Cher Boris, quelques nouvelles toujours déjà rances en pièce jointe.

 

A bientôt ?

 

Ivar

 

 

 

 

 

Amiens, le 22 août 2013.

 

 

 

Cher Boris,

 

 

 

nous sommes rentrés du Creusot hier soir, avec ma belle-mère (pour l’anecdote), quatre-vingt-neuf ans. J’avais emmené Maldiney, qui m’a tout d’abord, et assez longtemps, paru plutôt pimpant : « Le réel c’est ce qu’on n’attendait pas – et qui pourtant se montre dans son paraître comme toujours déjà là » (p.167). C’est bien frais. – « L’Ur-doxa, la croyance originaire au réel : ″Il y a et j’y suis" » (207). Bon, j’y suis, oui, mais en suis-je ? Ah !

Je chipote.

 

« Une forme figurative a donc deux dimensions : une dimension ″intentionnelle représentative " selon laquelle elle est image, et une dimension ″générique-rythmique" qui en fait précisément une forme. Le rythme de la forme commande et assume la motrocité de l’image, et il détermine la tonalité affective selon laquelle – avant toute représentation sensible – nous hantons le monde de façon significative à travers l’image » (211). Et « Une forme, une œuvre fonctionnent comme un monde. Elles ne sont pas dans l’espace et le temps ; mais – comme ils sont dans le monde – l’espace et le temps sont en elles » (212).

 

Renvoi est fait à Benveniste pour l’étymologie de « rythme ». Faut que j’y aille voir parce que, plus je lisais Maldiney, plus je m’y enlisais, en somme, et plus je croyais m’approcher d’une compréhension du mot : rythme, plus elle me fuyait. – Je dois relire la partie L’Esthétique des rythmes, où j’ai enfoncé vachement, et me suis fait traire en pure perte des seaux de neurones.

 

Belle citation d’Hofmannsthal (Lettre de Lord Chandos) : « Une langue dans laquelle les choses muettes me parlent et dans laquelle j’aurai peut-être un jour dans la ténèbre à répondre de moi devant un juge inconnu. »

 

Quand même j’ai eu du mal à suivre l’articulation de la pensée de Maldiney, à m’y plier, à me faire à son déroulé… J’ai pesté et protesté plus d’une fois.

 

En même temps je lisais l’épopée de Gésar de Ling, réécrite par un disciple américain ou canadien de Chögyam Trungpa. Rien à voir, sauf que je marchais à fond. Et Un capitaine de quinze ans de Jules Verne, lu il y a cinquante-deux ans (je ne me rappelais de rien quasiment), et que j’ai trouvé un grand livre exaltant.

 

Quant à Deleuze, que vous me recommandiez aussi (Crise et critique), JE NE PEUX PAS. La moindre de ses virgules m’indispose et ce qu’il dit m’emmerde insondablement, même quand ça m’intéresserait. Question de style, sans doute. C’est paresse de ma part, je sais bien : il faudrait que j’y mette du mien !

 

Maldiney est un peu expéditif sur Cézanne. D’abord, il ne parle pas du premier. Puis il ne distingue pas assez les suivants. Il y a tout de même une histoire de la peinture de Cézanne. Aussi, c’est un peu risqué de tant puiser dans Gasquer (Joachim), qui est quelqu’un et, s’il a sans doute à son époque mieux que bien d’autres compris notre homme, il le fait par trop passer par sa langue à lui, de poète (et voire de félibre, non ? ou je confonds ?).

 

On reste d’accord sur le fait que Cézanne est le plus grand peintre. – Breton est passé complètement à côté, naturellement ! Le réel ne l’intéresse pas (il n’est pas le seul dans ce cas, faut pas croire !) et Le Surréalisme et la peinture est un livre pathétique : méritoire (ou inversement). Breton est quand même un héros, que j’aurais suivi jusqu’au bout, tout en sachant qu’il se plantait presque à chaque pas. Parce que personne ne se plantait avec une plus grande hauteur morale ni un plus grand souci de l’Histoire. (Au point de vue humour, Breton en avait à peu près autant pour son compte que Freud. Les voir rire l’un ou l’autre est toujours un grand moment, et ça les rend ma foi bien sympathiques.)

 

(C’est comme Rimbaud et Péguy : deux radicaux qui auraient mal fini – maires radicaux-socialistes, voire ? Mais Rimbaud ne se vantait certes pas que sa mère était rempailleuse de chaises (d’ailleurs elle ne l’était pas). Et il a attendu pour radoter tout son soûl d’en avoir fini avec la poésie. Ce qui ne l’a pas empêché, ratiocinant, d’être par la suite au moins autant le vrai Rimbaud qu’avant.)

 

Ces considérations pis qu’oiseuses devraient d’une manière ou d’une autre nous ramener aux questions dont avec Maldiney nous partîmes : la forme et le rythme. À cette heure-ci je n’y comprends plus rien.

