Salut Ivar,

 

 

 

 

 

Je t’envoie des extraits d’un livre de Pacôme Thiellement plutôt curieux. Par son titre déjà, Economie Eskimo, Le Rêve de Zappa.

 

 

 

 

 

« Rêvé que j’étais un eskimo. La première personne du singulier est implicite, suspendue par l’activité onirique elle-même. Le rêve est l’état d’appartenance la plus minimale. Comment peut-on dire d’un rêve qu’il nous appartient ? Par le seul fait que personne ne peut nous reprocher de le lui avoir volé. Comme le rêve, la musique de Zappa aura été plébiscitée par beaucoup, aura été interprétée par certains, mais n’aura été revendiquée par personne. Elle a la valeur d’un rêve, c’est à dire aucune. Elle laisse une trace. Seulement ça. Elle troue ce qui est plein, et prouve l’unité de la matière : c’est le dissolvant universel. »

 

 

 

« La chronologie au sens strict n’existe pas dans les rêves. C’est nous qui les déplions - à la frontière de la conscience- au moment du réveil. Le temps du rêve est disruptif, donné d’un coup, et nous le composons ensuite selon une narration qui sied à la perception relative de notre conscience. Le rêve, plus proche de l’activité du corps, connait mieux le fonctionnement du temps que nous. »

 

 

 

« Le rêve nous enrobe pour mieux nous dérober. Il nous entoure pour toujours nous détourner. »

 

 

 

« Frank Zappa n’a pas inventé de domaine, mais il s’est installé dans une absence de domaine : la musique populaire-savante, qui n’existait pas avant lui, n’existera pas après lui  et n’existe pas vraiment avec lui. »

 

 

 

« L’enjeu des antichrétiens radicaux (Nietzsche, Zappa) est simultanément de séparer la personne du Christ du dieu des chrétiens, puis d’expliquer que le Christ n’a pas achevé son travail. L’enjeu des antichrétiens n’est pas de s’opposer au Christ, mais d’être un peu plus que le Christ, d’être ce quelque chose en plus qui fera toute la différence. Le Christ était un aristocrate, combattant l’âme collective, il faut désormais devenir eskimocrate, constituant la bulle singulière. »

 

 

 

« Devant la montagne Sainte Victoire, Cézanne ne voit plus une montagne mais un jeu de forces aux mouvements si lents et si subtils qu’il n’aura pas assez d’une vie toute entière pour le saisir en profondeur. La montagne est en train de devenir soleil. Et ce saisissement le rend à la fois farouche, fier et humble. Ce qui le rattachait à la société des hommes commence à disparaitre, se dissiper par rapport à ce qui le relie au mystère de la nature. Ce qui le rendait modeste quant aux réalisations qu’il avait pu présenter de son travail, le rend simultanément plus fier devant les découvertes qu’il obtient sur la réalité des forces de l’Univers. »

 

 

 

« A force d’insistance, un événement que l’on fait revenir, qui macère dans l’incantation fictionnelle, finira par réellement nous advenir. Tout ce qui est écrit arrive. Il suffit de le faire tourner assez pour déterminer avec précision sa tournure et l’incarner. C’est à ça que sert le style : opération  magique par excellence, tour mystérieux qui provient de la Terre, d’où naissent les différences qui se ressemblent, pour venir au monde, par maints détours qui sont autant de retours. »

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

(…) Je lis avec grand intérêt Économie Eskimo, où j’apprends des choses... Rien d’essentiel pourtant sur Zappa lui-même, tout ce que dit Thiellement me paraît évident (presque tout).

Ainsi donc, j’avais raison quand nous un parlions (un soir, au téléphone) : pas besoin de comprendre les paroles des chansons pour comprendre leur sens !

 

J’ai rouvert Le Festin nu de Burroughs et acheté le dernier livre de Heidegger, mais en réalité je lis très peu. Je ne sais pas ce que je fais, les journées commencent et se terminent tout de suite, je suis occupé tout le temps et le soir venu, je constate que je n’ai rien fait... à part quelquefois un plat un peu curieux !

 

Je reçois des choses ahurissantes, comme ce que je mets en pièce jointe.

 

J’espère que tu es en bonne forme.

