Cher Boris, j’ai reçu hier Chaise, Table, Papier. Je lis ! J’ai lu comme un fou, maintenant je fais une pause.

 

 

Je t’envoie un dossier en p.j., de lettres que j’ai gardées (celles que je t’ai adressées sont dans un autre dossier), que je garde pour le moment, encore un moment. (…). C’est surtout pour les « notes pour Ajustement », à la fin.

  

 

Ajustement est le poème que j’écris, depuis un peu plus d’un an, de façon très intermittente. Vers justifiés, j’en ai 240 pages, il me reste vingt pages sans doute à écrire, depuis mars. Je pensais avoir fini ce mois-ci, mais je ne dispose pas de mon temps, je ne peux pas écrire. C’est le prologue et le début du premier chapitre qui restent à écrire. Ce poème, qui est un poème-document, est divisé en chapitres, longs chapitres. Mais j’ai dû t’écrire tout cela déjà.

 

 

Bref, je pensais mettre quelques réflexions sur la poésie dans le prologue, mais je ne crois pas – j’ai beaucoup de mal à penser en ce moment ! – je ne crois pas que je pourrai reprendre ces « notes » (qu’il faudrait justifier), ça ne se rattache pas au poème, en tout cas je ne vois pas comment ça pourrait se rattacher.

 

 

Ne te crois pas obligé de lire quoi que ce soit de ce fatras. C’est plutôt une bouteille à la mer, où le naufragé demande déjà où il est !

  

 

A bientôt,

 

Ivar 

 

 

 

 

 

(…) 

 

 

L’image poétique.

 

On ne sait comment elle touche au réel, à l’être. Parce qu’elle n’est qu’une chimère, une impossibilité ; une absurdité, aussi bien, gémellité aberrante, coquecigrue.

 

Elle crée du réel, fictivement, mais ce peut être avec une très grande force : quoi qu’écrive Boris Wolowiec par exemple, c’est là tout de suite, évident, imparable, indiscutable : « Sous la chaise il y a un volcan de poissons. La chaise peigne le volcan des poissons. Sous la chaise il y a un cratère d’écailles. Sous la chaise voyage la forêt de chandelles des poissons. »

 

L’image montre le réel, quelque chose du réel parce qu’elle déchire le voile. Elle n’est pas réelle, elle, elle fait une déchirure par laquelle apparait, un instant, le réel.

 

L’image, montage impossible, montre aussi le possible par son impossibilité même. C’est l’impossibilité qui fait voir la possibilité.

 

L’image est la projection du penser, et aussi du penser de l’habiter, dans l’impossible. L’image nous permet de mieux habiter le monde, plus authentiquement : en même temps elle nous expulse du monde et nous force à habiter poétiquement l’excès du monde, le dernier cercle.

 

L’image nous projette. L’image est un météore qui par son apparition même nous projette hors du monde, hors du creux du monde, hors du monde habitable. Par là, mystérieusement, nous revenons au creux du monde, à l’habiter.

 

L’image nous donne le concave du monde en passant par son convexe. Exorbité, on revient à l’habiter.

 

(Il faut aller contre cette fatalité, qui veut que nous chassions le monde et que nous nous chassions du monde.) 

 

 

(…)

 

 

 

 

 

 

 

 

Phrases  

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

 

« Sous la chaise il y a un volcan de poissons. »

 