 

Si je dis que le rythme est à la cadence (ou mesure) ce que le vers est au mètre, je ne fais désormais que formuler une évidence.

 

Voilà où j’en suis, ayant appris de surcroît qu’il y a maintenant des « baptêmes à thème ». J’ai vu les photos ! Un baptême « pirates ». Une centaine d’invités, la plupart déguisés dans le goût de la flibuste, bandeau sur l’œil et jambe de bois. Ces gens remplissent une église sans que le prêtre trouve à y redire ; il demande seulement qu’on retire le bandeau de l’œil du bambin au moment de l’ondoiement. Par ailleurs il encaisse la monnaie et se donne l’impression d’être quelqu’un de moderne, évidemment. Comme je regardais ces photos en cherchant d’une main sous mon siège ma mâchoire inférieure qui s’était décrochée, les personnes qui me faisaient fièrement visionner ces photos m’affirmaient qu’il y avait aussi des baptêmes « vampires », « sado-maso », et je ne sais plus quoi. – Quelques jours plus tôt, l’entrée de la cathédrale d’Autun était refusée aux visiteurs (un samedi) : des nobliaux s’y mariaient à grand renfort de cors de chasse…

 

Voilà un résumé de mon mois d’août 2013. Avec ça la télé en panne, je n’ai même pas pu suivre les aventures d’Hercule Poirot (…).

 

Purée de purin.

 

J’espère que de votre côté vous avez affronté des affres moins débilitantes…

 

Salut et fraternité,

 

Ivar 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

Je dois en effet reconnaitre que Maldiney écrit très mal. Alors même qu’il est français il accumule néanmoins tous les défauts du discours philosophique allemand. Maldiney, c’est à la fois la grammaire de tank de Kant et l’amphigouri terminologique de Heidegger : un comble. Parmi ce capharnaüm de concepts, le lecteur patient, très patient trouve cependant parfois une formule à méditer. (Si vous avez envie de ramer une seconde fois parmi les méandres de sa phénoménologie boursouflée, Maldiney a aussi évoqué Cézanne dans un autre livre intitulé Art et Existence.)

 

 

 

Pour Deleuze, c’est différent. Si vous n’avez pas aimé le style de Critique et Clinique, oubliez Deleuze à jamais. C’est en effet un de ses livres écrit avec le plus d’élégance. Ce que vous dites à propos de la ponctuation de Deleuze « La moindre de ses virgules m’indispose » est révélateur. J’ai en effet comme vous l’impression qu’il y a une lacune de la ponctuation chez Deleuze. A l’inverse de vous, j’aime beaucoup la pensée de Deleuze, de manière bizarre d’ailleurs, parce que je ne suis quasiment jamais d’accord avec lui, cependant à chaque fois ce désaccord me donne à penser et même me donne à imaginer (tandis qu’évidemment Deleuze dédaignait la valeur de la métaphore et de l’imagination.) Je trouve sa pensée intense, extrêmement intense même. Malgré tout, je trouve aussi que Deleuze ne sait pas comment ponctuer sa pensée et plus gravement encore ne sait pas comment rythmer l’intensité même de sa pensée. Cette inaptitude me semble être celle de la philosophie même. Cette inélégance rythmique de la philosophie a toujours eu pour moi un aspect presque inquiétant, celui d’un meurtre plus ou moins délibéré, le meurtre de la sensation.

 

 

 

Quant au baptême à thème que vous évoquez, difficile de savoir si c’est prodigieusement ridicule ou prodigieusement effrayant. Cela aurait sans doute à la fois estomaqué et amusé quelqu’un comme P. Muray. L’homo festivus (pour reprendre son expression) qui décide de contaminer l’intérieur même de l’église, Muray, pourtant si pessimiste, n’avait jamais osé y penser. Cela aurait sans doute aussi horrifié Chesterton, qui avait choisi le catholicisme précisément pour combattre ses propres tendances à la morbidité. Je me demande aussi quelle aurait été l’attitude de Bloy, s’il avait entendu parler de cela, quelle forme de tonnerre rhétorique aurait-il été cherché dans sa moustache pour répondre à cette ignominie. Je ne vois qu’un très grand pervers comme Bataille pour y déceler peut-être une sorte de péché intéressant. Ce baptême à thème, c’est pire qu’un blasphème, ce n’est pas la négation d’un sacrement, c’est un sacrement changé en distraction, en divertissement banal. « Le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues folles. » remarquait Chesterton dans Orthodoxie. En voici l’exemple parfait. Et il me semble quand même très étrange que ce soit des athées comme nous qui soient maintenant les seuls à éprouver l’abjection de tels actes. (J’ai de plus en plus l’impression que le catholicisme, autrement dit l’appel de Pierre, votre prénom perdu (votre prénom escamoté comme vous dites à propos de Tarkos), à savoir votre nom de baptême est un des aspects essentiels de votre écriture.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris