Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

Dans Travail du poème, vous écrivez ceci « On est tous du reste dans la grammaire, serait-on peintre, musicien, chorégraphe, on est dans la grammaire. » J’ai toujours eu le sentiment que la couleur était précisément la seule manière de sortir de la grammaire. Il y a par exemple quelque chose d’intensément agrammatical, d’intensément analphabète dans la peinture de Van Gogh. Van Gogh révèle les tournures agrammaticales du monde, les tournures analphabètes de la matière du monde. A l’inverse le dessin découpe le monde le plus souvent à la façon du langage. Picasso, par exemple, peintre ultra-verbal est aussi un peintre ultra-grammatical. (Nietzsche remarquait avec profondeur « Nous continuerons de croire en Dieu tant que nous croirons en la grammaire. » (citation de mémoire). Et c’est aussi pour ça que les grands coloristes deviennent déments, parce qu’ils essaient de tenir debout à l’intérieur du monde sans jamais employer la prothèse divine de la grammaire. 

 

 

 

La peinture de Van Gogh apparait à la fois incroyablement profonde, volcanique par les exclamations de couleur qui donnent à sentir les vortex de la terre comme du ciel, et en même temps superficielle par le pailleté des petites touches, petites touches cependant fracassantes et quasi saxifrages. Van Gogh peint comme un paysan dément. Van Gogh peint comme un paysan qui tenterait de labourer à l’intérieur d’un volcan.

 

 

 

Van Gogh donne à voir la limaille de la lave, la limaille de lave volcanique de la terre. Van Gogh donne à voir la limaille de volcan de la couleur. Van Gogh peint le volcan de couleur qui survient entre terre et ciel. Van Gogh peint le vortex d’étincelles qui à la fois monte de la terre et descend du ciel. Par ce double mouvement contradictoire de la montée de la terre et de la descente du ciel, Van Gogh ressemble parfois à Rimbaud.

 

 

 

Van Gogh montre de manière prodigieuse les tournures de matière du monde, les tournures à la fois terrestres et célestes, à la fois tellurique et éthérées du monde. Il y a un éther paradoxal de Van Gogh, l’éther violent du bleu nuit, celui du ciel autour de l’église d’Auvers, autour plutôt qu’au-dessus.

 

 

 

Pour Van Gogh, le cosmos apparait comme un Christ. Van Gogh peint la crucifixion du cosmos. Van Gogh peint la crucifixion de la matière du monde, la crucifixion de la matière du monde entre terre et ciel. Van Gogh peint l’écartèlement crucifié de la matière du monde entre terre et ciel. Dans la peinture de Van Gogh la matière du monde apparait crucifiée par la couleur. La matière du monde apparait crucifiée par la gravitation de la couleur, par les tournures de gravitation de la couleur.

 

 

 

Van Gogh peint comme un vagabond, un vagabond  de l’immobilité, un vagabond de la paralysie exaltée. Van Gogh montre l’avoir lieu du monde, l’immense et humble avoir lieu du monde, l’ivresse d’avoir lieu du monde où l’homme n’a pas sa place, où l’homme tient très difficilement en place, où l’homme ne tient pas en équilibre, où l’homme titube. Van Gogh ne peint pas avec des tubes de couleurs, il peint plutôt avec des titubes de couleur, il utilise des titubes de couleur pour peindre.

 

 

 

Van Gogh peint à la manière d’un aveugle. Van Gogh peint à tâtons, Van Gogh peint à tâtons immédiat. Van Gogh ne cherche pas comme les impressionnistes à révéler optiquement les variations du jour. Van Gogh essaie plutôt de toucher de manière organique la couleur de la nuit comme la nuit de la couleur.

 

 

 

Van Gogh ne peint pas avec son œil. Van Gogh c’est l’inverse de Monet, il ne regarde pas le monde avec son œil, avec la subtilité de son œil. Van Gogh peint avec son sang. Van Gogh contemple le monde avec les pulsations de son sang. Van Gogh peint avec l’étoile aveugle de la main. Van Gogh peint avec la coïncidence aveugle de la main et du sang. Ce qui est extrêmement étonnant dans la peinture de Van Gogh, c’est comment il parvient à inventer des connivences sidérantes entre différentes pulsions de sa chair. Van Gogh peint à la fois avec ses mains, avec son sang et encore aussi avec les iris à tâtons de son aveuglement. Van Gogh contemple le monde grâce à l’ouverture d’iris de son sang, l’ouverture d’iris de sa chair, l’ouverture d’iris de l’intégralité de sa chair, de l’explosion intégrale de sa chair.

 

 

 

Je préfère le Manet héritier précieux de Chardin au Manet disciple méthodique de Velasquez.

