Salut Ivar,

 

 

 

 

Le problème reste de savoir si la merde est d’abord en relation avec le capitalisme : la merde en tant que modèle de l’argent, ou si la merde est d’abord en relation avec le judéo-christianisme, la merde en tant qu’anti-manne, en tant qu’anti-don de nourriture symbolique. 

 

 

la scatologie c’est désacralisation MAIS resacralisation. Et il n’est pas facile de distinguer les deux moments du processus. 

 

Cependant cet acte de désacraliser et de resacraliser la merde est justement celui du capitalisme. L’argent désacralise la merde et resacralise la merde en tant que signe. L’argent est ce qui signifie la merde. L’argent est ce qui change la merde en signe. Le capitalisme n’est rien d’autre qu’une resacralisation cynique ou distraite de la merde en tant que signe. Le capitalisme serait une sorte de sacralisation profane de la merde, une sacralisation profane de la merde à travers la circulation signalétique de l’argent. 

 

 

Cette désacralisation-resacralisation de la merde risque donc de laisser croire que la merde est la plus haute puissance, que la merde est une puissance transcendante ou encore une puissance originelle, une puissance matricielle. « La merde est l’âme de la terre, ou bien : la mère de (sous-entendu, de tout, l’origine de tout est la merde), » Cadavre Grand m’a Raconté.

 

Pour le dire avec clarté, j’ai la certitude que la merde existe, cependant je ne pense pas que la merde soit une puissance originelle. Il y a en effet une puissance de la merde, malgré tout il y aussi d’autres puissances aptes à la combattre, à la détruire ou à la mépriser. La nourriture, le jeu, le travail, l’oubli ou l’amour. Précisément c’est un combat de chaque instant selon les lieux et les événements. Parfois la merde est plus forte que la nourriture, parfois à l’inverse la nourriture est plus forte que la merde. Parfois la merde est plus forte que le jeu, parfois le jeu est plus fort que la merde. Parfois la merde est plus forte que le travail, parfois le travail est plus fort que la merde. Parfois la merde est plus forte que l’oubli, parfois l’oubli est plus fort que la merde. Parfois la merde est plus forte que l’amour, parfois l’amour est plus fort que la merde. Et ce parfois n’est pas celui d’une quelconque relativité sceptique. Le scepticisme n’est en effet qu’un septicisme dissimulé, une sorte de croyance en une pourriture hygiénique si j’ose dire. Ce parfois serait plutôt le rythme par lequel une existence approche des intensités de la matière selon ses besoins, ses désirs ou sa volonté je ne sais. 

 

 

Dans Cadavre Grand m’a Raconté tu accomplis une parodie de l’Ecclésiaste « Tout est merde. » Il est évident que ce n’est pas exactement la même chose de dire tout est merde plutôt que de dire tout est cendre ou tout est poussière. Il est évident qu’il n’est pas identique de dire la décomposition du monde par la poussière plutôt que de dire la décomposition du monde à travers la merde. La poussière apparait comme une décomposition matérielle sans être malgré tout une décomposition organique. La pierre ne chie pas et n’est pas chiée. La pierre se décompose sans être excrémentée. Dire la décomposition du monde à travers la merde c’est présupposer que le monde est toujours une instance organique et peut-être même toujours une instance humaine. C’est présupposer que la décomposition du monde est strictement identique à la décomposition organique de l’homme. Il est d’ailleurs parfois difficile de savoir si pour toi c’est le monde qui chie l’homme ou l’homme qui chie le monde.  

 

 

 

« Cacao Banania - caca haut bas n’a, nia (le caca haut n’a pas de bas, nie qu’il y a un bas = une partie basse).

 

(…) 

 

Caca haut bas n’a (nia). Dans l’intestin la tête du caca est en bas = le haut est en bas. Quand on va, c’est encore le bas la tête = la partie de l’excrément qui dirige. Mais une fois à terre, la tête s’est écrasée et est remplacée par l’autre extrémité excrémentielle, celle-ci reçoit la conscience par parcours interne et prend conscience elle ne sait pas ce qui s’est passé avant, elle croit être la première et unique tête c’est à dire le haut et si on lui dit le contraire elle nie et dit qu’il n’y a pas de bas = elle n’est qu’un haut et ne peut penser sa partie basse mais il faut le tas requis, c’est-à-dire l’extrémité dernière sortie pointe vers le haut. Le haut du tas est vertical comme la silhouette humaine (le targui). L’ex crée man (l’homme) car il a été créé par lui et l’imite (man veut dire homme en anglais). Attention ! on ne peut pas dire que l’extrait (du corps) ment, car il nie la vérité mais parce qu’il ne sait pas (par ignorance). » 

 

 

Il me semble que c’est un texte assez extraordinaire. Ce texte demanderait une exégèse attentive. Je te propose déjà quelques intuitions. 

