Salut Ivar, 

 

 

 

Marges d’Hölderlin au Mirador. 

 

 

 

Hölderlin au Mirador, titre dada, indiquais-tu. Selon P. Beck il existe une terre-Tzara. Ainsi Hölderlin au Mirador ce serait aussi un terreau-Tzara ou même un humus-Tzara, quelque chose comme un tas de feuilles, un tas de feuilles fracassantes, non pas un tas de feuilles mortes plutôt un tas de feuilles ultra-vivaces, c’est à dire un tas de feuilles chevauchées, un tas d’humus chevauché, un tas de pourriture chevauché, un tas d’étoiles chevauchées, un tas de pourriture stellaire chevauchée. J’aime bien à ce propos l’extrait où tu compares le fourmillement des étoiles au fourmillement des vers. « et regardons le grouillement stellaire avec /le grouillement des vers en nous déjà ». En effet les étoiles asticotent le ciel. Les étoiles asticotent la noirceur du ciel. Les étoiles asticotent le ciel nocturne. 

 

 

Il y aurait aussi à l’intérieur du titre Hölderlin au Mirador une sorte d’anagramme en expansion de Maldoror. Hölderlin au Mirador ce serait une sorte de Maldoror diffracté à hue et à dia. La suite des noms de piles par exemple me plait, là encore cela ressemble à des noms d’étoiles. Les piles disposées ainsi dans l’arrière-boutique d’un magasin bricoleraient alors un bric à brac de constellations. 

 

 

 

Avec le prologue le chant 12 est l’extrait que je préfère. C’est là où tu dis le plus magnifiquement cette tombée montante de la nuit qui obsède et imprègne la globalité de Hölderlin au Mirador.

 

 

« et nous tournons sur nous-mêmes

 

pour voir la bêtise tout partout, et pleurer de tendre joie. 

 

(…) et l’horizon

 

rangeait le soleil dans un tiroir, loin par là. La nuit

 

venait sur nous » 

 

 

L’horizon range le soleil dans un tiroir. La banalité brutale de l’image a un aspect  baudelairien. Ce serait à rapprocher par exemple de « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ». 

 

 

« L’angle du / monde est une glande lacrymale aiguë, » 

 

Il y a ainsi pour toi une glande de l’angle. L’angle visuel est pour toi une glande de tristesse autrement dit la glande lacrymale de l’horizon, la glande lacrymale de l’horizon rangé dans un tiroir. 

 

 

« Les chauves-souris, elles, rebondissaient comme de coutume de porte

 

de grange en porte de grange. Coutume comme de. Badminton de

 

la nuit. » 

 

La ressemblance entre les chauves-souris et le volant de badminton est en effet à la fois visuelle et sonore. C’est exactement la même trajectoire à la fois cinglante et flottante, le même bruissement aussi de velours froissé. J’aurais plutôt dit malgré tout badminton de l’obscur. Il y a en effet à l’intérieur même du mot obscur une sorte de croc de boucher, le croc de boucher d’une béance, le croc de boucher d’une béance soyeuse. 

 

 

 

Et à chaque fois que tu évoques la lune c’est superbe. 

 

 

« la lune, grosse lune-là, plat à vache »

 

« La LUNE appuie son orbite aussi sur nous.

 

Et qu’on voie : la LUNE tourne lentement autour de nos

 

têtes, elle n’est pas placide, on entend le grondement gourd

 

de sa course terriblement appuyée. »   

 

La lune ausculte un grondement gourd. La lune ausculte le grondement gourd du blanc. La lune ausculte le grondement gourd du lait. La lune ausculte le grondement gourd du sperme. La lune ausculte le grondement gourd du lait-sperme. La lune palpe le grondement sourd du lait-sperme. La lune atterre l’œil. La lune atterre l’œil avec le grondement gourd du blanc. La lune atterre l’aïeul de l’œil. La lune atterre l’aïeul de l’œil avec le grondement gourd du blanc. 