Le Manet héritier de Chardin c’est le Manet sensuel, celui des fleurs somptueuses à l’intérieur des verres, des citrons comme des soleils minuscules disposés dans les assiettes, et de la prodigieuse asperge posée sur le rebord d’une table, comme un phallus paisiblement désœuvré, un pénis calligraphe, un pinceau comestible.

Le Manet compositeur à la Velasquez, c’est celui du Déjeuner sur l’Herbe, du Déjeuner à l’Atelier ou du Bar des Folies Bergères. L’ennui avec la composition en peinture, c’est son aspect souvent un peu trop théâtral. Savoir composer sans théâtraliser, c’est très difficile. La composition théâtralise l’existence jetée au monde et en la théâtralisant la trahit. C’est très visible par exemple chez Velasquez. Manet cherchait à capter, à capturer presque la couleur par la puissance de la composition. En cela des peintres comme Manet, Géricault ou encore Bacon sont beaucoup plus audacieux que quelqu’un comme Picasso, qui est certes un compositeur virtuose mais qui a tendance à composer à vide, composition sans aucun enjeu parce sans gravitation (un peu comme Mozart en musique).

 

 

 

P. Sollers dans son dernier livre d’essais intitulé Fugues a écrit plusieurs textes intéressants à propos de Manet. Sollers comprend très bien Manet et la peinture de Manet. Sans doute parce que Sollers et Manet se ressemblent, ils ont la même attitude de bourgeois à la fois anarchiste et aristocrate, de bourgeois anarchistocrate. Sollers insiste par exemple sur l’indifférence paradoxale de Manet. « L’indifférence de Manet, l’indifférence suprême, celle qui n’est même pas consciente de faire scandale. » Sollers remarque aussi que Manet et Ducasse étaient contemporains. Sollers voit ainsi dans le Déjeuner dans l’Atelier, un portrait hypothétique de Ducasse. « Déjeuner dans l’Atelier d’Edouard Manet, toile qui date de 1868-1869 ; ce tableau est strictement contemporain de la présence d’Isidore Ducasse (pour l’appeler enfin par son nom) à Paris. (…) C’est pourquoi ce déjeuner pourrait s’appeler : portrait d’Isidore Ducasse. Il faut voir l’insolence extrême -l’affirmation extrême- qui se dégage de ce tableau. » « Vous pouvez passer un temps considérable à essayer de comprendre ce tableau qui vous rejette de toutes ses forces ! Qui vous défie ! Comme l’énergie sombre, force répulsive, le noir de Manet est là pour vous exclure. »

 

 

 

Non, je ne crois pas en tout cas qu’il ait jamais eu peur de la couleur, il est dedans dès le début, dès le “Déjeuner sur l’herbe”, les tableaux des premières années 1860.

 

Soit, c’est en effet  plus complexe que cela. Disons plutôt que Manet avait un savoir intuitif de la couleur et qu’il a choisi de ne pas s’y abandonner. Il y aurait d’ailleurs une ressemblance entre Manet et Cézanne sur ce point. Manet et Cézanne savent la couleur sans jamais l’aimer. Le grand coloriste à l’inverse c’est quelqu’un qui sait intuitivement la couleur et qui s’y abandonne amoureusement. (Cézanne disait de la peinture de Van Gogh que c’était une peinture de fou. Ce dont Cézanne avait peur c’était ainsi de la démence que provoque la couleur. Cézanne avait peur de la démence d’amour de la couleur.) L’évolution de la peinture de Cézanne a quand même un aspect bizarre. Cézanne a commencé par être un coloriste intense (la période de l’Horloge Noire) et il s’est pourtant doucement désintéressé de la couleur, il s’en est éloigné pas à pas, presque touche après touche, méthodiquement. Et à la fin, à l’époque du portrait du Jardinier, la couleur de Cézanne est devenue, je ne sais pas comment dire, une sorte de ton de la transparence de l’air, une sorte de tonalité terrestre de la transparence de l’air. Comme si Cézanne avait essayé de mettre à distance, à distance mentale la profondeur organique de la couleur à travers la transparence même de l’atmosphère. C’est pour cela que l’œuvre de Cézanne me semble étrange. Cézanne essaie de spiritualiser la couleur. Dans ses entretiens, Cézanne le dit d’ailleurs explicitement « La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. » La bizarrerie de Cézanne est d’avoir commencé par un sentiment de la couleur intense et d’avoir fini presque comme un Leonard de Vinci pour qui la peinture était « cosa mentale »  La Sainte Victoire me semble-il c’est ça, une montagne devenue chose mentale. En cela Cézanne retrouve la peinture chinoise, c’est l’aspect zen de Cézanne.