Je me souviens où et quand j’ai trouvé cette formule. Je l’ai trouvé comme si c’était un objet trouvé précisément. Je veux dire que cette vision d’un poisson sous une chaise, je ne l’ai pas inventé, c’est celle d’un autre. Malgré tout cette invention d’un autre je suis le seul à avoir senti son intensité et son exactitude. C’était à Troyes il y a environ une dizaine d’années dans une résidence de plasticiens comme ils choisissent de s’appeler désormais. Il y avait cinq ou six ateliers ouverts : la pacotille moderniste coutumière, des installations, des similis ready-made etcaetera. Un seul atelier m’avait intéressé, celui d’un mec complètement obsédé par les poissons. Son truc c’était simplement de mettre des poissons, des silhouettes de poissons un peu partout (le plus souvent des silhouettes de poissons dessinées sur un papier découpé comme les poissons d’avril). Si je me souviens bien il y avait par exemple un poisson scotché à une théière, un autre déposé dans une passoire, et d’autres encore n’importe où et n’importe comment. C’était parfaitement nul. Et puis malgré tout il y avait une sorte de sculpture, une chaise d’époque empire d’aspect assez bizarre avec fixé au-dessous de façon rudimentaire une sorte de moulage de poisson (semblable à ceux utilisés pour les jeux de plage). C’était beau comme un mélange de Dali et de Chaissac. J’ai demandé au peintre pourquoi il avait ainsi disposé un poisson sous une chaise et il m’a alors dit « C’est parce que les poissons, ça m’intéresse, avant j’étais pêcheur. » J’ai insisté « Oui d’accord, malgré tout pourquoi sous une chaise ? » « C’est parce que les poissons ça m’intéresse. » et en se détournant de la chaise, il m’a alors désigné d’autres tableaux « Vous voyez là aussi il y a des poissons. » et il me les désignait les uns après les autres en posant à chaque fois le doigt dessus comme s’ils étaient invisibles. « Les poissons ça m’intéresse parce qu’avant j’étais pêcheur. » Le mec était donc parfaitement idiot, cependant à l’intérieur de son idiotie il avait eu cette vision superbe : un poisson sous une chaise. 

 

 

 

Cette expérience, il nous paraît impossible de la faire passer par les mots. Tant, en tout cas, qu’on reste fixé sur la fonction média de la langue. J’ai bien envie de dire qu’elle passe par les mots quand les mots sont seulement . Et il peut très bien s’agir de mots, d’une phrase, d’une page qui ne parlent pas de cette expérience.

 

Quand le mot est « seulement » un morceau du monde, (...)

 

C’est pour cela qu’il est si difficile de « réduire » une évidence poétique. Les mots qui la constituent ne sont plus d’abord les éléments d’un média, mais bien d’abord des morceaux du monde.

 

Oui, affirmer les mots comme des fragments de monde ce serait écrire à la manière d’un peintre ou d’un sculpteur. Ce serait affirmer les mots comme formes de la sensation, comme formes immédiates de la sensation. Les mots apparaissent ainsi comme des gestes, des gestes de silence, des gestes de déclaration du silence, des gestes de déclaration du silence du monde. 

 

 

 

En parlant avec Côme Fredaigue à Rochefort sur Loire, j’ai trouvé une phrase à propos de Mallarmé. Nous évoquions ensemble l’étrange coexistence de la violence (« Le livre est une bombe ») et de la délicatesse chez Mallarmé. J’ai dit alors « Mallarmé n’est pas à la recherche d’une bombe qui fasse éclater les vitres, ce qu’il recherche ce serait plutôt une vitre qui soit une bombe, la forme paradoxale d’une vitre qui survienne comme une bombe. » 

 

 

 

Je crois que, particulièrement aujourd’hui, on a besoin de poèmes habitables, qui puissent être parcourus en tous sens et habités. 

 

L’image nous projette. L’image est un météore qui par son apparition même nous projette hors du monde, hors du creux du monde, hors du monde habitable. Par là, mystérieusement, nous revenons au creux du monde, à l’habiter.

 

Le problème ce serait ainsi d’inventer une forme d’écriture par laquelle celui qui écrit parvient à demeurer à l’intérieur de la projection. Le problème serait d’inventer une écriture par laquelle la projection se transforme en demeure et la demeure se transforme en projection. Eh bien j’ai le sentiment que l’extraordinaire chance de mon existence c’est précisément d’avoir disposé de cette demeure projectile avec le Prieuré. Un prieuré c’est en effet une maison qui prie, c’est-à-dire une maison qui se projette comme prière entre terre et ciel. 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                    (…)

 

    Les mots comme des choses. Est-ce qu’ils nous touchent avant tout parce qu’ils sont des choses, ou parce qu’ils sont des biais qui nous renvoient à d’autres choses ? La force du mot est-elle dans sa « matérialité » brute (visuelle, sonore) ou dans son caractère essentiellement abstrait et référentiel ? La réponse qui vient tout de suite à l’esprit c’est qu’il est à la fois ce « morceau de monde », brut, et ce symbole, et que toute la force de la poésie est là. Chez Mallarmé, c’est parfaitement évident. Je veux dire que le « symbolisme » de Mallarmé repose sur une mise en évidence sidérante de la matérialité des mots.

 

(…)

 

Ivar

 

(…)