 

 

Il y aurait ainsi un homme à l’envers, un homme qui se tient à chaque instant la tête en bas à l’intérieur du corps. La merde serait un double inverse de l’homme à l’intérieur même du corps. (C’est une vision assez proche des dessins de Topor). C’est comme si pour toi la merde était un double interne. Pour toi, la merde serait un double d’ombre inversé, un double d’ombre la tête en bas à l’intérieur même du corps. C’est comme si pour toi chaque homme devait porter son ombre excrémentielle à l’intérieur de lui-même. C’est comme si pour toi la merde révélait que l’homme était à chaque instant hanté à travers un double excrémentiel, à travers un fantôme fécal. C’est ainsi comme si pour toi chaque homme devait à la fois ingérer et chier son ombre, à la fois porter et se défaire de son fantôme de merde. 

 

 

C’est comme si pour toi l’homme devait manger et chier son ombre, comme si chaque homme était intestinalement enceint de son ombre excrémentielle. Pour toi chaque homme porte son ombre excrémentielle à l’intérieur de lui-même et il ne le sait pas, il est condamné à ne pas le savoir. Ainsi pour toi la structure de l’inconscient est digestive. Pour toi l’inconscient n’est pas psychique, l’inconscient est intestinal. Pour toi l’inconscient ne résulte pas d’un refoulement du désir à l’intérieur du cerveau, l’inconscient résulte à la fois d’une incubation intestinale et d’une expulsion anale. 

 

 

Ou encore pour toi la merde (l’étron) serait une sorte d’homunculus, d’homunculus interne, d’homunculus d’ombre, d’homunculus d’ombre à l’envers, un homunculus autrement dit un humanoïde minuscule qui incuberait à travers les intestins. Pour toi l’homme serait incubé selon l’homunculus de la merde même. 

 

 

Il y aurait aussi pour toi une conscience de la merde, une sorte de conscience noire de la merde assez semblable à la racine de La Nausée de Sartre, à cette très grande différence près que cette racine de l’étron  n’est pas ce qui suscite la nausée (l’envie de vomir donc), elle est à l’inverse ce qui est engendré à travers l’excrétion. 

 

 

Pour toi chier, c’est révéler la conscience de la merde, c’est révéler la tête de la merde, c’est révéler la tête consciente de la merde et révéler aussi en même temps que cette conscience de la merde reste pourtant inconsciente. Pour toi, c’est comme si il n’y avait pas d’autre conscience que celle de la merde et en même temps que cette conscience de la merde était condamnée à rester inconsciente. 

 

 

A la différence d’Artaud qui désirait rester pur en refusant obstinément la merde, en prétendant ne jamais chier, ce qui l’obligeait à se changer alors en cadavre excrémentiel, en excrément de sa pureté, tu préfères plutôt offrir la conscience en sacrifice, en sacrifice inconscient à la merde même. 

 

 

Pour toi la merde serait la substance même de la conscience, la substance même d’une conscience qui ne se connait pas, la substance même d’une conscience qui s’ignore (qui signe-or). Ou peut-être pour utiliser un vocabulaire bataillien la substance de conscience du non-savoir, la substance de conscience noire du non-savoir. 

 

 

L’inconscient serait l’expulsion anale de la conscience de la merde même. Pour toi l’homme  chie son inconscient. Pour toi l’homme chie la conscience de son inconscient ou l’inconscient de sa conscience en tant que merde. 

 

 

Ainsi pour toi la pensée d’un homme qu’elle soit consciente ou inconsciente n’est visible ou lisible que dans ses excréments. La pensée ressemblerait donc pour toi à une sorte de copromancie. 

 

 

Il y aurait encore d’autres aspects de ce texte à étudier. Je les indique ici seulement de manière allusive. Il me semble d’abord que ce n’est pas un hasard si ce texte à propos de la conscience de la merde, à propos de la tête consciente de la merde, de la tête consciente-inconsciente de la merde est en relation avec une marque d’alimentation industrielle (Cacao Banania). Ensuite dans le désordre : l’utilisation incessante du signe égal (à relier avec Tarkos) ; la désignation des langues étrangères, l’anglais, le touareg et dans le paragraphe suivant l’allemand, comme si le tas de merde était une sorte de tour de Babel potentielle ; la réception de la conscience de la merde selon un parcours interne autrement dit le fait que la merde s’imprègne en quelque sorte de conscience à travers son déplacement même ; le que s’est-il passé, à relier à ce qu’en dit Deleuze dans Mille Plateaux, le que s’est-il passé serait la forme du secret dans les romans de Dostoïevski, pour toi les intestins auraient donc un aspect dostoïevskien ; l’érection de l’étron, l’étron en tant que sorte de merde en érection ; la merde créée à l’image de l’homme de même que l’homme a été créé à l’image de Dieu ; et aussi la parole dénégatrice de la merde, qui est d’ailleurs ce à quoi elle croit, la merde non seulement parle mais aussi elle croit en ce qu’elle dit même si cette parole est celle de la dénégation ; et ce que la merde croit c’est qu’elle est la première et unique tête ; tu n’utilises ni le mot cerveau, ni le mot face, ni le mot crâne. La merde croit être une tête. La merde tète la croyance d’être une tête. La merde tète l’érection d’être une tête. A travers la conscience inconsciente de sa croyance, la merde tète l’érection d’être une tête. 

