Salut Ivar,

 

 

Je t’envoie des extraits de Géographie de Benoit Caudoux qui m’ont beaucoup fait penser à toi.

 

« Mais pour le coin de l’œil tout reste toujours pièces : tout est préhistorique, le moindre paysage et le moindre visage, et la moindre machine. »

 

« Vivre c’est patienter. Le coin de l’œil sait ça. Lui seul. Il se tient prêt, ici et maintenant. On ne serait pas surpris que toute la machinerie des mâchoires et des dents, les cartilages du nez et toutes les pièces du crâne (et toutes les expressions occupant le visage) soient de purs atavismes, lourds du temps réel et lointain de l’espèce, coulés dans la lignée. Le coin de l’œil  échappe, lui, essaie d’échapper. A part, il s’appartient. Immobile, il se terre. Le temps en lui s’écoulant sur ses deux flancs l’aiguise - ou l’érode, on ne sait pas : le coin de l’œil s’enfonce. Il fend, à sa façon, mieux que le coin de bois. Il distingue et insère. Il écarte, il divise, il creuse et il s’enterre. Il se plante, il se visse et entre toujours entre, entre toujours dessous, toujours laissant intact, ne pouvant rien toucher. Tout est toujours autour et également loin. Tout est toujours béant : les plus minuscules choses. Le point de vue se resserre, se retourne, point de fuite. L’espace rentre dans l’œil. Toi aussi. Tu réduis. Tu n’es plus qu’une image. Tu cours à sa surface … sur sa corde tendue tu cours, des pans de monde défilant derrière toi comme des décors de cirque régulièrement semblables. »

 

 

Deux auteurs avaient anticipé avec précision l’ambiance d’hypocondrie totalitaire de notre époque : Jean Baudrillard et Philippe Muray. Voici quelques phrases à ce propos.

 

« Virtuel et viral vont de pair. C’est parce que le corps lui-même est devenu un non-corps, une machine virtuelle, que les virus s’en emparent. »

 

« La cérébralité grandissante des machines doit normalement entrainer la purification technologique des corps. Ceux-ci pourront de moins en moins compter sur leurs anti-corps, il faudra donc les protéger de l’extérieur. La purification artificielle de toutes les ambiances  suppléera aux systèmes immunologiques internes défaillants. Et s’ils sont défaillants, c’est qu’une tendance irréversible, souvent appelée progrès, pousse à dessaisir le corps et l’esprit humain de leurs systèmes d’initiative et de défense pour les transférer sur des artefacts techniques. Dépossédé de ses défenses, l‘homme devient éminemment vulnérable à la science et à la technique (…).

 

Il n’est pas absurde de supposer que l’extermination de l’homme commence par l’extermination de ses germes. Car tel qu’il est, avec ses humeurs, ses passions, son rire, son sexe, ses secrétions, l’homme n’est lui-même qu’un sale petit germe, un virus irrationnel qui trouble l’univers de la transparence. Lorsqu’il aura été expurgé et qu’on aura mis fin à toute contamination sociale et bacillaire, alors il ne restera que le virus de la tristesse, dans un univers d’une propreté et d’une sophistication mortelles.

La pensée, étant à sa façon un réseau d’anticorps et de défense immunologique naturelle, est elle aussi fortement menacée. Elle risque d’être avantageusement remplacée par une bulle  électronique cérébro-spinale expurgée de tout reflexe animal ou métaphysique. » J. Baudrillard, La Transparence du Mal, Essai sur les Phénomènes Extrêmes, 1990

 

 

« Considéré au pied de la lettre, le principe de précaution n’implique pas seulement que l’on écarte de quelconques risques jugés possibles ou que l’on répare les dommages lorsqu’une catastrophe est arrivée, mais d’abord que l’on travaille à empêcher toute possibilité de risque, même lorsqu’il n’existe aucune preuve « scientifique » de lien causal entre telle source supposée de risque et tel dommage éventuel. Même s’il se défend d‘être un principe d’abstention et se déguise en principe d’action, affirmant qu’il exige que l’on agisse « pour d’autres raisons et selon d’autres critères que la connaissance précise des causes et des effets », le principe de précaution ne peut dire de quels critères il s’agit. Ce qui revient à penser qu’il suffit de croire qu’un risque peut advenir, de tel ou tel coté, pour que l’on élimine, au moindre doute, ou sans même le début de l’ombre d’un doute, ses origines supposées. De ce point de vue, le principe de précaution ne relève même plus de cette ère du soupçon qui aura défini la dernière période historique. Il serait plutôt l’indice d’un nouvel âge de la foi. Mais il s’agit d’une foi dans des dieux que personne encore n’avait réellement priés, en tout cas sous de tels noms : Prudence, Prévoyance et Circonspection. (…)

L’exigence de prudence préventive est devenue si vite, et si aisément, l’un des principes fondamentaux du temps présent, qu’il est difficile de ne pas l’envisager à la fois comme la nouvelle base philosophique de celui-ci, et comme le mode d’action ou plutôt de négation privilégié des nouveaux individus (…) De proche en proche, et à la moindre suspicion de nocivité, cette exigence devrait permettre l’effacement d’à peu près tout. (…) Et c’est par là que l’on vérifie qu’à son insu cette civilisation dévastatrice n’arrête pas de secréter ses propres dévastateurs. Mais ni elle ni eux ne peuvent se définir de cette façon. Car tous œuvrent aussi dans la même voie, où il s’agit d’épurer sans fin la vie des dernières traces d’erreurs qui la constituaient ; jusqu’à ce qu’il apparaisse, mais bien sûr au crépuscule de cette épuration, que la vie n’était tissé que d’erreurs, et qu’il ne reste plus rien de celle-là quand celles-ci sont éradiquées. »  P. Muray Essais, L’Avenir tel qu’il Parle, 2000 

 

(…) 

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris, merci pour ces passages extra-lucides de Baudrillard et de Muray !

Bien à toi,

 

Ivar