 

 

 

Spiritualiser la couleur, mentaliser la couleur c’est aussi d’ailleurs l’attitude de Matisse. Ce qui me plait surtout chez Matisse ce sont les papiers découpés de la fin. Grande invention de Matisse au dernier instant. Faire de la calligraphie zen avec des ciseaux. C’est comme si il surlignait le contour du dessin avec les ciseaux. Les ciseaux c’est le dessin disons à la puissance deux. Le dessin trace le contour de la couleur, il délimite la couleur et aussi il la contourne, il l’esquive comme vous dites à propos de Picasso. Dessiner avec des ciseaux c’est différent, c’est de la quasi-sculpture. En cela ce qui ressemble le plus aux papiers découpés de Matisse ce serait peut-être les sculptures de Brancusi. Matisse quasi-sculpte la surface de la couleur. Les papiers découpés ce sont des sculptures de teintes. Matisse révèle le tintement sculptural (et parfois même cinétique) des teintes. Les papiers découpés annoncent ainsi aussi les mobiles de Calder.  Et selon encore une autre approche, il serait aussi intéressant de considérer les papiers découpés de Matisse comme des vitraux minimalistes, des vitraux zen, les vitraux zen du strict minimum.

 

 

 

Vlaminck, oui évidemment. Cela ne m’étonne pas qu’il vous plaise. C’était mon peintre préféré quand j’étais enfant. C’était aussi un des peintres préférés de mon père (qui peignait d’ailleurs un peu à sa manière). Il y a dans la violence floue de Vlaminck quelquechose qui le rapproche de Bernanos. Sa peinture parvient toujours à m’émouvoir parfois, surtout ses tableaux hivernaux. Vlaminck montre très bien les bourrasques boueuses du froid.

 

 

 

Eugène Leroy est sans aucun doute un coloriste. Malgré tout son intuition de la couleur est un peu trop stomacale, intestinale et excrémentielle pour mon goût (si j’ose dire). Je disais dans ma petite théorie de la couleur que l’approche des coloristes est organique. Disons que je trouve que Leroy peint un peu trop avec son ventre et pas assez avec ses mains.

 

 

 

Je pense que le peintre allemand contemporain que vous évoquez est Gerhard Richter (celui-là même dont je vous avais déjà parlé à propos de Tarkos). J’ai vu aussi le documentaire. J’ai bien aimé l’attitude posée, très concentré de Richter. Pour une fois qu’un peintre contemporain a la simple audace de peindre, c’est aussi enthousiasmant qu’apaisant. J’ai vu aussi une autre fois un documentaire assez élégant sur la peintre Françoise Verdier. Elle aussi comme Richter a une grande et superbe concentration. Sa peinture essaie de concilier la calligraphie zen avec le dripping de Pollock. Elle travaille avec des instruments qu’elle invente, des machines un peu burlesques, l’une d’elle par exemple est composée d’un énorme pinceau de peintre en bâtiment (aux poils cependant très raffinés), qui tient en suspens par des élastiques semblables à ceux qu’utilisent les acrobates de cirque, et elle déplace ainsi son engin à peindre avec un guidon de vélo engourdi. Quand elle peint ainsi bizarrement bâtée, ses évolutions violentes, tranquilles, laborieuses parfois sont aussi drôles que belles.

 

 

 

Il arrive à ce résultat : noir (et il y arrive fatalement, sans le vouloir), en passant par de véritables orgies de couleur.

 

Oui, c’est exact. La nuit déclare l’orgie de la couleur. La nuit déclare le tas d’orgie de la couleur, le tas d’orgie fatale de la couleur. Et Richter atteint ainsi la nuit par le geste de racler la couleur. Richter ne lime pas le mur de la couleur comme disait Van Gogh, il racle le mur de la couleur, il racle la couleur avec une sorte de taloche de maçon. Le noir c’est ainsi de la couleur maçonnée. (Par ce geste de gratter la couleur Richter retrouverait peut-être aussi Soutine qui aimait peindre ses tableaux sur d’autres tableaux qu’il avait auparavant grattés.) Il reste malgré tout toujours une lueur à l’intérieur des tableaux de Richter. Ces tableaux révèlent des nuances d’aurores boréales, des nuances d’aurores boréales austères.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                               A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un petit bout de réponse à vos très belles lettres sur la couleur. En pièce jointe.

 

Amicalement,

 

Ivar Ch’Vavar

 

 

 

 

 

Amiens, 3 octobre.

 

 

 

Cher Boris, je n’ai pas répondu à votre courriel du 19 septembre, où il est d’abord question de Van Gogh, « exclamations de couleur qui donnent à sentir les vortex de la terre comme du ciel », il n’y a en réalité rien à répondre, puisque vous dites tout et le tout de tout, et que ce vous écrivez devient le vrai du vrai.

