Cher Boris,

 

(…)

 

   J’ai cherché Jaffeux sur google. Trouvé seulement Abécédaire. Demandé à Claude Vercey de nous rencarder... Vercey a déjà écrit un article sur Jaffeux, auquel il s’intéresse vraiment. Depuis un moment je le titille avec un Boris mystère : vous m’avez proposé des exemplaires d’À oui, alors autant les envoyer directement aux personnes (vous pouvez dire que c’est sur mon insistance). De toute façon elles sont averties que ça va leur tomber sur le bec un jour ou l’autre !

 

(…)

 

    En pièce jointe, le Cercle du Caret, à lire en grands zigzags, mais il y a des choses sur la justification... l’enjambement justement.

 

    Amicalement à vous,

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous cher Ivar Ch’Vavar,

 

 

 

 

 

Pour l’envoi de l’extrait de ma lettre par Claude Vercey à Philippe Jaffeux, c’est d’accord.

 

 

 

J’ai commencé à lire Le Cercle du Caret. Je vous adresserai quelques notes de lecture un jour prochain ou l’autre lointain je ne sais quand. En effet, un ptérodactyle est aussi un pitoyable dactylographe. Avoir des ailes parmi les doigts, cela encombre parfois a(lba)crobatico(s)-baudelairiennement.

 

 

 

Sympathique autrement dit cruelle, cette colonne de chiots qui justifie la fin des phrases sur votre papier à lettres, comme quoi le cynisme a souvent les yeux tendres.

 

 

 

Et Arno Schmidt, j’aimerais savoir, avez-vous déjà lu ses livres ?

 

 

 

 

 

 

 

Salutations cordiales et encordées.                     A Bientôt                  Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris, salut.

 

D’Arno Schmidt j’ai lu le Faune : il y a trop longtemps. J’ai noté les deux autres titres que vous m’indiquiez. Je SAIS que je dois lire Arno Schmidt, on me l’a dit de plusieurs côtés. Pour autant je ne suis pas absolument certain que ça me plaira !

 

Si vous voulez lire, vous, le Caret, vous devrez malheureusement le faire sur écran : mon éditrice m’informe qu’il ne paraîtra pas en juin (pas plus qu’il n’a paru en janvier comme d’abord prévu, ni en mars). Son imprimeur ne lui fait plus crédit, et de toute façon son maquettiste vient de lui annoncer que tous ses fichiers informatiques ont été détruits ! Je savais que ce serait mon dernier livre, je me doutais depuis pas mal de temps qu’il ne sortirait pas en juin, ce qui pour moi était en quelque sorte la dernière limite... je ne pensais tout de même pas qu’il ne paraîtrait jamais.

 

 Maintenant il faut que j’arrive à me désintéresser complètement de ce livre, ou à le détester et le renier ? Sinon, je ne pourrai pas me remettre à écrire. – Mais comment se désintéresser ou se renier quand on pandicule dans une configuration collective ? Cette dernière phrase n’est peut-être pas très claire... Me désintéresser du Caret, ou le renier, c’est non seulement me désintéresser de tout ce qu’il y a en jeu dans ce livre, et qui reste en travail, non résolu ; mais de tous ceux qui d’une manière ou d’une autre participent de ce livre, de son histoire, de ses lieux.

 

Avec toute mon amitié,

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous cher Ivar Ch’Vavar,

 

 

 

 

 

Il y a des intonations de tristesse dans votre dernière lettre. Je vais essayer de dactylographier mes notes de lecture assez vite, disons dans deux semaines. Avec l’hypothèse que cela vous aidera peut-être, même si ma lecture a aussi des aspects critiques.

 

 

 

Ce qui est drôle cependant avec mon dernier envoi, c’est qu’ayant lu votre lettre dans l’obscurité, je n’avais pas vu que les photographies étaient celles de chiens d’aveugles. Ainsi l’aveugle ne voit pas d’abord le chien qui va ensuite le guider. L’aveugle ne découvre le chien qui deviendra son guide que le lendemain, que le lendemain du jour où il l’a rencontré. L’aveugle ne voit pas la lumière du jour, l’aveugle touche la clarté du lendemain grâce au cynisme de tendresse du chien. L’aveugle touche la main de clarté du lendemain. L’aveugle touche la lenteur de clarté du lendemain. L’aveugle touche comme mendie la main de clarté lente du lendemain. L‘aveugle évolue à l’intérieur de la lenteur de clarté obscure du lendemaintenant. L’aveugle évolue à l’intérieur de l’extase de lenteur du lendemaintenant.

 

 

 

En attendant  je vous envoie quelques citations pour vous faire patienter.

 

« La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. On n’écrit pas avec ses souvenirs, à moins d’en faire l’origine ou la destination collectives d’un peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements. La littérature américaine a ce pouvoir exceptionnel de produire des écrivains qui peuvent raconter leurs propres souvenirs, mais comme ceux d’un peuple universel composé par les émigrés de tous les pays. » G. Deleuze (Critique et Clinique)

Le truc ce serait ainsi de parvenir à imaginer la France comme un pays semblable aux Etats- Unis, une sorte de désert civilisé scandé de lubricités scandinaves et rythmé de pulsions polonaises qui parviendraient par miracle de bêtise à raturer ce ridicule orgueil de l’intelligence spécifiquement français. 

 

 

 

« L’idée qu’il y ait eu deux espèces humaines, dont l’une, le Neandertal, a disparu… S’il y a deux espèces humaines, il n’y a pas d’universalité. L’une des deux éliminée, celle qui reste est universelle. C’est ainsi que nous sommes devenus l’homme universel, le seul et l’unique ! Au risque de redevenir Neandertal ou de le voir resurgir. Car nous le sommes secrètement toujours un peu. Le spectre de Neandertal est toujours là… On le porte en soi comme les jumeaux morts des mythologies. Des deux jumeaux, il y en a toujours un qui doit mourir. Mais il est toujours là, à l’intérieur, et la vie est un immense travail de dégémellisation…On est toujours deux au départ, il faut se débarrasser de son jumeau. Et l’on n’existe vraiment que du moment où l’on s’en débarrasse. C’est très difficile, certains n’y arrivent jamais. Il y a toujours cette altérité, ou plutôt ce « même » enfoui…Ce qui nous ramène à l’homme de Neandertal, qui apparaît comme le jumeau monstrueux dont il fallait vraiment se défaire. »  J. Baudrillard  (Les Exilés du Dialogue)

 

 

 

Et puis celle-ci de Chesterton pour vous flattez. « Enfin vous avez bien un nom, comme tout le monde, votre nom véritable ? –Je ne m’appelle rien du tout, gronda l’être obscur d’une voix de tonnerre, et secouant l’arbre si fort que les dix mille feuilles semblaient parler toutes ensemble. Mais je me donne à moi-même le nom de Roland Olivier Isaïe Charlemagne Arthur Hildebrand Homère Dante Michel-Ange Shakespeare Brakespeare…– Bon Dieu d’homme ! Sacré vivant ! Trop vivant ! Supervivant ! s’exclama Inglewood, littéralement exaspéré. Un  rugissement sortit de l’arbre agité – C’est cela ! C’est exactement cela ! fit la voix. Voilà mon nom, mon vrai nom! Supervivant ! ». Evidemment c’est excessif, cela pour vous dire malgré tout que vous appartenez me semble-t-il à la race des fatigués paradoxalement inépuisables.

 

 

 

Et enfin ceci en amuse-gueule. Votre technique de la justification serait une manière d’inventer une caricature de poème, une manière d’inventer un carré caricatural de poème, une carricature de poème, caricature par laquelle pour paraphraser Chesterton le poème deviendrait plus ressemblant que Dieu ou l’homme ou le langage ou l’alphabet ou le nombre je ne sais ne l’a créé. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                            A Bientôt                  Boris Wolowiec

 

 

 

 

 

 

 

 

Toutes vos citations sont d’une pertinence de foudre ! – Et vos considérations sur les aveugles et leurs chiens lumineuses !

 

Amicalement,

 

Ch’Vavar