Salut à vous Ivar,
Esquisse d’une théorie de la couleur.
Il serait intéressant de distinguer deux attitudes différentes face à la couleur, celle des scientifiques et celle des grands coloristes. Du point de vue des scientifiques et aussi de la plupart des peintres (par exemple les Impressionnistes), la couleur est un phénomène purement optique. Ainsi conçue, la couleur est une qualité de la lumière, un aspect de la lumière, un degré de la lumière (selon la désignation de votre choix). Pour les scientifiques et la plupart des peintres, la couleur est exclusivement vue, exclusivement perçue à travers les yeux. Pour les grands coloristes (disons Van Gogh, Soutine, Rouault, Pollock de manière certaine et Géricault, Modigliani, Schiele, Bacon de manière plus problématique), l’approche de la couleur apparait organique. Pour les grands coloristes, la couleur apparait sentie par l’intégralité de la chair. La couleur apparait sentie par les cinq sens à la fois, par la coïncidence des cinq sens à la fois. La couleur apparait ainsi à la fois vue, touchée, entendue, humée et goûtée. Pour les grands coloristes, la couleur apparait aussi sentie par l’intérieur même de la chair c’est à dire par la pulsation du sang, par le flux du souffle, par la tonicité des muscles et l‘équilibre des os. Ainsi imaginée, la couleur n’est plus un aspect de la lumière, c’est à l’inverse la lumière qui est un aspect de la couleur. Et qui sait même, ainsi imaginée, la couleur n’est plus un aspect de la matière, c’est la matière qui apparait comme un geste de la couleur, comme une posture de la couleur. Ainsi imaginée, la couleur apparait plus grande que la matière elle-même. La couleur apparait comme ce qui projette la matière. La couleur apparait comme ce qui destine la matière. La couleur déclare la projection de la matière comme instinct du destin.
Ainsi imaginée, la couleur apparait aussi en relation avec la gravitation. La couleur apparait comme rythme de la gravitation, comme intensité de la gravitation, comme pulsion de la gravitation, pulsion rythmique de la gravitation. (La peinture de Pollock montre cela avec une magnificence prodigieuse). Ainsi imaginée, la couleur n’est pas en relation avec le jour. La couleur affirme le silence de la nuit. La couleur apparait comme rythme de la nuit, comme rythme de silence de la nuit, comme rythme de gravitation de la nuit, rythme de gravitation taciturne de la nuit. (Les tableaux nocturnes de Van Gogh montrent cela de manière flagrante, explosive). Ainsi il n’existe de silence que de la couleur. La couleur déclare le silence comme le silence déclare la couleur.
La couleur apparait comme la force qui démesure la matière du monde. Les grands coloristes montrent avec un courage insensé comment la pulsion de la couleur démesure l’apparition du monde. Les grands coloristes donnent ainsi à sentir la projection de la matière du monde à l’intérieur des tournures de gravitation de la couleur. Le monde apparait projeté à l’intérieur de la couleur. La matière du monde apparait projetée à l’intérieur de la couleur du destin, à l’intérieur de l’extase de couleur du destin. La solitude du monde apparait projetée à l’intérieur de la gravitation de couleur du destin. Chaque couleur montre une tournure de gravitation du monde comme geste d’extase du destin.
La plupart des peintres préfèrent ne jamais approcher la couleur. La plupart des peintres ont peur de la couleur. Ils choisissent alors de cacher cette peur en changeant la couleur en teinte, ton ou valeur chromatique. La plupart des peintres ont peur du silence de la couleur. Ils choisissent donc soit de la musicaliser en la changeant en teinte (Monet) ou en ton (Manet), soit de la verbaliser pour la changer en valeur chromatique (Picasso).
Une dernière hypothèse, tentative de synthèse entre l’approche scientifique et l’approche coloriste. Les couleurs seraient les dimensions du monde. Le monde aurait autant de dimensions qu’il existe de couleurs. Selon la théorie scientifique des cordes par exemple, le monde aurait dix voire onze dimensions. Il serait exaltant d’imaginer que le monde dispose de plus de dimensions encore. Chaque couleur révèlerait une dimension particulière du monde. Chaque couleur révèlerait une dimension particulière de l’espace et du temps. Quand la couleur apparait ainsi imaginée, approcher la couleur devient presque un geste de démence. C’est pourquoi les grands coloristes (Van Gogh, Pollock) ont des problèmes d’équilibre, des problèmes d’équilibre immédiatement physique. Il y a un vertige absolu de la couleur. Approcher la couleur force le peintre à tituber, à tituber parmi la multiplicité des dimensions du monde, à tituber parmi la démesure de silence du monde.
A Bientôt Boris
Formidable théorie de la couleur ! Evidente ! Oui, c’est une découverte, tout est ouvert ! « Teinte » pour MOnet, « ton » pour MAnet, d’accord. Je ne suis pas sûr que Monet musicalise. Non, je ne crois pas en tout cas qu’il ait jamais eu peur de la couleur, il est dedans dès le début, dès le Déjeuner sur l’herbe, les tableaux des premières années 1860. Picasso verbaliserait la couleur ? Je ne suis pas certain de comprendre. Je pense qu’il ne traite la question de la couleur qu’en l’esquivant, qu’en la repoussant toujours (à plus tard).
Vous ne dites rien de Cézanne... Et que diriez-vous de Seurat, de Munch, de Matisse ! ou d’un certain Vlaminck ?
J’ai vu en mai ou juin un documentaire sur un peintre allemand « contemporain » (déjà assez âgé, disons octogénaire) qui ne fait plus que des tableaux monochromes noirs. J’ai dû noter son nom quelque part, mais je n’ai pas noté où je l’avais noté, ce qui fait que ça ne nous avance pas beaucoup. Il arrive à ce résultat : noir (et il y arrive fatalement, sans le vouloir), en passant par de véritables orgies de couleur.
Comment feriez-vous encore entrer dans votre théorie un peintre comme Eugène Leroy ?
Fraternellement à vous,
Ivar