 

J’avais l’intention, quand même, de revenir sur Monet, dont vous ne dites rien (et non MAnet, dont vous parlez très bien). C’était au Déjeuner sur l’herbe de MOnet, que je pensais, dans ma réaction à votre message du 6, mais j’ai dû m’emmêler les pinceaux…

 

C’est juste, d’affirmer que Manet ça n’est pas la couleur, mais le ton. Toutefois, je trouve injuste que vous rameniez dans la même formule Monet à la « teinte ».

 

Monet est un très grand coloriste. Et avec la couleur, en coloriste, il va quelquefois plus loin que Van Gogh (je viens de feuilleter de gros volumes des deux peintres). Bien sûr, Van Gogh n’est justement pas un coloriste, mais, comme vous dites, il « donne à sentir les vortex ». C’est un peintre des vortex, qui nous fait passer par les vortex. – Pour moi, c’est déjà une peinture cérébrale : aller aux vortex, fût-ce pompé irrésistiblement, c’est un acte cérébral. En tout cas la sensation n’est pas première là-dedans. Sensation écrasée par le sensationnel, par le besoin d’excéder, d’être projeté et raclé… Colossalement, c’est chez Van Gogh un geste cérébral – incluant le cœur – que d’enjamber l’horizon et de mettre le pied dans la spirale…

 

Monet est tenu un moment dans le ton de Manet, impressionné par cet aîné il ne naît pas immédiatement à sa peinture. – Manet est une autre sorte de cérébral, que Van Gogh, il l’est en esthète, Van Gogh est cérébral comme une bête (un saint, un fou). Monet va en tout cas très vite dépasser cet esthétisme froid. Par ce qu’on a appelé (lui-même, premier) l’impression, mais c’est, et de plus en plus ce sera la sensation. Ça n’est pas la sensation comme quand on vous éviscère !

 

Monet, plutôt que maître de la couleur, est le peintre de la lumière, si vous voulez, et de l’espace. Évidemment il n’abandonne pas le monde à la couleur, il ne fait pas du monde la proie de la couleur, il ne laisse pas le piège de la couleur refermer ses mâchoires sur le monde. C’est le peintre de l’équilibre, pas comme Cézanne, pas en ôtant « touche par touche » la couleur, comme un élément turbulent. – Monet prend le monde et lui trouve une assise dans la sensation, assise d’une seule fesse, souvent, et comme sur la branche, il lui donne une assise dans le moment de la sensation.

 

Je ne veux pas pousser plus loin, j’en arrive au point où Monet laisse travailler la couleur. Il ne cherche pas les vortex, mais il se contente très bien du monde tel qu’il est là tout de suite, ce n’est pas un cérébral qui va chercher d’emblée une issue dans la succion d’un vortex. Il prend le monde comme il est là, à l’instant, dans l’éternité de l’instant, posé sur une fesse, sur une plus ou moins grosse branche, il tient le monde dans la couleur et contient la couleur dans le monde, quelquefois aussi tout près de la nuit (quand la couleur ne semble plus guère qu’un bourdonnement).

 

Vous avez dit « teinte », la teinte de Monet, peut-être en pensant qu’il filtre ou infuse ? Il y a de cela chez lui, c’est vrai, mais c’est juste qu’il laisse la lumière (je voulais dire la couleur !) travailler, c’est aussi reposer, et à mes yeux il est en tout cas un des très grands peintres.

 

 

 

Je ne suis pas certain que la peinture d’Eugène Leroy soit si abdominale et excrémentielle que cela. Je ne suis pas sûr qu’il cherche la couleur au-dedans, ni dans le passage au dehors du dedans. Mais je n’y suis pas encore retourné voir (faute de temps).

 

Que diriez-vous de Bram Bogart ?

 

– Pardonnez-moi, j’ai été trop long pour le peu que j’avais à dire.

 

 

 

 

 

Est-ce que vous viendrez à Amiens ? Et quand ?

 

    Cher Boris, il me semble que vous m’avez écrit que ce ne serait pas possible avant la fin octobre. On y sera tantôt. Et notre invitation reste ferme.

 

(…) – Je ne sais pas si vous avez la possibilité de venir en semaine. Pour nous (ma femme et moi), retraités, ça ne poserait pas de problème.

 

    (Retraités, oui, mais ça ne correspond pas du tout à ce qu’on croit : en vérité nous sommes dans une course éperdue et un stress acharné, et nous n’avons pas encore compris pourquoi.)

 

(…)

 

       Salutations fraternelles,

 

Ivar