 

Amicalement,

 

Ch’Vavar

 

Dans la nuit du 27 au 28 j’ai rêvé TROIS FOIS que je mourais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

 

 

 

Le problème de la tournure comme forme de répétition du destin reste pour moi un problème extrêmement confus. Je t’envoie des citations de Wikipédia à propos de ce que les physiciens appellent la valeur quantique de spin et des extraits de deux livres futurs Tournures de l’Utopie et Tu Sauf afin d’essayer de clarifier ce problème de la répétition tournoyante du destin.

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le spin est, en physique quantique, une des propriétés des particules, au même titre que la masse ou la charge électrique. Comme d'autres observables quantiques, sa mesure donne des valeurs discrètes et est soumise au principe d'incertitude. C'est la seule observable quantique qui ne présente pas d'équivalent classique, contrairement, par exemple, à la position, l'impulsion ou l'énergie d'une particule.

 

 

 

Le spin a d'importantes implications théoriques et pratiques. Il influence pratiquement tout le monde physique. Il est responsable du moment magnétique de spin (…). Les particules sont classées selon la valeur de leur nombre quantique de spin (aussi appelé communément, le spin) : les bosons de spin entier ou nul et les fermions de spin demi-entier. Fermions et bosons se comportent différemment dans des systèmes comprenant plusieurs particules identiques ; le comportement fermionique de l'électron est ainsi la cause du principe d'exclusion de Pauli et des irrégularités de la table périodique des éléments. L'interaction spin-orbite conduit à la structure fine du spectre atomique. Le spin de l'électron joue un rôle important dans le magnétisme, et la manipulation des courants de spins dans des nano-circuits conduit à un nouveau champ de recherche : la spintronique. La manipulation des spins nucléaires par résonance magnétique nucléaire est importante dans la spectroscopie RMN et l'imagerie médicale (IRM). Le spin du photon – ou plus exactement son hélicité – est associé à la polarisation de la lumière.

 

 

 

Le spin a d'abord été interprété comme un degré de liberté supplémentaire, s'ajoutant aux trois degrés de liberté de translation de l'électron : son moment cinétique intrinsèque (ou propre). En d'autres termes, l'électron ponctuel était vu comme tournant sur lui-même — d'où le nom de « spin », en anglais « tour » ou « faire tourner ». Cependant, il est vite apparu que cette « rotation » est purement quantique et n'a pas d'équivalent en mécanique classique. La représentation du spin en termes de rotation est donc abandonnée. Wolfgang Pauli avait déjà montré en 1924 que, compte tenu des dimensions connues de l'électron, une rotation de l'électron nécessiterait une vitesse tangentielle de rotation à son équateur qui serait supérieure à la vitesse de la lumière, vitesse en principe infranchissable selon la théorie de la relativité restreinte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tournures de l’Utopie

 

 

 

 

 

Celui qui écrit sait le spin de chaque phrase et le spin de chaque lettre cependant il méprise le spin des mots. Celui qui écrit sait combien de fois une phrase tourne sur elle-même avant de reposer à l’intérieur d’une forme exacte. Celui qui écrit sait combien de fois il est nécessaire de répéter une phrase afin qu’elle donne une forme de sommeil, afin qu’elle donne une forme de sommeil exact à la chute immortelle du destin.

 

 

 

Chaque chose, chaque chair tourne un nombre particulier de fois sur elle-même afin de

 

retrouver la forme de son destin. Ce nombre de fois est son spin symbolique (parabolique). La chair tourne à chaque instant sur elle-même pour retrouver la forme de son destin. Les phrases surviennent là où la chair tourne sur elle-même pour retrouver la forme de son destin.

 

 

 

Le temps fait tourner la chair sur elle-même. Le temps provoque le tournoiement de la chair sur elle-même. A chaque tour, la chair apparaît selon une forme différente. Cependant à la suite d’un nombre particulier, chaque chair retrouve la forme de son destin.

 

 

 

Les chairs se distinguent par l’instant où elles trouvent la forme de leur destin pour la première fois et par le nombre de fois où elles parviennent à retrouver la forme de leur destin pendant leur existence.  Il y a des chairs qui trouvent cette forme avant même de naître, d’autres à la naissance, d’autres à 5 ans ou 10 ans ou 75 ans, d’autres à leur mort et il y a même ceux qui  meurent sans l’avoir jamais trouvée.