 

 

Une hypothèse. Le problème du capitalisme est celui de la tête. Capital étymologiquement vient du latin caput. Le capitalisme ce serait justement ce qui remplit les têtes des hommes de signes de merde parce qu’il nie la tête (littérale ou symbolique je ne sais) de la merde. 

 

 

J’aurais donc malgré tout tendance à me méfier de cette notion de sacré. Il me semble qu’il serait préférable de définir avec netteté cette notion de sacré qui est un peu trop floue. En quoi le sacré se distingue-t-il du divin ou du transcendant ? Prétendre que la merde serait transcendante ou divine, que la merde serait digne de vénération ou d’adoration et mériterait donc un respect infini, j’ai en effet l’impression que c’est une idée très dangereuse. Pour le dire clairement il me semble que c’est une idée fasciste. L’ignominie du fasciste est l’ignominie de celui qui n’a d’autre désir que de manger la merde en commun. Le problème reste donc de savoir si la merde est un problème politique ou un problème théologique ou encore si la merde est justement la substance qui accomplit l’indistinction horriblement douteuse du politique et du théologique, indistinction horriblement douteuse qui est justement celle du fascisme.  

 

 

Une dernière hypothèse encore en jetant une intuition comme ça. Le sacré aurait à voir avec le sac. Le sacré est ce qui apparait à l’intérieur d’un sac. Le sacré ainsi imaginé plutôt que pensé, il semblerait alors que la merde soit en effet sacrée, parce qu’elle se trouve à l’intérieur du sac de l’estomac, à l’intérieur du sac de l’abdomen. En cela Tarkos serait aussi un poète du sacré : l’image de la tête à l’intérieur du sac revient en effet très souvent dans ses textes. 

 

 

 

Il y aurait ainsi une sorte de sainteté bizarre dans ton écriture. Tu serais un saint du malsain, un saint du malséant, un saint du malsain de la merde. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Météorisme

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                   nous sommes rentrés hier soir du Creusot, ville de plus en plus improbable de Saône-et-Loire, où nous avons été durement occupés à ne (presque) rien faire. – Rentrés, et nous trouvons une masse terrifiante de courrier dans notre messagerie, principalement de l’Association des professeurs de russe.

 

(…)  

 

   Pour moi la merde ressortit du cosmique (en passant par le météorisme ?), même si dans la tradition populaire c’est « de l’argent ». Mon horreur de la merde (car je l’ai en horreur) est probablement l’effroi des espaces infinis et de ce qui y cligne ou les strie.

 

   J’ai toujours Lichtenberg, que j’avais transféré (à relire), Goldstein-Appel, nos lettres, et bien sûr Tu Sauf.

 

   Appel et Goldstein. Le premier, que je connaissais, un peu inconsistant ici : à mes yeux ces tableaux restent tout vagues. Il en a fait de bien plus convaincants. Goldstein, que je ne connaissais pas, fait la preuve – après d’autres – qu’un bon tableau est toujours plus vrai qu’une bonne photographie, de la bonne photographie dont il est parti, et ce, même quand il la suit au plus près.

 

   Laurent a écrit une belle note de lecture sur Cadavre grand, dans Poezibao, tu l’as vue peut-être ?

 

   J’espère avoir le temps de t’écrire plus longuement bientôt. Cela fait des mois que je ne dispose pas de mon temps et il faut que ça cesse !

 

   Rien écrit depuis un bon moment – depuis que j’ai dû arrêter Ajustement, faute d’avoir un peu de temps devant moi, une perspective temporelle sous les yeux.

 

   Saut et fraternité,

 

Ivar 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

Me rev’là. Cette fois avec ma “réponse” (très partielle) à Et Merde. Pièce jointe.

 

    Bonne nuit sous le formidable noir du ciel.

