Salut Ivar,

 

 

Je t’envoie cette suite de Notes autour de Lautréamont. Il y en aura encore d’autres je ne sais quand.  

 

(…) 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                    ce que tu as écrit sur Lautréamont est très exact. Je ne savais pas que je savais tout cela, maintenant je le sais.

 

 (…)

 

   Amicalement, à bientôt.

 

Ivar

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Monsieur le Comte

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                    mon message en pièce jointe.

 

Salut et à bientôt,

 

I. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Audresselles

 

 

 Amiens, le 4 mars 2016.

 

 

Cher Boris,

 

  

 

c’est mort ici, en à peine une année le trou pour moi a été fait et je me suis laissé prendre dedans, jamais je n’ai trouvé la force de réagir, à supposer même que j’en aie eu à un moment ou un autre le désir.

 

J’ai très peu dormi cette nuit. Assez cependant pour faire sur cette question un rêve d’une clarté sinistre.

 

Mais parlons d’autre chose.

 

(…)

 

Ton Lautréamont. Je ne peux rien dire sur ce que tu dis. Je suis collé à ce que tu dis (« scotché »), je n’ai pas un millimètre de recul.

 

Il faudrait que je parle de ce dont tu ne parles pas, comme de l’espace maldororien, tu n’en as rien dit… Comment ce livre passe par les lieux, que ce soit le ciel de la première strophe (les grues), ou le souterrain où Maldoror rencontre un cheveu de Dieu (de la tête de Dieu, Lautréamont « sauve » quand même ce cheveu !).

 

J’ai revu P’tit Quinquin. C’est aussi incernable que Les Chants de Maldoror, et peut-être davantage. Ce film est d’une amplitude formidable et d’une précision suraiguë ! Je le reverrai, je le reverrai forcément. L’écart est considérable entre ma première et ma deuxième vision, et il appelle de toute nécessité une troisième, une quatrième vision !

 

Ce qui m’a le plus frappé cette fois, c’est le besoin qu’éprouve le commandant, à plusieurs reprises, de mettre un genou à terre. À ce moment, l’acteur a l’intelligence de son rôle, et curieusement il en prend la place de son personnage… Oui, c’est ça : il prend dès ces moments-là la place de son personnage ! Il se révèle quand il se relève de ces agenouillements. Son adjoint assiste médusé à cette révélation, et l’acteur (celui qui fait l’adjoint) voit bien et comprend à quoi il assiste, mais il reste, lui, dans son personnage, au service de son personnage. Il ne perd jamais de vue son personnage.

 

Le commandant est submergé par la beauté, et son adjoint voit cela aussi, sans se laisser lui-même submerger. Les deux hommes sont très différents, et pourtant une complicité bouleversante s’instaure entre eux. Dans ces moments ils parviennent – par le burlesque – à une intensité sidérante.

 

Je me suis dit : c’est le film absolu. Il nous suffirait de celui-là.

 

Comment faire avec des mots un poème comme ce film est un poème ? – Lautréamont, c’est vrai, l’a fait.

 

Le problème des mots dans le film… Même pour le Picard, et du Pas-de-Calais, et aux attaches boulonnaises*, que je suis, la moitié des dialogues reste incompréhensible… Il y a ce passage où le commandant traduit, pour son adjoint, ce que le premier Lebleu vient de dire. Cette question des mots se pose donc à l’intérieur du film.

 

On retrouve ce problème dans le « scénario » que Dumont a publié l’année dernière. La langue en est complètement à part, ça n’est ni du français, ni du picard. Quelle est cette langue ? Que peut signifier une langue qui n’existe pas ?

 

Dumont lui-même est un Flamand francisé, pas un Picard. Mais il n’y a pas trace de flamand dans son film, sauf le nom du commandant.

 

Le Boulonnais est picard (linguistiquement, et aussi historiquement : il a fait partie de la province de Picardie jusqu’à la Révolution). Mais durant tout le haut Moyen Âge, c’est le saxon qu’il a parlé. La plupart des toponymes sont saxons, quelques-uns franciques, d’autres pré-indo-européens, celtiques, romains.

 

La population du Pas-de-Calais, faite de multiples mélanges, a, dans sa déchéance, une vitalité incroyable. De cela aussi P’tit Quinquin porte témoignage.