 

 

 

L’autre aspect est le rythme auquel chaque chair parvient à retrouver la forme de son destin, le rythme de sa répétition.  Il y a des chairs qui après avoir trouvé cette forme une première fois ne la retrouvent jamais, d’autres qui la retrouvent une seule fois, d’autres qui la retrouvent des dizaines, des centaines, des milliers ou des milliards de fois. Il y aussi un paradoxe : ce n’est pas parce que deux corps ont le même spin qu’ils vont retrouver la forme de leur destin au même rythme, cela dépend en effet aussi de la vitesse de rotation de leur chair. Par exemple pour deux chairs qui ont le même spin (3) c’est à dire qui retrouvent la forme de leur destin après avoir effectué trois tours sur eux-mêmes, si l’un des deux à une vitesse de rotation 10 fois plus grande, il retrouvera la forme de son destin 10 fois plus souvent.

 

 

 

Il est ainsi nécessaire de distinguer la durée qui sépare deux rencontres avec la forme de son destin et le rythme auquel ces retrouvailles s’effectuent. Il y a des chairs qui retrouvent la forme de leur destin chaque jour, d’autres chaque semaine, d’autres chaque mois, d’autres chaque année, d’autres après plusieurs années. Cependant la chair qui retrouve la forme de son destin chaque jour après avoir effectué 20 tours sur elle-même n’a pas le même sentiment du destin que celle qui la retrouve chaque jour  après avoir effectué 10 millions de tours ou 2 tours. De même la chair qui retrouve la forme de son destin  tous les 20 ans après avoir accompli 5 tours sur elle-même n’a pas le même sentiment du destin que celle qui la retrouve tous les 20 ans après avoir accompli 500 tours.  

 

 

 

Ce qui compose l’âge symbolique d’un homme c’est ainsi la conjonction du temps dont il a besoin pour retrouver la forme de son destin avec le rythme du tournoiement sur lui-même qui correspond à ce temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu Sauf

 

 

 

 

 

Il existe des instants où la chair apparait absolument invulnérable et ainsi immortelle. A ces instants même si la chair se trouvait au milieu d’un tremblement de terre, sous les bombes ou parmi les coups de feu, elle resterait malgré tout intacte. La chair ne sait pas toujours où et quand surviennent ces instants d’immortalité. Ces instants surviennent ainsi comme des événements paradoxalement inconnus. C’est pourquoi ces instants d’immortalité de la chair ne sont pas identiques à des événements extraordinaires Parfois à l’instant où une chair devient immortelle elle accomplit des gestes simplement habituels. Quelqu’un reste assis sur une chaise à l’intérieur de sa maison ou il marche dans l’herbe de son jardin et à cet instant précis malgré tout sa chair apparait incroyablement immortelle.

 

 

 

L’ordre par lequel les événements d’une existence surviennent est plus révélateur et symbolique que ces événements eux-mêmes. Un homme qui rencontre le Christ à 10 ans et qui lit la Bible à 70 ans quelques jours avant sa mort sera très différent d’un homme qui lit la Bible à 10 ans et qui rencontre le Christ à 70 ans quelques jours avant sa mort.

 

 

 

Si le corps d’un homme devenait immortel et qu’il était ainsi apte à rencontrer l’intégralité des événements imaginables, les événements eux-mêmes n’auraient plus aucune importance, ce qui leur donnerait une valeur symbolique serait uniquement la forme de leur apparition à l’intérieur du temps, c’est à dire la composition de leur suite. La valeur symbolique des événements deviendrait ainsi celle de la syncope d’apocalypse de la phrase de temps qu’ils inventent.

 

 

 

Revivre exactement la même vie mais à l’envers, dans l’autre sens, de l’instant de sa mort à l’instant de sa naissance. Une deuxième vie qui serait semblable à une réversibilisation gratuite du temps. Cette inversion susciterait une sorte de révélation étrange, la révélation humoristique du toujours déjà connu. Cette vie rencontrée ainsi dans l’autre sens apparaitrait parfois aussi étonnante et imprévisible qu’une autre vie.

