Cher Boris,

 

                  ce février bleu continue ! Tout à l'heure, nous partons sur la côte, Dominique et moi, fouler le sable berckois...

 

   Je voulais te dire quelques mots d'un livre que je finis de lire : Comment pensent les forêts, d'Eduardo Kohn, éd. Zones sensibles, 2017. J'imagine que ça t'intéresserait beaucoup, et sans doute serais-tu mieux armé que moi pour avancer dans cette lecture, qui est assez difficile. Kohn ne cesse de recourir aux concepts du philosophe Peirce, que je ne connaissais pas, et qui restent un peu... spongieux ? pour moi (à commencer par celui de "forme").

 

   Bref, Kohn est ethnologue et cherche à poursuivre ses recherches "au-delà de l'humain". Il travaille dans l'Amazonie équatorienne, dans un village (Avila) d'Indiens christianisés (les Runa), mais qui trempent encore complètement dans la pensée "sauvage" (Lévi-Strauss est l'autre grande référence de Kohn).

 

   Voici la fin du chapitre La fluide efficacité de la forme (beau titre !), à propos d'un rêve qu'il a fait dans ce village :

 

   J'en suis devenu à me demander dans quelle mesure mon rêve avait jamais été vraiment le mien ; pour un moment, peut-être, ma pensée s'est unie à la manière dont pense la forêt. Peut-être qu'il y a, en effet, comme pour les mythes de Lévi-Strauss, une façon dont ces rêves "se pensent dans les hommes et à leur insu". Rêver pourrait donc être une sorte de pensée ensauvagée -- une forme humaine de pensée qui va bien au-delà de l'humain et qui est par conséquent centrale pour une anthropologie au-delà de l'humain. Rêver est une sorte de "pensée sauvage" : une forme de pensée libérée des entraves de ses propres intentions et, par conséquent, sensible au jeu des formes dans lesquelles elle s'est retrouvée plongée -- ce qui, dans mon cas, et dans celui des Runa d'Avila, est une pensée qui est prise  et amplifiée dans l'étendue sauvage, multi-espèces et saturée de mémoire, de la forêt amazonienne.

 

   J'envoie ce passage également à quelques amis, Florence Trocmé, Julien Starck, Jaffeux, Vinclair... pour voir s'il trouve une résonance en eux, ou en tout cas éveille leur curiosité.

 

   Amicalement,

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar, 

 

 

 

Ce qu’évoque ainsi Eduardo Kohn m’est toujours apparu comme une évidence, une évidence indiscutable. A cette différence près que je ne dirais pas que cette métamorphose inhumaine à l’intérieur de l’âme est de la pensée, c’est plutôt précisément ce que j’appelle l’imagination. Et cette mutation des formes ne s’accomplit pas non plus de façon inconsciente. Cette mutation des formes apparait à l’inverse avec une extrême clarté. Cette mutation des formes minérales, végétales et animales c’est la forme même de la lucidité. Il y a en effet une lucidité de la métamorphose, une lucidité de la métamorphose inhumaine. L’écriture de Lautréamont donne à sentir cette lucidité de la métamorphose à chaque phrase. 

 

 

Je t’envoie aussi un extrait de la correspondance de G. Perros et de B. Parain.

 

« On aura jamais tout dit tant qu’il y aura des hommes, parce que le fait même qu’ils existent empêche la parole de faire le tour complet. Elle rencontre l’homme sur sa route. Il la mange, la jette, et ainsi de suite. Au fait, je me demande si le Christ avait beaucoup lu. Et quoi ?  Le langage sort de l’âme, (…) et il n’y a pas d’autre issue. » 

 

 

 

 

Post-scriptum. 

 

 

As-tu lu le texte intitulé Myrtil de Florian Caschera (le guitariste ultra-sauvage de Arlt)? C’est étonnant. Il y a parfois des trucs très beaux.    

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt              Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Evidence indiscutable 

 

 

 

Cher Boris, merci pour ton courriel du 26 mars, qui me permet de mieux comprendre ce que je lisais quand je lisais Comment pensent les forêts, d'Eduardo Kohn.

 

   Je suis tout à fait d'accord avec ce que tu écris.

 

   ... Les forêts... ça m'a poussé vers Perrault, que je n'avais jamais lu : Le Petit Poucet, La Belle au bois dormant, etc. Pas mal, certes, mais il ne faudrait pas d'illustrations, j'avais celles de Doré dans mon édition, et ça a perturbé ma perception des contes. On ne peut pas tenir de telles illustrations en lisière, si j'ose dire ! J'aurais dû le savoir avant de commencer ma lecture.

 

   Etant dans les contes, j'ai pris ceux de Hoffmann, jamais lus non plus. Je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi gothique, mais plutôt à un fantastique enjoué, en quelque sorte, brillant, un peu superficiel... Et ça n'est pas du tout ça ! C'est très noir, compliqué, enchevêtré... et vraiment impressionnant.

 

   Fraternellement à toi,

 

Ivar