Salut Ivar,

 

 

J’ai découvert avec stupéfaction il y a quelques semaines une publicité pour Apple dont le slogan est celui-ci : « Quelle sera votre rime ? » Il me semble que c’est la première fois que je vois une publicité qui utilise un élément de rhétorique poétique dans un de ses slogans. Le slogan suppose ainsi que le téléphone est une sorte d’instrument à faire rimer les événements et les hommes par-delà les distances géographiques, d’un côté à l’autre des montagnes, des déserts et des océans. Il me semble révélateur que ce soit précisément à l’époque où la poésie dédaigne les puissances de la rime que les instruments de télécommunications décident de s’en emparer. Il y a dans cette réanimation des puissances de la rime à travers les techniques de télécommunications un aspect très intrigant. Je ne parviens pas cependant à dire lequel.

 

« Les premières phrases qui ont été transmises par le téléphone laissent pressentir à quoi servira ce nouveau media. Tout commence en 1860 avec une proposition absurde, qui aurait été prononcée par Philippe Reis lors de la toute première tentative réussie de transmission : « Le cheval ne mange pas de salade au concombre. », et se prolonge dans l’ordre de Graham Bell, le 10 mars 1876 : « Mr Watson , come here (…) » P. Sloterdijk  Les Lignes et les Jours.

P. Sloterdijk remarque ainsi que ce n’est sans doute pas un hasard si les premiers mots qui ont été dictés au téléphone étaient soit des ordres banals soit des formules codées surréalistes. Le téléphone aurait ainsi été inventé afin de pouvoir prononcer des ordres banals surréalistes. Reste cependant à savoir si le téléphone à tendance à banaliser le surréalisme, à ordonner banalement le surréalisme, ou à l’inverse à surréaliser la banalité, à surréaliser les ordres de la banalité.

 

 

Post-scriptum.

 

J’ai aussi envoyé ces deux paragraphes à Laurent parce que ce slogan à propos de la rime téléphonique me semble difficile à étudier. 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Cher Boris,

                        je suis très en retard, une dizaine de jours...

    Je ne peux te répondre sur la publicité d’Apple (“Quelle sera votre rime ?”), qui bien sûr m’intéresse, pour ne pas dire “m’interpelle”, tout simplement parce que je ne la connais pas, et le texte seul ne me suffit pas pour aller chercher l’aiguille sous la roche, ou l’anguille dans la botte de foin du message. Où puis-je VOIR cette pub ?

    A bientôt, j’espère.

Ivar

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

Tu trouveras la publicité dont je t’ai parlé en notant par exemple « Apple Rime » sur Google. La publicité est alors visible selon des supports et des formats différents (Images et-ou Vidéos). Une précision : c’est une publicité pour une tablette informatique et non pour un téléphone portable.

 

Il y a (au moins) trois vidéos différentes de cette publicité. Voici le texte de l’une d’entre elles lu en voix-off. C’est un extrait du film Le Cercle des Poètes Disparus de Peter Weir.

 

“On lit ou on écrit de la poésie non pas parce que c’est joli. On lit et on écrit de la poésie parce que l’on fait partie de l’humanité, et que l’humanité est faite de passions. La médecine, le droit, le commerce et l’industrie sont de nobles poursuites, et elles sont nécessaires pour assurer la vie. Mais la poésie, la beauté, l’amour, l’aventure, c’est en fait pour cela qu’on vit. Pour citer Whitman : « Ô moi ! Ô la vie ! Tant de questions qui m’assaillent sans cesse, ces interminables cortèges d’incroyants, ces cités peuplées de sots. Qu’y a-t-il de beau en cela ? Ô moi ! Ô la vie ! ». Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l’identité. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime… Quelle sera votre rime ?“

 

 

(…)

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Salut Ivar,

 

 

Paradoxalement, le principe d’indécision ouvre le poème au lecteur ; là justement, le poème se donne au lecteur, s’offre à son interprétation, à sa décision, quant au sens. C’est en quelque sorte la part du lecteur.

 

Pour le dire très simplement ce que j’attends quant à moi du lecteur ce n’est pas qu’il déchiffre le sens du texte. En effet le déchiffrement du sens est obligatoirement infini, il s’avère alors aussi fastidieux que futile. Ce que j’attends du lecteur c’est seulement qu’il réponde au texte, qu’il réponde à sa forme plutôt qu’à son sens. Ainsi ce que j’attends du lecteur c’est qu’il réponde au don d’une énigme. Ce que j’attends du lecteur c’est qu’il ne soit pas uniquement un lecteur, c’est paradoxalement qu’il écrive, qu’il écrive afin de répondre à une énigme par une autre énigme.

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

                     rien à faire avec la publicité d’Apple. Déjà pour y arriver : “pludgin vulnérable”, etc. Quand ces mecs parleront danois, j’y comprendrai peut-être quelque chose.

    Je crois qu’il faut entendre, dans “rime”, ARRIMER. On nous demande, subliminalement, de nous ARRIMER au système, en choisissant nous-mêmes notre forme d’asservissement.

    Quand le système prononce le mot poésie, quand il ouvre sa gueule avec la mot poésie, il ouvre les mâchoires d’un piège.

    Concernant maintenant le principe d’indécision (ton dernier message).

    Bien sûr, “le déchiffrement du sens est obligatoirement infini”. Prends quatorze vers : le sonnet en –x, le déchiffrement est INFINI.

    Il arrive toujours un moment où il nous paraît “fastidieux” et “futile”. Si on en reste au seul “déchiffrement”. Mais tu as raison : il ne faut pas seulement interroger le texte, il faut lui répondre. Et, tu as encore raison, il faut “répondre à sa forme plutôt qu’à son sens”.

    Quand je parle de sens, je ne parle pas de la simple signification, d’une mise à plat de l’énigme, qui briserait, écraserait sa forme. Je parle évidemment de ce sens qui vient avec sa forme, qui tient dans sa forme, qui n’a de sens que par cette forme.

    Le lecteur du poème ne peut répondre au poème que par l’écriture (même si elle ne se fait pas avec les doigts, même, peut-être, si elle ne se fait pas avec les mots, des mots déjà “faits”). Je ne dis pas autre chose dans /Arrêté/. – Eh bien, tout le monde est poète. A chacun de trouver sa rime ! La rime est alors la forme, de l’arrimage” de tel ou tel au poème. Le poème est un système – retour à ce que je disais à propos de la pub d’Apple – mais c’est un système ouvert, à l’infini.

    Voilà pour aujourd’hui.

    Fraternellement,

Ivar