 

 

 

Il serait élégant d’inventer une forme d’existence à double temporalité, à temporalité de sens inverses. L’existence apparaitrait composée comme une forme de temps entrelacés, comme un pacte de temps.  Il y aurait la temporalité de la veille qui commencerait à la naissance et qui avancerait jour après jour vers la mort et la temporalité du sommeil dont la trajectoire serait inverse à celle de la veille, elle commencerait à la nuit de la mort pour revenir de nuit en nuit jusqu’à la nuit de la naissance. Le premier jour d’éveil coïnciderait ainsi avec la dernière nuit de sommeil, le deuxième jour d’éveil avec l’avant dernière nuit de sommeil et ainsi de suite jusqu’à parvenir au dernier jour d’éveil qui coïnciderait avec la première nuit de sommeil. L’existence ressemblerait ainsi à une étreinte rituelle, une embrassade absurde et étrange de veilles et de sommeils.

 

 

 

Une forme de métempsycose à l’envers. Penser qu’un jour un autre que moi, Boris Wolowiec né le 4 Décembre 1967 à Angers renaitra dans mon propre corps, dans mon corps tel que je l’aurai abandonné à l’instant de ma mort.

 

 

 

Si nous devions retourner à l’intérieur du vide antérieur au temps à l’âge de 30 ans afin d’y aller chercher notre âme, qui aurait sans honte l’audace d’accomplir ce geste ?

 

 

 

 

 

Une forme d’existence où l’âge de la mort et l’intégralité des événements de la vie sont fixés dès la naissance et où cependant chacun a le pouvoir de déterminer l’ordre selon lequel il préfèrera vivre les différentes années de sa vie. Par exemple, un homme qui sait qu’il mourra à 53 ans, choisira de vivre d‘abord sa vingt-huitième année puis sa neuvième, puis sa trente-quatrième et ainsi de suite selon la composition des âges qu’il désire. Chacun sera cependant obligé de vivre l’intégralité des années qui lui auront été données. Cette aptitude à ordonner selon son désir les diverses années de sa vie sera considérée comme la forme même de la liberté. Ceux qui choisiront de vivre malgré tout de façon chronologique seront soit dédaignés comme des déments soit admirés comme des messies.

 

 

 

Une forme d’existence où les hommes savent comment esquiver des âges. Par exemple 7 ans, 29 ans, 56 ans. Pendant l’année de l’âge qu’ils dédaignent, ils dorment. Ils disposent ainsi de gigantesques masses de sommeil grâce auxquelles  ils restent intégralement éveillés pendant les années qu’ils préfèrent.

 

 

 

Un homme qui vivrait alternativement un an d’existence éveillée puis se reposerait pendant  une dizaine d’années pour recommencer à exister un an pour encore se reposer pendant une dizaine d’années et ainsi de suite jusqu’à parvenir selon ce rythme jusqu’à l’âge de 60 ans ne serait ni un conservateur ni un révolutionnaire, il mépriserait l’ordre comme le désordre, il affirmerait la géographie des éclipses du temps.

 

 

 

Il serait agréable de vivre une existence avec des pauses de sommeil d’un siècle entre chacun de ses différents  âges. Par exemple, avoir un an en 1900, deux ans en 2000, trois ans en 2100… L’âge deviendrait ainsi une forme d’archéologie de l’âme.

 

 

 

Vivre 80 ans de telle manière que le corps soit vivant et visible seulement deux années par siècles. Le temps de la vie serait ainsi de 80 ans et le temps de l’existence de 40 siècles. Pendant les 98 années quasi superflues de chaque siècle, le corps attendrait comme une forme invisible. Les autres hommes sauraient que notre corps existe sans jamais savoir ni où ni comment. Pendant ces 98 années quasi superflues de chaque siècle, le corps ressemblerait à un bégaiement d’amnésie de l’ascèse comme à un trait d’esprit d’utopie de l’âme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Spin

 

 

 

Cher Boris,

 

j’ai bien reçu ton courriel. L’article de Wikipédia est « presque » aussi beau (hélicité du spin) que tes textes ! Tu ouvres aussi bien dans Tournure de l’Utopie que dans Tu Autre* un champ de réflexion formidable ! C’est quelque chose de très important. Je vais relire et relire cela !