 

 

« La LUNE ! se tenait accroupie là »

 

« la syncope était frôlée, la lune nous prenait dans ses doigts

 

par la taille et nous soulevait »

 

« Lune se glisse sous une cloche de

 

verre. Silence » 

 

La lune apparait comme un œil de peau. La lune apparait comme l’œil de peau de la nuit. La lune apparait l’œil de peau du désespoir, l’œil de peau du désespoir nocturne, l’œil de peau de la syncope, l’œil de peau de la syncope nocturne. La lune apparait comme l’œil de peau du silence, l’œil de peau du silence nocturne. 

 

 

La lune apparait comme une cloche de peau. La lune apparait comme la cloche de peau de la nuit. La lune apparait comme la cloche de peau du désespoir, la cloche de peau du désespoir nocturne, la cloche de peau de la syncope, la cloche de peau de la syncope nocturne. La lune apparait comme la cloche de peau du silence, la cloche de peau du silence nocturne. 

 

 

 

« Je vois

 

tes doigts qui sont comme des dragées dans une boite » 

 

Les doigts attendent comme des dragées. Les doigts attendent comme des dragées de regards, des dragées de lunatisme, des dragées de regards lunatiques. Les doigts attendent comme des dragées d’ainsi, comme des dragées de ça, comme des dragées d’ainsi ça, comme les dragées de lunatisme de l’ainsi ça. Les doigts attendent comme des dragées de certitude, comme les dragées de lunatisme de la certitude, comme les dragées de certitude de l’ainsi ça. Les doigts attendent comme les dragées de cela, comme les dragées de certitude de cela, comme les dragées de lunatisme de cela, comme les dragées de certitude lunatique de cela. 

 

 

« Son visage comme une farine fraiche » 

 

Oh magnifique simplicité de la formule. Pablo Neruda quand il reste sobre en trouve parfois ainsi de semblables. Oui fraicheur de la farine. La farine s’ébroue comme une poussière de fraicheur. La farine s’ébat comme une poussière de fraicheur. La farine du visage ébat la fraicheur du sang. La farine de fraicheur du visage appose la poussière d’amnésie du sang. La farine de fraicheur du visage appose la fenêtre de poussière du sang. 

 

 

« Nuque de jeune fille,

 

Haleine de gaufrier » 

 

Il y a en effet un souffle des mâchoires, un souffle qui vient des mâchoires, un souffle de sucre qui vient des mâchoires, qui s’extrait comme par miracle des mâchoires. (Et puis aussi le renversement soudain nuque/ haleine est étonnant, c’est comme une allusion aux hasards tête-bêche de la tendresse.) 

 

 

 

« Les vents tournaient l’épaule et regardaient par-dessous cette

 

épaule. » 

 

Cela ressemble de manière incroyable à du Arno Schmidt. (Je ne parviens pas cependant à retrouver l’extrait.)  

 

 

« il y a du ciment, du crépi se trompant de gilet » 

 

Les murs s’habillent en effet parfois un peu n’importe comment. Les murs s’habillent parfois comme des hommes qui sortent en hâte de chez eux. Les murs semblent désirer parfois en effet sortir de la maison, sortir les yeux de la tête de la maison. 

 

 

« Qui parle, est-

 

ce ce mur qui parle ? » 

 

Oui les murs parlent. Les murs parlent les impacts du temps. Les murs parlent les impacts du silence. Les murs parlent les impacts de temps du silence. Les murs parlent les impacts de silence du temps.  

 

 

« halos de têtes d’arbres là » 

 

Ah je trouve ça très beau. Les frondaisons des arbres entrelacent des halos de têtes, des halos de têtes exubérants, des halos de têtes comme boursouflés, des halos de têtes boursouflés de ravissements, des halos de têtes boursouflés de subtilité, des halos de têtes boursouflés de ravissements subtils. 

 

 

« O Ciel ! muscle de peinture ! » 

 

Le ciel apparait comme le muscle de peinture de l’ébahissement. Le ciel apparait comme le muscle de peinture du vide, le muscle de peinture de l’ébahissement vide. Le ciel apparait comme le muscle de peinture de cela, le muscle de vide de cela, le muscle de peinture vide de cela. 