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

Mais Merde (texte écrit il y a quelques jours, je trouve seulement ce soir le temps de le taper)

 

 

 

 

 

Je n’ai avec beaucoup de mes hétéronymes qu’un rapport de fraternité de principe. Empathie à distance, quoi. Et certains sont très différents de moi, comme celui (son nom m’échappe) qui a écrit Cacao Banania.

 

La merde n’est pas pour moi quelque chose d’interne, mais quelque chose qui participe de la Terre (la planète), ou du cosmos… Presque toujours une concrétion extrême et une érection, ou  (dans le ciel) une projection. Choses vues de loin et d’en bas, de loin en bas, complètement extérieures à moi.

 

Concrétion, érection… Ici un souvenir d’enfance, peu ragoûtant :

 

Je suis sur le pot, dans le couloir de la maison familiale, à l’entrée de la chambre de mes parents. J’ai huit ans, peut-être neuf. On m’a mis là parce que je suis constipé, ça va être laborieux, long, et les toilettes ne sont pas chauffées.

 

Je lis Tintin au Tibet, dans un magazine, papier glacé. Il y a deux pages, et ce sont deux des plus bleues et blanches du livre. Je suis concentré à la fois sur l’effort de la défécation – un peu douloureux, libérateur pourtant – et les images d’Hergé. Sur ces sommets d’un blanc éclatant, et sur cet incroyable bleu du ciel (pas le ciel bleu mais le bleu du ciel), un bleu intense, merveil-leux – incompréhensible.

 

Très lucidement, je participe par mon travail anal à la réalité, à l’évidence incompréhensible (oui) de ces sommets, de ce ciel, de cette blancheur, de ce bleu. À l’érection des uns, à la disposition des autres*.

 

 

 

On a donc déjà le ciel. Mais c’est bien davantage à la nuit, au cosmos, que la merde très tôt pour moi va se trouver rapportée.

 

Fantasmes d’aérolithes, de planètes, ou même (plus tardivement) d’engins spatiaux – venus d’ailleurs, menaçants. – Et tu parles d’homoncules… dans mon cas il s’agirait plutôt de « petits hommes » bruns, ou jaunes, couleur merde – extraterrestres.

 

C’est par ce coin du rêve sans doute qu’est entré le sacré, comme ce qui fait horreur.

 

(J’ai horreur de la merde.)

 

Sacré, sacrum, etc. Mais comme si le sacrum était en nous une pièce rap-portée, un élément de notre anatomie foncièrement étranger (et pourtant notre fondement). – Comme si Dieu, non content de s’apprêter à créer la femme avec une côte de l’homme, s’était amusé d’abord à faire l’homme à partir de son propre sacrum ! (En picard, « Dieu » et « cul », c’est presque le même mot : dju, tchu…)

 

J’ai pas mal écrit sur la merde, en réalité : des petits morceaux et des gros. Même toute une conférence sur l’importance de la scatologie dans l’imagi-naire picard. « Imaginaire » n’est pas le mot juste. Plutôt : dans leur impensé religieux, dans leur horreur du mystère (dans leur rapport au sacré).

 

(J’ai horreur de la merde.)

 

Je ne vais pas nier le rapport très fort qui existe par ailleurs entre la merde et l’argent. Un proverbe picard dit littéralement : la merde c’est de l’argent (Du brin ch’ét dl’airjint). Mais je ne crois pas que ça me concerne en aucune façon.

 

La merde me dégoûte moins comme folle dépense (que comme accumu-lation). Si je peux la considérer moins comme une matière que comme une folle dépense. Et souvent je la remplace poétiquement par le pet, qui n’est qu’un vent, et va rejoindre l’espace sidéral.

 

Je connais un texte, un poème (en fait une chanson) en picard, qui à l’évi-dence participe de cette folle dépense. C’est Le Baptême du p’tit Nicodème. Je l’ai commenté longuement dans mon livre sur Emmanuel Bourgeois (un auteur picardisant). Texte d’une exubérance incroyable où l’enfant est baptisé (tout de même) au milieu des déjections, des projections de merde, par elles… Texte qui plonge dans le sacré au moment même où il le nie de toutes ses forces.

  

 

Je ne peux suivre ton texte, qui est sidérant : il me perdrait en route…

  

 

Encore un mot : quand (dans le Tombeau de Jules Renard) j’ai invoqué le bousier, le terrifiant géotrupe, ce que j’ai vu c’est un dieu qui roule de la merde en boules, pour les lancer dans le cosmos, nouvelles planètes.

 

 

 

* Il me revient en relisant ce texte que nous utilisions, Konrad Schmitt et moi, pour dire « Je vais chier », cette expression : « Je vais ériger un menhir ». Je ne sais plus lequel de nous deux avait trouvé cela, dont nous étions très fiers !