 

Mais je voulais enfin te demander ce que tu as pensé de la merde dans ce film ? Je ne crois pas qu’on puisse la relier à l’argent.

 

 

 

Fraternellement à toi,

 

Ivar

 

  

 

 

* Je t’ai dit, je crois, que plusieurs générations de mes ancêtres Ivart ont vécu à Audresselles, le « village » du film, au 18ème siècle.

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

Salut Ivar, 

 

 

 

Le genou à terre c’est évidemment le geste de la prière. Le commandant serait une sorte d’ange abruti et éberlué de l’annonciation. Sa manière par exemple d’ouvrir les bras pour faire l’avion dans la scène avec les maçons sur le chantier, geste de faire l’avion qui a été précédé d’une sorte d’hésitation à l’arrière-plan où il essaie d’enlever un morceau d’adhésif qui colle aux semelles de ses chaussures. Selon Bachelard, l’indice du rêve de vol intense, ce sont les petites ailes aux talons comme celles du dieu Mercure ; ce morceau de scotch serait ainsi une sorte d’aile ligotée. 

 

 

Je ne pense pas que la merde dans le film de Dumont soit en relation avec l’argent. (Il me semble même qu’il n’est jamais question d’argent dans le film.) La merde serait plutôt en relation avec l’information. Les mouches à merde ce sont avant tout les journalistes. Et l’hélicoptère (de reporters ?) qui vient bourdonner au-dessus de la plage serait alors une sorte de mouche à merde géante. 

 

 

La merde dans le film est surtout en relation avec la mort. La merde c’est la Substance Mort  comme disait P. K. Dick. Les cadavres se situent dans les intestins. « On meurt comme on évacue : par pression intérieure. L’âme évacue le corps, comme le corps l’excrément, par pression sur l’anus spirituel. »  Malcolm de Chazal, Sens Plastique 

 

 

Dans le bunker, le commandant marche dans la bouse de vache en pleine lumière sans pourtant la voir, alors qu’à l’inverse P’tit Quinquin est parvenu à évoluer à l’intérieur de l’obscurité du souterrain sans marcher dans la merde. Je n’ai pas d’explication à cela. 

 

 

Et dans la scène du restaurant quand le commandant rapporte ensuite à son adjoint sa conversation avec le procureur, il inverse alors une formule du procureur « Pas de merde, pas de mouches » en « Pas de mouches, pas de merde. » Là encore je ne sais pas comment expliquer. 

 

 

Enfin à l’intérieur des plans fixes où Dumont montre les chiottes nimbées d’une lueur quasi miraculeuse, la lumière ressemble alors à celle des sfumatos de la peinture hollandaise du 17ème siècle. 

 

 

En revoyant le film, j’ai aussi remarqué l’importance des gouttières. Dans une scène au cimetière P’tit Quinquin fume une cigarette avec le bedeau adossé à un mur à proximité d’une  gouttière. Et Dumont montre aussi une gouttière dans une scène à l’extérieur de l’abattoir. Ce serait le problème de l’évacuation des eaux de l’égout, à savoir de l’évacuation des eaux usées pour reprendre cette expression bizarre. (Reste à savoir quand l’homme use l’eau et quand l’eau use l’homme.) 

 

 

Il y a aussi ce geste prodigieux quand le commandant tend la main dans le vide à la petite fille noire sur la place parmi les majorettes. A cet instant la petite fille noire ne refuse pas de saluer le commandant, c’est plutôt simplement qu’elle ne comprend pas ce geste de tendre la main pour dire bonjour, et cela sans que nous puissions savoir si elle ne comprend pas ce geste parce que c’est un geste d’adulte ou parce que c’est un geste d’idiot. C’est précisément cela qui apparait magnifique à l’intérieur du film, cette prolifération du non-savoir à chaque instant, non-savoir des acteurs, non-savoir des personnages et non-savoir enfin du spectateur. Il y a à l’intérieur du cinéma de Dumont une forme de révélation paradoxale par le non-savoir. Ce qui apparait extrêmement beau c’est que pour Dumont la puissance même du mystère vient précisément de la puissance du non-savoir. Pour Dumont, l’immense mystère c’est toujours celui de la bêtise. 