 

 

 

« Question de jeunes gens et filles qui se

 

reçoivent mal sur leurs pieds, parce que leur esprit trop occupé

 

de cunnilingus et de fellation, ils ne sont pas assez concentrés

 

sur le fond du moment présent » 

 

L’obsession sexuelle est en effet une puissance de distraction, une puissance de distraction de l’équilibre. Le désir sexuel serait ce qui distrait le besoin d’équilibre de la chair, la volonté de tenir debout de la chair. Il y aurait ainsi une sorte de contradiction entre le désir sexuel et le besoin de présence, entre l’obsession du désir sexuel et le besoin d’équilibre de la présence. Il y aurait malgré tout aussi une forme de besoin sexuel, c’est-à-dire un besoin sexuel en deçà même du désir qui parviendrait parfois à apparaitre en accord avec la présence du monde. Ce qui distrait de la présence du monde ce n’est pas la pulsion sexuelle même, c’est la spiritualisation du sexe, c’est la spiritualisation du sexe en tant que phantasme. Le désir sexuel distrait de la présence du monde lorsqu’il est pensé ou encore phantasmé. Malgré tout quand le sexe parvient à s’affirmer comme un geste de l’imagination, un geste de l’imagination matérielle, un geste artisanal presque, un geste de l’artisanat de la chair, il apparait parfois en accord avec la présence du monde. (C’était déjà une intuition de D. H Lawrence, même s’il évoquait cela de manière différente.) 

 

 

« Son sexe me regarde comme un bonhomme ou une

 

 bête, comme un enfant peut-être : il est tout à ça » 

 

C’est une phrase extraordinaire je trouve. Oui en effet, les sexes se regardent les uns les  autres comme des enfants, comme des enfants étonnés, comme des enfants ahuris. A l’intérieur de chaque sexe apparait ainsi incrusté l’ahurissement de l’enfance, l’extrême ahurissement de l’enfance, c’est  à dire aussi sa bêtise, sa bêtise abyssale, la bêtise abyssale de sa bestialité, de sa tendre bestialité. A l’intérieur de chaque sexe apparait incrusté le regard de bête de l’enfance, le regard de bête étonnée de l’enfance, le regard de bête farouche de l’enfance, l’œil de bête farouche de l’enfance. Tu avais aussi évoqué cette enfance gigantesque du sexe à l’intérieur de Ecrit en Fumant du Belge. Pour le dire avec clarté, il apparait extrêmement rare de lire des phrases aussi sidérantes d’exactitude à propos du sexe. Je me souviens seulement en avoir lu parfois de comparables à l’intérieur des livres d’Henry Miller.   

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                       j’ai lu avec un rare plaisir et une émotion véritable tes Marges de Hölderlin au mirador. Oui, la “tombée montante”, c’est ton expression, de la nuit, “obsède et imprègne” (id.) ce poème crépusculaire. Et tu es rentré dans cette obsession comme un vrai coureur de prairies nocturnes ! Quand même pas le tabouret sous le bras, comme Schmitt prétendait le faire – tabouret pour se hisser à la hauteur du cul des bêtes !

 

   J’ai relu le chant 12, puisque tu me dis que c’est celui que tu préfères ! C’est vraiment un drôle de morceau, les images sont saisies par ou à travers une écriture complètement expérimentale, – très risquée.

 

   Après un long silence je me suis jeté dans une tentative au moins aussi risquée, mais tout autrement. J’ai écrit, en 2015 et 2016, un “poème-document” en vers justifiés de 260 pages. Je t’envoie le prologue et un passage sur la beauté. Tout à l’heure je t’enverrai un passage sur les chiffres. Que tu voies ! Mais ce n’est pas le genre de texte qui peut t’intéresser.

 

   Ce poème-document a été écrit de façon beaucoup plus intermittente que mes textes précédents, et s’en ressent beaucoup. Mais je n’ai pas eu le choix. Bien rares, les moments où l’écriture m’était possible...

 

   C’est curieux, tu m’as envoyé ces Marges alors que je relisais ta rhapsodie de Konrad Schmitt.

 

   Bien à toi,

 

Ivar