 

Qui me donne envie de relire non pas directement Nietzsche, mais les pages particulièrement difficultueuses que Heidegger consacre à l’idée de l’Éternel Retour dans le cours sur Nietzsche qu’il a écrit durant la guerre (l’a-t-il écrit ? il me semble me rappeler qu’on l’a reconstitué d’après les notes de ses étudiants...**). Probable que ça n’a que peu de rapport avec ce que tu avances, mais j’ai envie (donc) d’y aller voir.

 

(...)

 

À bientôt,

 

Ivar

 

* Tizoete = « toi autre » valant « toi » est courant dans le picard du Nord (« chti »), où on a même mizoete = moi. Je le dis en passant, sachant bien que « tu » n’est pas « toi »...

 

** Heidegger a écrit une somme considérable de textes sur Nietzsche, où il y a sûrement d’autres approches de l’Éternel Retour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Martin H

 

 

 

                                                                   Cher Boris,

 

non, les cours de Heidegger dont je te parlais n’ont pas été transcrits par ses étudiants, pour la bonne raison qu’ils n’ont pu être prononcés ! Le parti national-socialiste les a bloqués tout de suite (Heidegger était étroitement surveillé et tous ses étudiants ont témoigné du fait qu’écouter Heidegger était pour eux un acte de résistance, surtout pendant la guerre). On a donc bien le texte de Heidegger même, j’ai relu le cours sur Nietzsche, mais je n’ai toujours pas compris le concept de « l’éternel retour du même », et ça n’est pas la peine que je retourne au livre de Nietzsche, parce que je n’arrive pas à le lire, Nietzsche, sauf les tout premiers textes). Enfin, de toute façon, je ne pense pas qu’il y ait de relation forte entre ton idée de tournure et ce concept d’éternel retour. Je voulais seulement me rafraîchir la mémoire !

 

Rien à voir : en p.j. mon récent article pour le Courrier picard (j’espère que je ne l’ai pas déjà envoyé : j’oublie tout d’un jour sur l’autre).

 

À bientôt,

 

Ch’Vavar

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

 

 

 

0

 

 

 

Je t’envoie ces bribes pour mémoire, ces bribes d’oubli pour mémoire comme ces bribes de mémoire pour oubli. 

 

 

 

Extraordinaire aplomb de Zappa. Zappa ressemble à une pyramide de sang-froid. Sang-froid exalté de Zappa. Zappa ressemble à une pyramide de sang-froid exalté. Aspect aztèque de Zappa. Zappa a un aspect à la fois eskimo et aztèque. Le baroque de la musique de Zappa serait de composer une hybridation de pyramide aztèque et d’igloo eskimo, de pyramide eskimo et d’igloo aztèque, c’est-à-dire quelque chose comme un volcan de glace.

 

 

 

Zapping de Zappa. Zappa cherche à révéler une forme de zapping mélodique et même de zapping harmonique. Ou encore la musique de Zappa serait une tentative de développer une forme de zapping mythologique. « Le sens de la vie est discontinu, discret : il s’opère par recoupements, ruses de renard, au cœur d’un éclatement préalable, non pas comme un puzzle  (ce qui signifierait qu’il suffirait de remettre les pièces en place pour retrouver un ordre linéaire) mais comme un grand patchwork. Il faut se représenter nos vies comme des blocs de temps non-linéaire, où des détails reviennent et prennent sens sur de très longues durées qui elles, n’en ont pas, n’en ont même jamais. » P. Thiellement

 

 

 

Dans tes textes, chaque fragment du monde semble enraciné. Pas seulement les arbres ou l’herbe, les choses aussi, la chaise, la bicyclette, le transistor ou encore le ciel. Ce que tu écris apparait à la fois enraciné et inachevé, enraciné comme inachevé, enraciné à l’inachèvement même. Et ce qui enracine ainsi cet inachèvement c’est l’espace, c’est le lieu. Il y a ainsi une pulsion de l’espace comme enracinement de l’inachevé. La pulsion de l’espace met en abime la chair comme enracinement de l’inachevé. (« C’est l’enfant qui est le secret de la Terre parce qu’il est aussi inachevé qu’elle... » P. Thiellement)

 

 

 

Les innombrables racines de tes textes apparaissent à la fois comme des fils de la filiation et des fils orphelins, les fils de ce que l’enfant sait comment dire à ses parents (à son père, à sa mère, à sa famille) et aussi les fils de ce qu’il ne dit pas à sa famille, les fils de ce qu’il préfère dire à l’inconnu du monde plutôt qu’à ses proches familiers. Ce que l’enfant ne dit jamais à sa famille, c’est le magnifique champ de fleurs.

 

 

 

Tes deux grands-pères, un marchand de bicyclettes (de cycles dis-tu) et un marchand de sable (le sable de la plage utilisé à la fois pour apaiser et souder la poussière dans la maison). La pulsion de l’espace serait aussi quelque chose comme une bicyclette de poussière. La pulsion de l’espace compose la bicyclette de poussière du temps, c’est à dire la bicyclette de poussière de l’oubli.

 

 

 

Tu évoques plutôt le lieu comme forme du passé, comme forme présente du passé. J’aurais plutôt besoin du lieu pour affirmer une forme présente du futur. J’utilise plutôt la certitude du lieu comme tremplin, comme tremplin pour formuler la présence du futur.

 

 

 

Cette certitude du lieu serait malgré tout à nuancer à la manière d’Antonio Porchia « Oui, je suis dans un seul lieu, mais issu de mille lieux, non d’un seul. Issu d’un seul, je ne suis nulle part. » Ainsi la chair apparait comme une composition de lieux, comme une mosaïque paradoxale de lieux. Malgré tout seul celui qui a lieu à l’intérieur d’un lieu unique a la sensation de cela. Seul celui qui a lieu à l’intérieur d’un lieu unique sait que sa chair apparait comme composition d’une multitude de lieux. A l’inverse, celui qui diffracte à chaque seconde sa vie à travers différents décors de situations théâtrales ou romanesques ne le sait pas.

 

 

 

(…)

 

 

 

Selon toi notre conversation téléphonique de l’autre jour sera malgré tout enregistrée, enregistrée à l’intérieur même de nos corps. Soit. J’ai malgré tout le sentiment que ce que nos corps auront enregistré ce seront seulement des bribes de cette conversation. Cette conversation sera ainsi dans sa plus grande partie oubliée. Ou encore cette conversation ne sera mémorisée que par la pulsion même de son oubli. C’est pourquoi nous ne mémoriserons pas la forme de cette conversation, ce sera à l’inverse la forme de cette conversation, la trajectoire d’oubli de cette conversation qui nous mémorisera. Il y a des flux paradoxalement antérieurs au langage à l’intérieur de la conversation. Le feu de la conversation apparait composé par les flux de brûlures de l’oubli.

 

 

 

 

 

Post-scriptum.

 

 

 

« Je suis et ne suis pas moi. Simplement, celui que je suis et ne suis pas, c’est moi. » R. Munier

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Le titre d’un de mes livres futurs est Tu Sauf et non Tu Autre. Ce n’est pas me semble-t-il un hasard, si tu as confondu les deux mots. En effet, ce qui sauve pour toi, c’est toujours l’autre. J’aurais plutôt le sentiment que ce qui sauve c’est le monde, le silence du monde, le silence du monde qui détruit à la fois le moi et l’autre, qui détruit à la fois l’identité et l’altérité.

 

 

 

Relire Nietzsche et Heidegger à propos du problème de la tournure, en effet pourquoi pas. Malgré tout ma manière d’imaginer la tournure du destin apparait intégralement différente de celle de Nietzsche. Je l’ai dit à P. Jaffeux à qui j’ai aussi envoyé les extraits de Tournures de l’Utopie et de Tu Sauf.

 

 

 

Paradoxalement, étant donné ma fascination pour la répétition, la pensée de l’éternel retour m’intéresse assez peu. (…) Eternel retour, je trouve l’expression inexacte. J’ai le sentiment d’une répétition du monde, cependant je n’ai pas le sentiment que cette répétition soit un retour et qu’elle soit éternelle. J’ai plutôt le sentiment de la répétition comme tournure d’immortalité. La répétition révèle la tournure de l’immortalité plutôt que le retour de l’éternité. La répétition révèle les tournures de matière de l’immortalité, les tournures de matière de l’immortalité du monde. Cela semble une distinction futile et pourtant j’ai le sentiment que cette distinction est cruciale.

 

 

 

(…)

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris