Salut Ivar, 

 

 

 

Je t’envoie simplement les extraits de Chesterton que j’évoquais l’autre fois au téléphone. 

 

 

« Chacun d’entre nous aujourd’hui est trois hommes à la fois. En chaque Européen moderne trois puissances coexistent, si distinctes qu’elles sont presque personnelles : la trinité de notre destinée terrestre. Essayons d’en tracer grossièrement les contours. Le premier et le plus proche de nous est le chrétien, l’homme de l’Eglise historique, du dogme qui a décidément coloré notre pensée, que nous le considérions (comme c’est mon cas) comme le couronnement et la combinaison des deux autres ou bien comme une superstition accidentelle  qui perdure depuis deux mille ans. En tête vient donc le chrétien ; à sa suite arrive le romain, le citoyen de ce grand empire de l’ordre et de la raison sur la base duquel la chrétienté a émergé. Voici le stoïcien dont la sévérité fait pâlir les anachorètes. Voici le républicain dont la fierté passe l’orgueil des rois, celui qui fait les routes droites et les lois claires, et qui se satisfait du seul bon sens. Le troisième homme, lui ne se laisse pas décrire aussi facilement. Il n’a pas de nom et l’histoire en a effacé les traces ; il marche pourtant à notre suite chaque fois que nous foulons un chemin forestier et s’éveille en nous quand le vent s’élève au soir. Il est nos origines – il est l’homme des forêts. ( …) Le principal titre du christianisme a été précisément celui-ci : il a ranimé la folie préromaine, mais l’a insérée dans l’ordre romain. Les dieux étaient morts bien avant que le Christ ne vint, le dieu du gouvernement – le divin César- avait pris leur place. Les païens en chair et en os de l’Empire romain étaient des gens qui avaient au plus haut point la notion des convenances. On prétend que lorsque le Christ est né, le cri courut de par le monde que le grand Pan était mort. En vérité, c’est à la naissance du Christ, que le dieu Pan commença à remuer dans sa tombe. »        (William Blake) 

 

 

« Il se peut que la doctrine et la discipline catholiques soient des murs ; ce sont alors les murs d’un terrain de jeux. Le christianisme est le seul cadre qui ait conservé le plaisir du paganisme. Ainsi jouaient des enfants sur le sommet plat et herbeux d’une grande ile dans la mer. Un mur bordait la falaise et les enfants se livraient sans risque à des jeux animés et bruyants. Les murs furent abattus découvrant le précipice. Les enfants ne tombèrent pas mais leurs amis revenus vers eux les trouvèrent blottis les uns contre les autres au centre de l’ile. La terreur les paralysait et les chants s’étaient tus. » (Orthodoxie) 

 

 

 

Et je t’envoie aussi à propos du problème du jeu cet extrait de ma correspondance avec Pierre Vinclair. 

 

 

Que le jeu retrouve le monde, je comprends que vous le croyiez, et je le croirais volontiers aussi. Mais l'on croit bien ce qui nous arrange, et c'est justement le point qu'il faut démontrer (ce à quoi ne suffirait quelque argument d'autorité). Avant démonstration, on ne peut le compter que comme une mystification, ou l'idéologie qui nous arrange bien parce qu'elle nous justifie. 

 

J’écris comme j’affirme le geste de jouer avec les phrases. J’ai ainsi le sentiment qu’écrire transforme le langage en un enjeu d’existence. C’est pourquoi quand j’écris la phrase « Le jeu (re)trouve l’âme des choses », j’affirme cette phrase à propos du jeu elle aussi par jeu. J’écris ainsi cette phrase à la fois sans la démontrer et sans y croire. J’affirme cette phrase d’autorité en effet et cela sans qu’elle soit cependant un argument. Cette phrase n’est ni l’argument d’une démonstration, ni la justification d’une croyance. Le geste du jeu apparait plutôt comme celui d’inventer une forme d’affirmation en dehors de la démonstration, de la vérité, du jugement et de la croyance. Jouer c’est précisément s’amuser à détruire de manière innocente ce que Artaud appelait Le Jugement de Dieu. Jouer c’est affirmer la joie du hasard, la joie du hasard athée (à la manière par exemple de Diderot). Le jeu n’est ni ce qui arrange ni ce qui dérange. Le jeu n’apparait ni à l’intérieur de l’ordre ni à l’intérieur du désordre. Le geste du jeu (je veux dire le coup de dé du jeu) apparait plutôt à l’intérieur de l’intervalle de jeu précisément entre l’ordre et le désordre. Jouer c’est ainsi s’amuser à tenir en équilibre entre l’ordre et le désordre, entre l’ordre du sens et le désordre du non-sens. Par ce geste du jeu, j’écris ainsi sans aucune justification, j’écris de manière à la fois innocente et injuste. Par ce geste du jeu, j’écris sans justifier ce que j’écris ni en tant que maître ni en tant qu’esclave, ni devant moi ni devant Dieu. J’écris sans même écrire en mon nom. J’écris de manière innocente et injuste c’est-à-dire athée précisément parce que j’adresse ce que j’écris par la pulsion de vide inexorable entre mon prénom et mon nom. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                              A Bientôt              Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

Cher Boris,

 

                    en fait je reste très globuleux, devant ces pages de Chesterton. Il me semble, à les lire, que j’ai dépouillé mes derniers oripeaux chrétiens, sans même le vouloir, depuis longtemps. J’ai rouvert l’automne dernier La Femme pauvre, de Bloy... Très vite j’ai compris que je ne faisais que passer (c’est vrai aussi que les deux romans de Bloy sont ses textes les moins bons, mais ça n’était pas que ça : je ne me sentais plus concerné, voilà). Quant à Rome, je l’ai toujours eue en horreur. Je hais TOUT de Rome, même sa langue. On demande au con de Gaulois d’admirer et d’aimer son génocideur (un million de tués, un à deux millions d’hommes et de femmes emmenés en esclavage). J’ai du sang gaulois, en plus du scandinave ! Le Gaulois est devenu Romain pour oublier sa défaite, la transformer en triomphe ! Mais les braies lui tombent au moindre revers, signe que son rectum au moins n’a pas oublié ce qu’il a subi il y a vingt siècles et demi.

 

     Mais pour ces histoires de christianisme et d’empire romain, et comment ça peut encore travailler quelqu’UN, il y a un texte fascinant c’est l’Exégèse de Philip K. Dick (Nouveaux Millénaires, J‘ai lu).

 

     Je reviens à la Lucarne : est-ce que tu as lu Julien Starck (Les Cinq Sens) ? Je t’avais envoyé son premier livre. Celui-ci est plus consistant. Quelques pages m’ont impressionné. Mais je me disais qu’elles étaient faites plus pour tes yeux que pour les miens ! C’est “Corps divin” que j’ai aimé le mieux.

 

    Amicalement,

 

Ivar