 

 

« Nous avons au fond, des moyens intellectuels limités : on ne sait pas où on va ni d’où nous venons. Nous passons notre temps à étaler notre savoir mais il faut faire le rapport entre ce savoir et notre ignorance, qui est colossale. Abyssale. Ce qui nous rend égaux, c’est que notre ignorance est infiniment plus grande que notre savoir. Il y a match nul entre le plus intelligent, le plus doué, le plus cultivé d’entre nous et le plus bête face à l’ignorance. Face à ce qu’ils ignorent tous les deux, oui, il y a match nul. Nous sommes égaux dans l’impuissance. (…) Je vois tous les hommes égaux en raison même de leur ignorance fondamentale. En d’autres termes, ce qui pour moi, définit l’homme, c’est son ignorance. Personne n’est capable de répondre aux vraies questions, aux questions fortes. (…) Notre ignorance est une vraie clef de lecture de ce que nous sommes. C’est l’une des clefs les plus indiscutables que je connaissance. » Olivier de Kersauson, le Monde Comme il me Parle. 

 

 

Je ne sais si tu as vu le film de Dumont au sujet de Camille Claudel. Le film est globalement raté parce que Juliette Binoche n’est jamais à la hauteur du problème à la fois physique et métaphysique de son personnage (simagrées fastidieuses d’actors’studio et consternante inaptitude à la simple présence). Cependant les scènes à la fin du film avec Paul Claudel, interprété par un jeune acteur aussi intelligent qu’audacieux, sont passionnantes. Je me demande même si ce n’est pas une des très rares fois où j’ai vu un acteur de cinéma parvenir à révéler l’insistance ahurissante de l’écriture. C’est parfois presque aussi impressionnant que les scènes d’écriture avec Claude Laydu dans Le Journal d’un Curé de Campagne de R. Bresson.

 

 

 

 

Post-scriptum. 

 

 

A propos de l’espace de Lautréamont, je n’ai pas en effet grand-chose d’intéressant à dire. Sinon qu’il ressemble parfois peut-être à celui des romans de Hugo ou encore à celui des feuilletons d’Eugene Sue. (Je dis cela sans les avoir jamais lus, à propos de Lautréamont c’est cependant sans importance.)  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Cher Boris,

 

                    merci pour tes notes sur P’tit Quinquin, je les lirai une troisième fois demain. J’ai été accaparé ces trois derniers jours par des problèmes de tuyauteries, d’évacuation...

 

    Je t’envoie un article de Pierre Vinclair, je ne suis pas sûr qu’il t’intéressera, mais pas certain qu’il ne t’intéressera pas !

 

    Amicalement,

 

Ivar 

  

 

 

 

 

 

 

 

Dumont, cinéaste des Hauts-de-France  

 

 

 

 

Le 13 mars.

 

Cher Boris,

 

 

 

Bruno Dumont travaille sur l’évidence et l’énigme, et, comme tu le dirais (sans doute !) sur l’évidence de l’énigme et l’énigme de l’évidence. Son cinéma est évidemment énigmatique et énigmatiquement évident à tout moment.

 

Mais l’énigme et l’évidence, c’est du pareil au même. Enfin ?... ça crève les yeux !

 

Ce qui est intéressant, c’est qu’il le fait (ce cinéma) avec une très grande liberté. Je ne veux pas dire : une liberté absolue, parce qu’une liberté absolue, ça ne veut rien dire. Si la liberté était absolue, on ne pourrait même pas être libre.

 

C’est la très grande liberté qu’il se donne qui doit orienter notre attention.

 

Ce qui nous rend incompréhensibles, toi, mais moi aussi, à nos contemporains, c’est notre très grande liberté. – Moi je suis un prisonnier, quelqu’un qui est pris au piège de la société, mais je dispose d’une très grande liberté intérieure (« intérieure » n’est pas le bon mot), d’une très grande liberté spirituelle*. – Je suis écrasé par la culpabilité, mais cette culpabilité n’est pas mienne. C’est un corps étranger, et parasite. La culpabilité ne m’affecte pas en profondeur, elle n’a mordu que sur les couches superficielles de mon être. Mais c’est vrai qu’elle m’empêche de disposer pleinement de la liberté dont je dispose !

 

Notre société est certainement la moins libre qui ait jamais été. Elle est pourtant fondée sur l’idée de liberté. Elle est justement fondée sur « l’idée » de liberté.

