Popaul ?

 

 

 

Cher Boris, j’ai quelque retard, je crois, mais c’est que ça a pas mal tourné, la roue, ici, oui, centripète et centrifuge à la fois : déchirant.

 

J’ai pu voir Tirez sur le pianiste, grand film, les années 50 vraiment restituées, et les toutes premières années 60 : c’est que Truffaut en réalité filme ce qui est, ce qu’il a sous les yeux, pour moi ça gratte très avant dans le souvenir, et puis dès 1962 on basculera dans un autre monde, que le cinéma de Truffaut va faire voir tout de suite. Aznavour très bon, Bobby Lapointe bien comme vous disiez (articulant sa désarticulation), et Marie Dubois, pour qui j’ai toujours eu une attirance fraternelle très forte (je veux dire : je la sentais comme une sœur très proche). Bon.

 

Sinon, ça vous intéressera peut-être de savoir que j’ai essayé de relire quelqu’un dont nous n’avons pas du tout parlé, je crois, c’est à savoir Claudel, alias Mon Popaul. Partage de midi encore jamais lu. – Je repique ce que j’ai écrit presque tout de suite à une amie, Claire Ceira : « Belle image, celle du texte poétique comme test de Rorschach (Claire est psychiatre, pédopsychiatre – et poète) ! "une sorte de test de Rorschach en mots", écris-tu. Est-ce que ça rend la lecture plus difficile (on s’interrogeait sur le degré de difficulté de lecture de poèmes) ? oui, sans doute, mais le lecteur est en tout cas libre, libre de faire sa lecture, libre de son interprétation. Après, il ne faut pas se cacher que le "principe d’indétermination"  peut donner au poète un pouvoir de manipulation encore plus grand. Je le vois bien en relisant en ce moment Claudel, qui nous bluffe et gonfle – on peut aimer ça ! – Partage de midi en est un bel exemple ! Claudel nous manœuvre d’une main d’autant plus ferme qu’elle a l’air erratique... C’est une écriture bluffante, oui, vraiment, mélange de simplicité, de rudesse, de brutalité, même, avec des incorrections (dans les deux sens du terme), et d’une préciosité tordue, vicieuse et viciée... C’est une écriture qui semble s’adresser plutôt à des femmes, ou plutôt non : qui prend les hommes par leur côté femme... Je serais curieux de savoir si elle marche avec les femmes, je n’en suis pas sûr du tout ».

 

(…) et un auteur qui intitule un livre sur la poésie Conversations dans le Loir-et-Cher ne peut pas être complètement mauvais !

 

Puissant, Claudel. Mais impuissant. Plein d’une force pleine de faiblesse.

 

Le courriel auquel répondait Claire se poursuivait ainsi : « Claudel ne te laisse pas libre. Contrairement à Truffaut par exemple. Sur le conseil de B.W. j’ai vu Tirez sur le pianiste, que je ne connaissais pas. C’est bouleversant d’invention et de beauté, mais tu te sens complètement libre, tu te balades là-dedans, même si tu es baladé, en pleine liberté. Truffaut, on pourrait dire que c’est le style de la liberté. – Mais je ne sais pas si personne a jamais mis en parallèle les noms de Truffaut et de Claudel ! »

 

Pardon pour ce courriel fait de bouts d’autres ! Mais je manque terriblement de temps en ce moment.

 

(…)

 

avec mes salutations amicales,

 

Ivar Ch’Vavar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

J’ai beaucoup de travail à accomplir cet été. C’est pourquoi je préfèrerais plutôt venir vous voir à Amiens à la fin de l’automne ou encore cet hiver. Je vous envoie une improvisation à propos de Claudel et de Truffaut je ne sais quand. En attendant voici quelques bribes.

 

 

 

« Quand Marie Dubois joue.

Trop de films, de pièces, d’ouvrages se vantent d’emblée de n’offrir qu’accidentellement toute éventuelle similitude avec des personnages ayant existé.

Si j’ai suggéré un jour à Claudine Huzé de devenir Marie Dubois, c’est qu’elle incarne, comme l’héroïne de Jacques Audiberti, toutes les femmes en une seule. C’est elle qui conduit le taxi dans Paris, ou qui prépare son agrégation de philo, ou mieux encore, c’est elle qui prépare son agrégation le jour en conduisant son taxi la nuit. C’est elle qui prend le voile aux Ursulines et qui dispense d’horribles merveilleuses faveurs aux clochards de la zone.

Marie Dubois est une enveloppe dans laquelle on peut glisser n’importe quel message. Si elle joue dans un mauvais film, le film semble pire, car son génie ne consiste pas à limiter les dégâts, mais à augmenter, par chaque geste  et chaque regard, le poids de plausibilité d’une histoire ou d’une ambiance.

Quand Marie Dubois joue, toute ressemblance avec la vie réelle cesse d‘être fortuite. »  F. Truffaut

 

 

 

A. Bazin (le fondateur des Cahiers du Cinéma et l’éducateur de Truffaut) a été un des premiers critiques à mettre en exergue la relation entre le documentaire et la fiction et il est évident que le goût de Truffaut pour l’aspect documentaire de la fiction vient de Bazin. Il y a  par exemple de beaux plans dans Tirez sur le Pianiste des travaux urbains de l’époque, les tas de sable et les bétonnières sur les trottoirs et aussi, lors de la discussion d’Aznavour avec son imprésario devant la fenêtre ouverte d’un appartement, un plan très godardien de la circulation des voitures sur le boulevard.

