Fonds de Brouette 

 

 

 

A Ivar Ch’Vavar, Plouc Apotropaïque, 

 

 

 

J’ai pensé à toi en lisant cette phrase de l’Homme Eternel de Chesterton. « Aucune forme moderne de syncrétisme ne vient à bout d’établir un symbole plus vaste que le Crédo. Toutes oublient quelque chose, je ne dis pas de divin mais d’humain : le drapeau, l’auberge, la bataille vue par le petit garçon ou la haie, là-bas, au bout du champ. »

 

Je trouve la fin de cette phrase très belle, et cela peut-être parce qu’elle suggère aussi qu’à l’intérieur de la haie là-bas au bout du champ se tiennent effroyablement enchevêtrés à la fois le drapeau, l’auberge, et la bataille vue par le petit garçon. 

 

 

 

 

Van Gogh 

 

 

La peinture de Van Gogh apparait parfois incrustée comme ça soudain à l’intérieur de tes textes. Par exemple dans L’Arche la phrase « Le ciel pissait dru Dans le ciel verdissant. » J’ai l’impression qu’il y a une grande proximité entre ta vision du monde et celle de Van Gogh. Sa peinture apparait en effet elle aussi inventée et même inventrée par les pulsions d’un vagin anal. La peinture de Van Gogh montre un monde vagi, un monde va ci-git. La peinture de Van Gogh montre les vagissements de couleur du monde ou plutôt les vagissements de monde de la couleur. 

 

 

Il y a une honte gigantesque à l’intérieur de la peinture de Van Gogh, une honte cosmique même, l’exaltation d’une honte cosmique, cette honte cosmique que tu évoques dans La Grande Tapisserie « La honte alors, bue, nous saoule, et dans cette ivresse Nous trouvons un remontant… » 

 

 

Tu le sais sans doute déjà Van Gogh avait honte de son nom, et cela surtout parce qu’en français ce nom évoquait celui des chiottes, les gogues. C’est pourquoi Van Gogh n’inscrivait son nom qu’au dos de ses tableaux. Sur le tableau même il préférait signer seulement de son prénom : Vincent. A ce propos j’ai toujours considéré la signature d’un peintre sur son tableau comme un manque de tact et une faute de goût. En effet quasiment à chaque fois la signature du peintre massacre atrocement la composition du tableau. 

 

 

 

Artaud 

 

 

La malédiction d’Artaud est d’avoir été un ange sans le savoir. Par une grâce sidérante il était né ange. Par une ironie du sort ridicule, il l’ignorait. C’est pourquoi il désirait devenir un ange, alors qu’il l’était déjà. Et c’est pourquoi enfin il devint un excrément, l’excrément de sa folie. 

 

 

L’infamie d’Antonin Artaud fut d’être une sorte de saint sans amour autrement dit un martyr, un masochiste tonitruant qui choisit de souffrir infiniment sans jamais essayer de transformer cette souffrance en insouciance de l’extase. « Celui qui a l’âme élevée sans être fort sera hypocrite ou abject. » Michaux. Telle est l’abjection d’Artaud, celle de ne pas avoir la force de son âme et ainsi de se saturer niaisement du néant épidémique (viral) de sa souffrance. L’infamie d’Artaud est d’avoir peur de la joie, est d’avoir peur de la nécessité du bonheur. L’infamie d’Artaud est de penser que la pure possibilité du mal est une nécessité (pensée qui serait la caractéristique de l’esprit religieux). La lâcheté puritaine d’Artaud est de ne jamais vouloir s’extraire du bavardage de néant du mal, de vivre comme si le bavardage du mal était une fatalité. Artaud croit au mal qu’il hait. C’est cela qui le distingue profondément de Ponge. J’ai le sentiment que Ponge éprouvait avec presque autant d’intensité la pourriture d’être d’homme, d’appartenir à l’espèce humaine qui horrifiait Artaud. Malgré tout Ponge ne s’y vautrait pas. Le courage candide de Ponge était à l’inverse d’essayer de s’en extraire par l’extase sensuelle de sa rhétorique, par la jubilation de ses phrases.  

 

 

Artaud a survécu à son extrême lucidité plus qu’il ne l’a œuvrée, plus qu’il n’est parvenu à la transformer en œuvre. En cela, Artaud est plus un héros, un héros de son épouvante qu’un artiste. Artaud a finalement été détruit par sa lucidité, la lucidité de son constat (effrayé) du complot aussi muet que bavard de l’espèce humaine, du vampirisme incessant de l’espèce qui contraint chaque particularité charnelle à se renier elle-même.

 

La tragédie ridicule d’Artaud est que sa lucidité n’amplifia jamais la force de sa joie. Au contraire, sa lucidité a interdit sa joie. Sa lucidité n’était pas affirmative mais réactive, elle l’a mutilé sans jamais provoquer l’épanouissement de sa jubilation. Si Artaud a finalement tant souffert, c’est sans doute parce qu’il a aimé son ennemi. Voilà ce qui distingue Artaud d’écrivains comme Ponge ou même Kafka, son impuissance à la joie, à l’insouciance, à l’humour ou à la frivolité. Sa lucidité hante Artaud, c’est pourquoi il n’est jamais apte à s’amuser avec elle. Ce qui distingue Artaud de Kafka, c’est le geste de disparaitre comme élégance de l’humoriste. Impuissant à disparaitre, Artaud s’est condamné lui-même au statut de cadavre survivant. Kafka sentait ce que sentait Artaud, l’abjection inexpiable d’appartenir à l’espèce humaine cependant Kafka disposait aussi d’une force de délicatesse que Artaud ignorait, celle de sourire avec aisance sans haine ni amertume de ce qui l’épouvantait. Artaud connaissait la lucidité mais il ignorait la grâce souriante de la lucidité. Kafka est un Artaud joueur, un Artaud dont l’infini de la souffrance n’aurait pas anéanti l’illimité du sourire. 

 

 

 

Il y a chez Artaud une sorte de paranoïa ontologique. Selon Artaud être homme c’est être envouté à travers la totalité des autres hommes. Selon Artaud la condition humaine est celle d’un envoûtement infini et inexpiable. La folie d’Artaud est d’éprouver le péché originel à chaque seconde. Pour Artaud, la vie quotidienne de chaque homme est identique à la perpétuation forcenée du péché originel. La folie d’Artaud est de confondre le péché originel et l’espèce humaine. C’est comme si pour Artaud non seulement l’homme était marqué du sceau du péché originel mais plus encore le péché originel c’était l’espèce humaine même, comme si c’était l’espèce humaine qui marquait alors le monde du sceau du péché originel. 

 

 

Le martyr d’Artaud est d’être une sorte de Christ impuissant, un Christ qui n’a pas la force de sauver qui que ce soit, un Christ qui se plaint et qui aussi se venge de son impuissance autrement dit une sorte de Christ diabolique. Le martyr d’Artaud est d’être un Christ qui ne croit en rien d’autre que sa propre souffrance, un Christ qui ne croit en rien d’autre que la puissance infinie de la mort. 

 

 

 

A la fin de L’Arche tu évoques le Christ-Satan. Il y aurait ainsi pour toi un diabolisme du Christ et à l’inverse aussi qui sait un dévouement christique du diable. Dans son livre L’Age du Christ Marc-Edouard Nabe a cette formule à propos du Christ et du diable « ces deux jumeaux. ». Ce qui est certain c’est qu’il y a un dialogue essentiel entre le Christ et le diable. Dans les Evangiles en effet, c’est d’abord au diable que le Christ parle. Dans les Evangiles le Christ choisit d’abord de parler au diable avant de parler aux hommes. Cela serait à rapprocher de cette très profonde intuition de Kafka « L’un des moyens du Mal est le dialogue. ». 

 

 

« Elle n’avait pas la moindre peur de la solitude parce qu’elle n’avait pas peur du diable. » Chesterton

 

La solitude apparait ainsi comme la seule manière d’esquiver le diable. La solitude apparait comme la seule manière de détruire le diable, comme la seule manière de détruire le diable sans dialoguer avec lui. Celui qui aime la solitude n’a pas peur du diable et à l’inverse le diable a peur de celui qui aime la solitude. 

 

 

 

Péguy 

 

 

 

Parmi les écrivains que j’admire, Péguy est celui que j’ai le moins lu. Le sentiment de la répétition de Péguy a une forme si proche de mon sentiment de la répétition que j’ai toujours lu Péguy avec une prudence bizarre comme si je restais toujours un peu inquiet d’apparaitre dévoré vivant et même dévoré immortel par son œuvre. Ce que Péguy dit de la répétition serait aussi comparable à ce que tu dis du temps réversible de A Oui. La répétition parvient en effet à donner une forme réversible, une forme quasi palindromique au temps. A ce propos Deleuze écrit que la forme de la répétition est celle du miracle. « Si la répétition est possible, elle est du miracle plutôt que de la loi. » (Différence et Répétition). Etrange formule cependant par son aspect hypothétique, comme si pour Deleuze la répétition n’était pas une évidence, comme si Deleuze n’avait pas l’intuition que la répétition apparait précisément comme la coïncidence de l’évidence et du miracle, comme la coïncidence de l’évidence et du miracle d’exister. 

 

 

André Suarès a écrit dans Idées et Visions un texte magnifique à propos de Péguy. En voici quelques extraits. 

 

 

« Il est l’homme du bon travail.

 

Né parmi les gens de métier, ayant beaucoup vécu avec eux, il connait et il aime par-dessus tout le bon ouvrier. Il déteste le mauvais ouvrier, qui gâche la matière et l’ouvrage. Le mauvais ouvrier est l’homme sans foi.

 

Péguy dirait volontiers : celui qui n’a pas de conscience dans le métier qu’il fait n’est qu’un bourgeois. Tandis que le bourgeois, qui fait bien ce qu’il fait et le veut toujours mieux faire, celui-là est un bon ouvrier.

 

(…)

 

« Œuvre étrange, celle de Péguy. Ses livres commencent toujours et n’ont jamais de fin.

 

Il pense par digressions, son texte vit de commentaires.

 

(…)

 

Cent commencements, et pas de fin : beaucoup de gens s’y perdent. L’œuvre de Péguy les déconcerte. Mais elle retient ceux qu’elle a conquis : ils n’ont pas une œuvre d’art entre leurs mains ; ils ont trouvé un homme.

 

(…)

 

Il semble manquer de goût, et n’a jamais de mauvais goût. Il bavarde ; il rabâche. Ce discours est interminable, et on finit par ne pas le juger inutile. Il multiplie les mots, et ce n’est pas redondant.

 

On croit qu’il radote ; et il se raconte lui-même dans la radoterie. Il faut bien qu’on la lui pardonne : ses redites disent encore ce qu’on veut savoir de sa pensée et de son sentiment. On ne perd pas le temps avec lui. On sait qu’il fait comme il parle. Il est inépuisable en coups de marteau : toutefois il enfonce le clou. 

 

(...)

 

Fort souvent, il fait penser au poète ou à l’orateur qui prépare, en marchant, le discours qu’il doit prononcer tout à l’heure devant une assemblée. Il a le génie du sermon familier.

 

Il va, il vient ; il s’arrête, il repart, il revient ; il passe de souvenir en souvenir, d’idée en idée ; il se répète dix fois, cent fois, dix mille, tant qu’il croit avoir une nuance à exprimer : il ajoute à l’expression, eût-il atteint la meilleure : il n’ôte jamais.

 

(…)

 

Avec une conscience si difficile, Péguy a la maladie du scrupule. Il est sensible à la moindre nuance du sens qui sépare les mots. Pour lui, il n’y a pas de synonymes. (…) Il veut laisser à sa pensée tous les tours et toutes les inflexions de la conscience. Il ne choisit plus. Il donne donc toutes ses variantes. Le scrupule achève en lui le système de la digression. Et voilà ses litanies. » 

 

 

 

Tristan Corbière 

 

 

 

Ah Corbière, rythmiquement parlant, c’est génial. Certainement un des plus grands inventeurs rythmiques de la poésie française. Avec disons Racine, Mallarmé, Laforgue et Artaud. 

 

 

J’ai à ce propos l’impression que Laforgue est celui qui a le mieux compris la poésie de Corbière. Dans ses Mélanges Posthumes il évoque Corbière plutôt bien.   

 

 

« Strident comme le cri des mouettes et comme elles jamais las. (…) Mais toujours le mot net,  il n’y a pas un autre artiste en vers, plus dégagé que lui du langage poétique. Chez les plus forts vous pouvez glaner des chevilles, images – soldes poétiques, ici pas une : tout est passé au crible, à l’épreuve de la corde raide. (…) Tout passé au crible ! On peut voir ça dans certaines pièces. Il écrit le titre, le sujet, le mot-sujet. Et là il se prend la tête, et cogne contre ce mot, l’assaille, et alors c’est une grêle de définitions, de jappements brefs, ainsi dans le Sommeil où, en strophes inégales chacune sur une seule et même rime féminine, durant une litanie de cent cinquante vers il le définit, une définition par vers, quelquefois, toujours avec point d’exclamation. C’est étourdissant, c’est de la folie à vide. (...) Tout lui est tremplin, il vit de tremplins, sa logique et son art ont pour devise : Au petit bonheur des tremplins d’idées ou de mots. » 

 

 

« C’est tomber, sur son âme ! bien bas ! »

 

Ainsi dormir ce serait précisément ça : tomber sur son âme.  Dormir c’est s’envoler par le geste de tomber sur son âme. Ou bien dormir c’est tomber à l’intérieur de son âme. Dormir c’est s’envoler par le geste de tomber à l’intérieur de son âme. 

 

 

« Sommeil ! Voleur de nuit ! (…) Sommeil ! (…) Clair de lune Des yeux crevés ! » Litanie du Sommeil.

 

Oui le sommeil vole la nuit. Le sommeil vole l’aveuglement. Le sommeil vole l’aveuglement de la nuit. Le sommeil vole l’extase de l’aveuglement. Le sommeil vole l’extase d’aveuglement de la nuit. 

 

 

 

Lautréamont

 

 

 

L’écriture de A Oui essaie d’affirmer une forme de rituel, quelque chose comme le rituel d’un chamanisme aphoristique. A Oui apparait comme une tentative afin d’inventer un chant d’aphorismes. A Oui essaie d’affirmer la suite des aphorismes comme une cathédrale de chant chamanique, comme la cathédrale en ruine d’un chant chamanique. A Oui essaie ainsi d’inventer une cathédrale animale d’aphorismes, une cathédrale bestiale d’aphorismes, une cathédrale d’animalité par suite d’aphorismes, une cathédrale d’animalité obscène par suite d’aphorismes.  

 

 

J’essaie ainsi de répondre à Lautréamont par la tentative de composer des chants d’aphorismes. Lautréamont a choisi de détruire le flux de son chant, le maelström de son chant par les aphorismes de Poésies, par les aphorismes glacés de Poésies. J’essaie à l’inverse de retrouver le maelström d’un chant par le geste d’entasser les aphorismes, par le geste d’entasser les aphorismes du froid. J’essaie de composer le maelström de feu d’un chant avec des icebergs d’aphorismes. (C’est pourquoi à l’intérieur de mon écriture les questions historiques de la poésie autrement dit celles du vers et de la prose ne se posent plus. J’ai en effet le sentiment qu’après Lautréamont il n’y a plus ni vers ni prose. Et je dirais même que Lautréamont a accompli la démonstration sidérante de la disparition à la fois du vers et de la prose.) J’ai le sentiment qu’après Lautréamont ce qui reste c’est l’aphorisme, c’est la suite des aphorismes. Et le problème de l’écriture c’est de savoir comment composer un chant avec les aphorismes, avec la suite des aphorismes. Le problème de l’écriture c’est d’inventer un chant chamanique avec la suite des aphorismes. Le problème de l’écriture c’est de composer une architecture de chant chamanique, une cathédrale de chant chamanique avec le tas des aphorismes, avec le tas d’icebergs des aphorismes. 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                   Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

(…)

 

    Ce matin j'ai relu ton envoi titré Fonds de Brouette. C'est très vrai, ce que tu dis de Lautréamont, chaman aphoristique, et comment, dans A Oui, tu le poursuis.

 

     J'aime aussi ce que tu écris sur la peinture de Van Gogh que tu retrouves, "incrustée", dans certains de mes textes.

 

     Les gros yeux... Pour moi ils sont inoffensifs, je crois, en donnant au mot sa valeur péjorative.

 

     Je t'envoie quelques poèmes, pas récents, que tu ne connais pas (en tout cas je ne me souviens pas de te les avoir adressés).

 

     Amicalement,

 

Ivar