Une lettre d’Ivar Ch’Vavar à Claire Ceira

 

Le 30 juin 2013.

 

Ma chère Claire, oui, ce que tu m’écris de Paul Claudel est très juste, (…). J’ajoute l’aspect manipulateur... même les attaques frontales de Popaul sont biaisées, et ça t’arrive en fait par derrière et par les côtés ! – Il y aurait beaucoup à dire sur la place de Claudel dans ce moment de la littérature qui va de la fin des années 1880 à 1914, moment très riche, très complexe, et en définitive très mal connu... En tout cas j’ai eu grand peine à terminer Partage de midi, Popaul te fait trop sentir sa force pour que tu ne sentes pas, derrière, sa faiblesse. Enfin ! on est bien obligé d’éprouver un reste de sympathie pour quelqu’un qui a le rare culot d’intituler un livre sur la poésie Conversations dans le Loir-et-Cher !

 

Non, tu ne m’as pas choqué par tes commentaires sur Boris Wolowiec. Je conçois qu’on puisse ne pas aimer sa poésie, disons : ne pas la supporter ! C’est vrai qu’elle en impose et s’impose sans nous laisser beaucoup de place. Je veux dire que, dans ce texte-là en tout cas (je ne connais pas encore les autres), le seul espace laissé au lecteur serait un étroit parapet à flanc d’abîme, lieu de terreur et de sidération ! Il y a peut-être quelque chose de commun avec la poésie de Claudel, là ? Je ne suis pas sûr. Claudel écrit pour son lecteur, c’est-à-dire : en vue de son lecteur, contre son lecteur, pour le circonvenir et le subjuguer. Chez B.W., je ne dis pas que le lecteur doive faire avec une force aveugle, non, il y a de la ruse aussi dans ce poème, de l’ « intelligence »... mais elle n’est pas dissimulée et pernicieuse, surtout elle n’est pas « personnelle », ça n’est pas du tout la même impression. On n’a pas tout le temps le sentiment d’être confronté à un homme dominateur et rusé, comme en lisant Claudel, mais à quelque chose (oui : « quelque chose ») de plus frontal. C’est du moins ce qu’il me semble !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

« (oui : “quelque chose”). »

 

J’écris en effet afin de devenir quelque chose, afin de devenir chose. J’écris afin de devenir une chose adressée à oui. J’écris afin d’apparaitre comme une chose destinée à oui.

 

 

 

Je n’écris ni pour convaincre, ni pour charmer, ni pour divertir, ni pour effrayer les hommes. Et cela simplement parce que je n’écris pas pour les hommes, je n’écris pas pour l’humanité, je n’écris pas pour l’espèce humaine. Ce que j’écris apparait plutôt adressé à la présence inhumaine du monde, à l’existence inhumaine du monde, et parfois aussi à ce qui apparait comme existence inhumaine à l’intérieur du corps humain.

 

 

 

Je ne pense jamais au lecteur et encore moins aux hommes quand j’écris. Quand j’écris, je ne pense pas. Quand j’écris, je joue, je joue à envoyer des projectiles, des projectiles de joie à destination de oui. Il n’y a aucune ruse, aucune stratégie dans mon écriture. C‘est pourquoi, il n’y a pas non plus de rhétorique. J’écris comme je projette seulement des déclarations d’existence. C’est pourquoi, j’attends seulement du lecteur qu’il s’amuse à approcher ces déclarations d’existence afin d’avoir ensuite la tentation d’y répondre. Ainsi la seule manière de lire ce que j’écris serait de jouer à s’interposer sur la trajectoire de cette adresse à oui, d’essayer de toucher la trajectoire au vol, comme un ballon, une balle, un projectile à la fois immédiat et perdu.  

 

 

 

J’écris afin de donner à sentir une piste de chant à destination du oui, piste de chant semblable comme vous le dites au bord d’une falaise. « le seul espace laissé au lecteur serait un étroit parapet à flanc d’abîme, lieu de terreur et de sidération ! » A ce propos vous avez peut-être remarqué que j’utilise souvent le mot problème. J’ai appris dans un livre de Pascal Quignard que problème vient étymologiquement de falaise. Poser un problème c’est ainsi se tenir en équilibre au bord in extremis d’une falaise, au bord in extremis de la falaise de l’aisance.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut et fraternité.

 

Je ne me souviens pas précisément de ce que je vous ai écrit la dernière fois, je crois qu’il était question d’une lettre de Claire Ceira ? Je garde vos lettres, et beaucoup des lettres qu’on m’envoie, mais guère des miennes, sauf raison particulière. « Lettre » vaut aussi pour « courriel ».

