Cher Boris, j'ai reçu hier Admirations, que tu m'envoies par Julien.
Je crois que j'attendais ce livre, celui-là justement. J'avais besoin d'une lecture forte, j'étais même retourné à Bataille (Le Bleu du ciel, après Manet et Lascaux).
Au moment où je relisais Bataille il m'est arrivé un message d'un garçon que je ne connaissais pas du tout : Krassimir Kavaldjiev, qui traduit Bataille en bulgare : L'Impossible !
Orestie
rosée du ciel
cornemuse de ma vie
(Oui, ça commence ainsi, L'Impossible.)
Je te remercie pour Admirations et nous te saluons amicalement, Dominique et moi,
Ivar
Salut Ivar,
Je t’envoie deux extraits de Hérétiques de Chesterton à propos de la présence de la poésie partout à chaque instant.
« Le sentiment que tout est poétique est une chose solide et absolue. Ce n’est pas une simple question de phraséologie ou de persuasion. Ce n’est pas seulement vrai, cela peut se prouver. On peut mettre les hommes au défi de le nier, on peut mettre les hommes au défi de citer une chose qui ne soit pas poétique. Je me souviens, il y a bien longtemps, qu’un secrétaire de rédaction plein de bon sens, vint me trouver avec un livre intitulé : Monsieur Smith ou La famille Smith, ou quelque chose d’analogue. Il me dit à peu près ceci en le tendant : « Pour le coup votre sacré mysticisme n’aura rien à voir là-dedans. » Je suis heureux de dire que je ne le détrompai pas, mais la victoire était trop évidente et trop facile. Dans la plupart des cas le nom n’est pas poétique, bien que le fait le soit. Dans le cas de Smith, le nom est si poétique qu’il impose une tâche ardue et héroïque à celui qui veut le porter dignement. (* Smith signifie forgeron.) Le nom de Smith est celui d’une corporation que les rois eux-mêmes respectaient. (…) L’esprit de la forge est si proche de l’esprit du chant qu’il s’y est mêlé dans un million de poèmes, et tout forgeron est un harmonieux forgeron. »
« Il est assez ordinaire que les choses ordinaires soient poétiques ; il n’est pas aussi ordinaire que les noms ordinaires soient poétiques. Dans la plupart des cas c’est le nom qui est l’obstacle. Un grand nombre de gens voient dans notre prétention que toutes les choses sont poétiques, une ingéniosité littéraire, un jeu de mots. C’est justement le contraire qui est vrai. C’est l’idée que certaines choses ne sont pas poétiques qui est littéraire, qui est une simple affaire de mots. Le mot « cabine d’aiguillage » n’est pas poétique, mais la chose elle-même ne manque pas de poésie. C’est un endroit où les hommes, dans les affres de la vigilance, allument des feux rouge sang ou vert d’eau pour garder de la mort d’autres hommes. Voilà la description simple et sincère de la chose, la prose n’intervient que dans le nom. Le mot « boite aux lettres » est sans poésie, mais la boite aux lettres elle-même n’en manque pas. C’est l’endroit où amis et amoureux déposent leurs messages, conscients que, ce geste accompli, ils deviennent sacrés, intangibles, non seulement pour les autres, mais, sentiment quasi religieux, pour eux-mêmes. Cette petite boite est un des derniers temples. Mettre une lettre à la poste et se marier sont au nombre des rares choses qui soient restées tout à fait romantiques, car, pour être tout à fait romantique, une chose doit être irrévocable. Nous croyons que la boite aux lettres est une chose prosaïque parce que nous ne l’avons jamais rencontrée dans un poème ; mais les faits relèvent de la poésie la plus pure. La cabine d’aiguillage est seulement appelée cabine d’aiguillage, c’est en réalité une maison de vie et de mort. La boite aux lettres est seulement appelée boite aux lettres, c’est en fait un sanctuaire des paroles humaines. »
Post-scriptum.
Et le texte à propos de Brel, tu ne m’as pas dit quelles étaient tes impressions. J’aurais quand même bien voulu savoir. Je trouve la composition du texte extrêmement confuse et bancale. Je trouve malgré tout aussi qu’il y a quelques intuitions exactes. Brel a été important à l’intérieur de mon existence. Quand je regardais la télévision enfant, les deux hommes qui me plaisaient surtout et à qui je voulais essayer de ressembler plus tard c’étaient Brel et Truffaut.
A Bientôt Boris
Mon cher Boris, j'ai fini hier Admirations, et c'est ton Tarkovski qui m'a le plus frappé, qui m'a touché le plus profondément.
Les deux extraits de Chesterton que tu m'as adressés, je tourne autour. Sans trouver l'entrée, en quelque sorte !
Je me rappelle bien avoir lu ton Brel, mais je ne le retrouve dans aucun de mes dossiers B.W. (eh oui ! j'en ai plusieurs !). Est-ce qu'il est sur ton site bleu nuit ?
Laurent vient de m'informer qu'il allait publier un nouveau livre de toi.
Je suis sur le bas-côté, pour ne pas dire dans le fossé. Tout le temps occupé, ceci dit, mais ne faisant rien. Je lis longtemps la nuit seulement c'est très lentement, ralenti par la faiblesse de mes yeux et une sorte d'abrutissement et d'hébétude. Le septuagénariat commence bien ! Je relis Bataille (j'ai été contacté par un garçon qui le traduit en bulgare) et Breton. Pas tout, ce n'est plus possible pour moi. Auparavant j'avais repris un Toni Hillerman, et avec lui c'est comme une drogue, on relit tout.
J'espère pouvoir relire ton Brel bientôt.
Amicalement,
Ivar
Salut Ivar,
Je t’envoie de nouveau le texte à propos de Brel.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
je suis vraiment désolé de ne pouvoir te répondre. Je travaille à un dictionnaire tant que je peux encore le faire. C'est aussi un exercice nécessaire.
On me demande un tas de choses. C'est très souvent et je ne peux répondre que parcimonieusement.
Je vis sur le mode du retard -- au point que je mets mes éditeurs en retard, ou qu'ils s'y mettent eux-mêmes (en mode retard).
Si je lève les yeux de mon dictionnaire, je vois que le retard est fourré partout et me guette partout. -- Le retard m'attend, comme si j'étais en retard même avec lui.
Je t'envoie une page sur l'urgence, qui m'a beaucoup frappé.
Amicalement,
Ivar