Cruijff
Il y a comme un crissement de griffes dans le jeu de Cruijff. A chaque accélération, Cruijff semblait déchirer d’un geste, déchiqueter d’un geste la défense adverse.
Cruijff se déplace parmi l’espace avec une allure d’anguille, une anguille dotée de griffes, de griffes phénoménales, de griffes fabuleuses, de griffes sidérantes. Cruijff évolue parmi l’espace comme une sorte d’hippogriffe, comme une sorte anguille-hippogriffe.
Cruijff sur le terrain va très vite et en même temps il réfléchit. C’est comme si sa vitesse était la forme de sa réflexion. Cruijff réfléchit par sa vitesse et accélère par sa réflexion. Il y a quelque chose qui miroite dans la musculature de Cruijff, dans la course de Cruijff. Cruijff court comme un couteau miroitant, comme un fouet miroitant, comme un couteau-fouet miroitant, comme un couteau-fouet réfléchi.
L’invention décisive de Cruijff c’est celle de la réflexion de la vitesse, la réflexion de la vitesse suscitée par les flexions et les inflexions des muscles. Dans le jeu de Cruijff ce qui pense ce sont les flexions et les inflexions des muscles. Dans le jeu de Cruijff ce qui pense ce sont les flexions grammaticales et les inflexions vocales des muscles et aussi les flexions vocales et les inflexions grammaticales des muscles.
Cruijff révèle les flexions du jeu. Cruijff révèle les flexions, les inflexions, les réflexions et parfois même les circonflexions du jeu. Le jeu de Cruijff est celui de la flexibilité incisive comme de l’incision flexible. La caractéristique du jeu de Cruijff est de savoir d’abord tourner autour afin ensuite de trancher et parfois même de savoir comment tourner autour par le geste de trancher ou encore de savoir comment trancher par le geste de tourner autour.
Le jeu de Cruijff est celui de l’inflexion autrement dit celui d’une alliance de la courbe et de la droite. Le jeu de Cruijff est étrangement à la fois curviligne et rectiligne. Le jeu de Cruijff parvient ainsi à inventer une sorte de courbure de la droite et aussi à l’inverse une rectitude de la courbe. Cette inflexion par laquelle la droite devient courbe et la courbe devient droite c’est précisément le geste de réflexion du jeu de Cruijff Ainsi par la vitesse de réflexion de sa course, Cruijff sait comment infléchir la droite à l’intérieur de la courbe et à l’inverse comment infléchir la courbe à l’intérieur de la droite. Ainsi c’est comme si Cruijff tressait, entrelaçait, enchevêtrait même à chaque instant la courbe et la droite par les réflexions même de sa vitesse, par le miroitement même de sa course.
Il y a un miroitement essentiel dans le jeu de Cruijff, miroitement des muscles, miroitement de la pensée, miroitement de l’argent, miroitement de l’haleine même. En cela Cruijff est un joueur glam-rock. En cela le jeu de Cruijff est extrêmement proche de la musique glam-rock. Il y a en effet chez Cruijff un aspect à la fois rocker et dandy, un aspect à la fois Mick Jagger (les attitudes de star snob à la sortie des vestiaires) et Paul Morand (le goût cynique de l’argent).
Le jeu de Cruijff scintille. Le jeu de Cruijff scintille à perdre haleine. Le jeu de Cruijff scintille cinglant. Le jeu de Cruijff scintille cinglant à perdre haleine. Scintillement qui est aussi celui des surfaces de contact du pied avec le ballon, afin de contrôler, de conduire et de frapper le ballon. Cruijff insiste en effet souvent sur ce point : il est indispensable d’utiliser toutes les surfaces de contact du pied afin de jouer avec plus d’efficacité (toutes les surfaces du pied à savoir le plat du pied, le coup de pied, l’extérieur du pied, le bout du pied (le pointu) et le talon. Faire passer le ballon derrière sa jambe d’appui en utilisant le talon est par exemple un des gestes préférés de Cruijff.
Cruijff joue au football avec un pied biseauté. Le dribble de Cruijff a un aspect biseauté. Le dribble de Cruijff ressemble à celui d’un couteau biseauté, d’un coup de couteau biseauté, à l’élan d’un couteau biseautée, à l’élan miroitant d’un couteau biseauté.