 

Et je me suis souvenu en lisant votre message de tout à l’heure (« oui : "quelque chose" ») d’une lettre à François Leperlier, je l’ai retrouvée, février 2012. Je l’avais gardée pour deux raisons, dont la seconde seulement nous intéresse ici : François me reprochait de vouloir exister à tout prix, aux yeux d’un public par exemple, alors que selon lui je n’avais pas besoin de ça parce que j’étais déjà quelqu’un, et il me citait Flaubert : « Quand on est quelqu’un, pourquoi vouloir être quelque chose ».

 

J’ai donc répondu ceci : « Ouais. – Mais justement je crois que j’ai envie d’être quelque chose, non pas quelqu’un. Je ne suis pas du tout dans cette idée d’être quelqu’un. C’est très loin de moi, ça fait très dix-huitième siècle, oui, un siècle dont je suis justement très loin. Ça me fait penser aux « moralistes »... Pour moi Hugo est passé par là et a dispersé ces ego, et Rimbaud est encore venu donner un bon coup de pied. Ces ego, pardonne-moi, n’ont pas d’échos, ne sont jamais que des reflets. Reflets dans une glace. – Tandis que « quelque chose »... Je comprends bien ce que veut dire Flaubert par ces mots, mais moi, ces mots-là je les entends de toute autre façon... C’est curieux qu’on en soit venu à parler de cela, je me disais ces jours-ci que j’avais de plus en plus la tentation de la matière, d’être comme emporté et charrié par elle et de me confondre avec elle. »

 

Votre dernier courriel est extraordinaire. Je me demandais si vous accepteriez que je le communique à Florence Trocmé, qui publie presque tous les jours sur son site (Poezibao) de brèves réflexions, qu’elle trouve ici et là, sur la poésie. Votre position est radicale, et l’intéresserait au moins à ce titre !

 

Les hommes peinent à vous lire, peinent à commencer à vous lire, parce que vous ne vous adressez pas à eux, mais à oui. Mais vous passez par leur adresse, vous écrivez à leur adresse, vous vous adressez à leur adresse, c’est ce qu’ils doivent à un moment comprendre.

 

On n’est pourtant pas dans les « loisirs de la poste », plutôt les choisirs de la piste : « J’écris afin de donner à sentir une piste de chant à destination du oui », et on ne vous écrit jamais, à vous, que piste restante. « Piste de chant semblable (...) au bord d’une falaise » : grand pan de schiste. – Non je n’avais pas remarqué que vous utilisiez souvent le mot problème, et je ne savais pas que ce mot, selon Quignard, vient étymologiquement de falaise. Selon ma femme, qui faisait ses versions, Quignard était un piètre latiniste (lycée de Sèvres), mais il est vrai que problème vient du grec. Selon Picoche (Dict. étym. du fr., Robert) problêma, c’est ce qui est jeté devant : par exemple une question. Famille du grec ballein, jeter, riche famille, très riche ! (mais nulle part il n’est question de falaise dans cette entrée du dictionnaire étymologique de Picoche).

 

Votre réflexion est très forte, c’est bien bête à dire. « J’écris afin de donner à sentir une piste de chant à destination du oui ». Mais si vous ne vous adressez pas à l’homme, c’est pour oui lui-même que vous préparez cette piste de chant et ce pan de schiste. Ca ne se pense pas aisément, surtout quand on est interrompu tout le temps ! Il vaut mieux que j’arrête là, et que je regarde où en est le Tour.

 

A bientôt,

 

Ivar (pas même le temps de me relire)

 

 

 

 

 

 

 

Perdu

 

(…)

 

Quand vous écrivez vous ne pensez pas, dites-vous et je vous crois, bien sûr. Mais c’est une poésie qui pense, ça pense pour vous, c’est ce que j’ai essayé de montrer dans ma pseudo-théorie de l’image (que la poésie peut penser pour nous, sans nous, contre nous), mais votre poésie c’est encore autre chose : pensée pure (ce que Laurent voulait dire ?). Parce que le texte, le chant ne s’adresse même pas à vous-même, sans doute, il n’y a pas une intention qui vous reviendrait : et c’était tout particulièrement bête d’écrire « ça pense pour vous », comme je viens de le faire. C’est une pensée qui n’est adressée qu’à oui.

 

 Je pensais voir une étape du Tour aujourd’hui, mais le Tour faisait relâche.

 

Amicalement,

 

Ivar