 

 

 

A propos de la relation entre la réalité et la fiction, Truffaut a une fois écrit ceci « Faire un film, c’est améliorer la vie, l’arranger à sa façon, c‘est prolonger les jeux de l’enfance, construire un objet qui est à la fois un jouet inédit et un vase dans lequel on disposera, comme s’il s’agissait d’un bouquet de fleurs, les idées que l’on ressent actuellement ou de façon permanente. » A ce propos le critique E. Burdeau a écrit un commentaire subtil. « L’épisode est fameux. Il appartient à la Nuit Américaine (1973). Dans l’hôtel Atlantic où loge l’équipe  de Je vous présente Pamela, le cinéaste Ferrand, à qui François Truffaut prête son timbre pâle et sa placidité lunaire, repère au bout d’un couloir un vase veiné de bleu. Estimant que celui-ci conviendrait à la salle à manger de son décor, tel un voleur il glisse à son accessoiriste de l’emporter avec lui. (…) Que nous dit cet épisode ? Que le cinéma puise vandale dans la réalité ; bien qu’arraché à la vie le cinéma garde trace du rapt qu’il est. (…) Ainsi le cinéma n’emprunte pas à la vie une force brute qui sans lui serait dépensée, puis perdue à jamais, il emprunte plutôt une sorte de vase ou de moule : déjà une forme. »

 

 

 

J’ai aussi l’impression que le film de Truffaut a énormément influencé le Pulp Fiction de Tarantino (les dialogues ad libitum des gangsters, l’organisation de la narration aussi, la composition à ellipse et à éclipse du récit avec ce long flash-back ahurissant en plein milieu du film qui donne le sentiment que les personnages sont des revenants. Tarantino ne s’est jamais fait prier pour évoquer explicitement les diverses influences disparates de ses films. Cela va de Sergio Leone à Georges Lautner. Je sais qu’il a dit que le film de Truffaut était l’un de ses préférés. Cependant je ne sais pas précisément pourquoi. 

 

 

 

Je me souviens avoir appris la mort de Tarkos en lisant le magazine Les Inrockuptibles dans mon appartement des Charmilles Prolongées à Troyes et j’avais alors été étonné aussi d’apprendre que Tarkos était mort quelques jours après le cinéaste Philippe De Broca (l’auteur entre autre du Magnifique et de L’Homme de Rio avec Belmondo). J’avais trouvé la presque coïncidence de ces deux morts troublante comme celle des années avant, des morts de Beckett et de Ceausescu ou celle des années plus tard, des morts de J. Derrida et de C. Reeves (l’acteur interprète de Superman). P. De Broca était un ami de Truffaut. Dans Le Plaisir des Yeux il écrit à son propos ceci. « C’est bien du côté de Tex Avery qu’il faut chercher la filiation de Philippe De Broca. Comme Tom et Jerry, Philippe sait que la vie est une blague, que les bureaux sont occupés par de faux adultes qui se prennent pour des ministres, des avocats, des critiques d’art, des anarchistes, des experts comptables. (…) C’est pour tout cela que j’aime Philippe et puis je l’aime aussi parce qu’il est heureux. La preuve, je ne l’ai jamais entendu dire du mal de personne. »

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

merci pour ces lignes de Truffaut sur mon « idole » Marie Dubois ! D’accord pour que nous nous voyions, ici, « à la fin de l’automne », si vous êtes décidément occupé jusque là. J’espère toutefois que ça ne nous emmènera pas jusqu’au 20 décembre, non ! novembre nous sera plus propice...

 

En pièce jointe un bout de lettre de Claire Ceira, à qui j’avais adressé deux ou trois pages d’À oui. Psychiatre, poète, maintenant à Toulon après avoir vécu très longtemps à Amiens, dans notre rue... Vous verrez qu’elle aussi (je pense à Laurent) voit votre poésie comme travaillée par la pensée. Elle dit même « pensée abstraite », ce qui ne me paraît pas juste, mais est-ce que je comprends bien ce qu’elle entend par là ?...

 

Claire depuis quelques temps note ses rêves et m’en envoie des récits très frappants. J’ai toujours accordé beaucoup d’importance aux rêves. En ce moment, j’en fais de gros, lourds et inexpugnables, mais je n’en garde presque aucun souvenir au réveil, l’effacement est immédiat et très efficace, ce qui est le signe d’une sévère censure !

 

Je reprends William Blake, allez !

 

                                 Hear the voice of the Bard !

 

                                 Who Present, Past & Future sees,

 

                                 Whose ears have heard

 

                                 The Holy World

 

                                 That walk’d among the ancient trees.

 

J’ai aussi ressorti le Prométhée de Shelley, et je lorgne sur les poésies d’Emily Brontë... J’ai grande envie d’aller me les cailler un moment chez les Engliches du XIXe (ça me prend quelquefois, un assez gros fantasme, crépuscules glaireux, houppelandes raides et rouflaquettes rousses !).

 

Fraternellement,

 

Ivar