Il y a du chef d’orchestre en Cruijff, cependant Cruijff n’orchestre pas le jeu de son équipe avec une baguette. Cruijff orchestre le jeu de son équipe avec un couteau et parfois même avec une fourchette, avec une fourchette et un couteau, avec un pied-fourchette et un pied- couteau.
D’abord Cruijff attend, il longe une sorte de frontière invisible, la frontière invisible de sa propre faim et ensuite Cruijff accélère soudain et tranche ainsi dans le vif de l’espace, dans la farandole de vif de l’espace.
Cruijff a une allure de dandy affamé, une silhouette de dandy affamé. Cruijff court comme le couteau de la faim. Cruijff court comme le kriss de la faim. Cruijff court comme le couteau de feu de la faim, comme le kriss de feu de la faim. Cruijff court comme les ciseaux de la faim, comme les ciseaux de feu de la faim. Allure cinglante, extrêmement cinglante de Cruijff, à la fois couteau et fouet, silhouette de couteau-fouet.
Il y a du logicien aussi en Cruijff, un étrange logicien par réflexions à coup de fouets, par réflexions à coups de couteaux et de fouets. Cruijff a une allure d’anguille logique, une allure de chacal logique, une allure d’anguille-chacal logique.
Il y a un aspect si profondément logicien dans l’attitude de Cruijff que pour lui-même le hasard est logique. «Le hasard est logique.» Cependant pour Cruijff jouer au football ce n’est pas jouer aux échecs comme le font les tacticiens italiens du catenaccio. Pour Cruijff jouer au football c’est plutôt donner des coups de couteaux et des coups de fouet réfléchis au hasard logique du jeu. Pour Cruijff, jouer au football c’est trancher à vif dans le hasard logique du jeu, c’est trancher à vif dans l’échiquier du jeu avec les coups de couteaux-fouets d’une vitesse réfléchie comme d’une réflexion vivace. Ou encore pour Cruijff, le football est un jeu d’échecs qu’il s’agit de dévorer comme un chacal, qu’il s’agit de dévorer comme une meute de chacals, comme une meute de chacals très intelligents.
L’équipe de Hollande des années 1970 jouait ainsi au football à la manière d’une meute de logiciens, d’une meute de de chacals logiciens, d’une meute de lycaons logiciens, d’une meute de lycaons wittgensteiniens, d’une meute de lycaons spinozistes, d’une meute de lycaons wittengtensteino-spinozistes.
L’équipe des Pays-Bas des années 1970 préfigurait d’ailleurs peut-être aussi les structures de flexibilité de la société capitaliste libérale (celle que Deleuze a décrite en tant que société de contrôle). Mouvement incessant, abolition de la place fixe, adaptation maximale c’est la structure du capitalisme libéral. La révolution du football de l’équipe des Pays-Bas c’est celle du capitalisme libéral à savoir celui de la modulation incessante du contrôle. Le problème essentiel du football selon Cruijff c’est en effet celui du contrôle. Comment contrôler le ballon, comment disposer du ballon en le contrôlant, en le contrôlant le plus longtemps possible et à l’inverse comment empêcher que l’adversaire contrôle le ballon, comment faire perdre à l’adversaire le contrôle du ballon. Selon Cruijff en effet contrôler le ballon c’est déjà avoir presque gagné le match ou plutôt c’est déjà être certain de ne pas le perdre. «Si nous avons le ballon, les autres ne peuvent pas marquer.»
Le jeu de l’équipe des Pays-Bas en ce qu’elle prône l’importance du mouvement incessant, de la flexibilité des postes, et surtout de l’agressivité du pressing qui suscite une sorte de stress incessant pendant le match annonce les structures de la société capitaliste libérale des années 1980-1990. L’équipe des Pays-Bas joue à la façon d’une entreprise, une entreprise autrement dit ce qui désire à tout prix prendre les intervalles, ce qui désire à tout prix prendre les interstices, ce qui désire coûte que coûte garder les intervalles sous son emprise.
Le comportement de Cruijff c’est celui du directeur d’entreprise, celui du manager d’entreprise. Et ce n’est à ce propos pas un hasard si Cruijff a toujours proclamé un désir immodéré envers l’argent.