ballon comme il noie le poisson à l’intérieur de l’air. Barthez y va toujours un peu au bluff. Barthes bluffe avec ses os et ses muscles. Barthez bluffe avec ses articulations et ses cartilages.

 

 

 

 

 

La finale France-Brésil de la Coupe du Monde de 1998 est sans aucun doute le match le plus fabuleux de Fabien Barthez, quelque chose comme son chef d’œuvre. Jamais je n’ai vu un joueur jouer un match d’une telle importance avec une telle insouciance. Barthez semblait jouer cette finale comme s’il se trouvait dans un jardin avec des amis à côté d’un barbecue en été. On avait parfois même l’impression qu’il allait déguster une ou deux brochettes vite fait quand il allait chercher le ballon derrière son but. Comme si les tribunes étaient pour Barthez  une sorte de gigantesque barbecue où les spectateurs grillaient, grésillaient de frénésie et de bonheur.

 

 

 

Pendant ce match Barthez a accompli un arrêt extraordinaire, un arrêt en suspens presque à l’horizontale au-dessus de la tête de Ronaldo. C’est un arrêt prodigieux où Barthez révèle à la fois une incroyable décontraction et une incroyable maitrise musculaire. Barthez y apparait alors comme le maitre de sa désinvolture, le maitre de son insouciance. C’est alors comme si sa  décontraction était l’indice même de sa domination. C’est un ballon dans l’espace pour Ronaldo qui s’élance vers le but extrêmement vite pour essayer de contrôler le ballon de la tête. Barthez va cependant plus vite encore et il parvient à se détendre pour attraper le ballon en l’air au-dessus même de la tête de Ronaldo. Les deux joueurs courent très vite et, parce que Ronaldo n’a pas vu la sortie de Barthez, s’entrechoquent. Et ce qui est alors très beau c’est que Barthez en gardant le ballon entre ses mains au-dessus de la tête de Ronaldo parvient à avoir la superbe délicatesse de disposer son corps en l’air de telle manière qu’il ne touche pas violemment celui de Ronaldo en retombant au sol. A l’instant où il est encore en l’air détendu à l’horizontale et le ballon entre les mains, Barthez parvient à amortir le choc pour ne pas blesser Ronaldo. Ce geste d’égard de Barthez à l’instant même du choc, c’est la courtoisie même, c’est la politesse et l’élégance extrême du jeu. Une sorte de fair-play et même de flair-play inscrit au cœur de la brutalité involontaire d’une action de jeu. Barthez révèle alors une forme de respect flagrant et rare, une forme de distance surprenante à l’intérieur même de l’affrontement, c’est un indice de tact magnifique, un indice de distinction aussi, de distinction aristocratique. Et c’est précisément cela qui est étonnant et même inexplicable dans l’attitude de Barthez sur un terrain. Sa distraction est en effet aussi une distinction, sa distraction triviale est aussi une distinction aristocratique. Son imbécillité plébéienne est aussi l’enveloppe paradoxale d’une sorte de distinction aristocratique.