 

Nous ne pouvons être libres que contre et avec. Il ne peut y avoir de liberté que gagnée et partagée. – Je te renvoie à ce manifeste admirable des exilés de la Commune à Londres, qui s’articule ainsi : nous sommes athées, communistes**, révolutionnaires.

 

Pas de liberté sans éradication de l’idée de Dieu, sans volonté de partage, sans reconnaissance du simple fait qu’on ne peut fonder un autre monde sans mettre celui-ci cul par-dessus tête.

 

Évidemment, cette déclaration a perdu sa clarté merveilleuse : nous savons aujourd’hui que l’ennemi est le plus fort ; que sa force est supérieure incommensurablement.

 

Qu’est-ce que notre poésie a à voir avec tout cela ? J’en arrive à te le demander !

 

Salut et fraternité,

 

Ivar

 

 

 

P.S.- Toujours très peu d’articles sur Cadavre grand. Dans Le Matricule des anges, oui, que je n’ai pu trouver à Amiens… J’avais un petit espoir côté Monde des livres, rien. Pas de nouvelles de Jacques Bonnaffé (qui aurait pu consacrer une semaine au livre sur France-Culture).

 

(…)

 

Autre chose : on nous propose de choisir (puisqu’on est en démocratie !) entre trois noms pour notre nouvelle région : Terres-du-Nord, Nord-de-France, Hauts-de-France. Le dernier, proposé il y a longtemps déjà pour le Nord-Pas-de-Calais, je le croyais abandonné pour son ridicule (ridicule à plusieurs étages : déjà celui-ci : Hauts-de-France parce qu’on est en haut de la carte !), le deuxième comporte une faute de français, le troisième pue l’agence de communication… Je suppose qu’on n’a pas pensé au nom des habitants (ils existent si peu, après tout !). On peut s’attendre à voir venir Nord-Terriens, Nord-de-Français, Haut-de-Français…

 

À remarquer que ce sont nos politiciens, d’ici, qui proposent ces noms, lesquels, tous les trois, nous attachent indissolublement à la France : Terres-du-Nord ? Nord de quoi ? de la France. Pour les deux autres, c’est carrément explicite.

 

Il y a encore une chance qu’on garde le nom Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Auquel cas, si les Picards (du sud, car les deux régions raboutées sont picardes) avaient une miette d’intelligence et de courage, ils pourraient : Picardie-Nord-Pas-de-Calais. Ce qui impliquerait qu’on appellerait bientôt les habitants tout simplement Picards, et qu’on finirait par appeler la région Picardie.

 

Les noms des lieux et les noms des habitants sont très importants. J’ai toujours été partisan de la fusion de nos deux régions. Mais je refuse d’habiter un pays appelé Hauts-de-France ! 

 

 

* Au sens de : liberté d’esprit.

 

** La plupart de ces communards étaient anarchistes. On a bien oublié aujourd’hui que l’anarchisme est un communisme.

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Salut Ivar,

 

 

 

Bruno Dumont a déjà tourné un prochain film avec Fabrice Lucchini (entre autres). F. Lucchini évoque d’ailleurs un peu ce tournage dans un livre qui vient de paraitre, Comédie Française. Il y évoque aussi Céline et Rimbaud. 

 

 

A propos de l’espace selon Lautréamont, j’ai retrouvé cette phrase presque à la fin du livre avant le passage du crabe-archange. « Mais, nous ne sommes point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me vois dans l’obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pas tout dire à la fois : chaque truc à effet paraitra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n’y verra point d’inconvénient. » Ainsi pour Lautréamont, il y a un espace de l’écriture parce qu’il n’y a pas de même du temps. Pour Lautréamont, l’espace de la fiction serait ce qui résulte (ce qui résulte comme truc, truc à effet) d’un même du temps impossible ou plutôt d’un dire en même temps impossible. 

  

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

continuum

 

 

 

Cher Boris, l’espace des Chants est à mes yeux un continuum, qui se construit selon le besoin. C’est-à-dire qu’il y a un processus, un « déroulement » de cet espace. En même temps, il est toujours déjà là, comme un cirque qui nous entoure de toute part, qu’il ait ses échappées, même, océaniques ou de pampas... Il est fait, aussi, de pièces rapportées (de différentes œuvres), chaque pan de ce monde a été pris « quelque part », et rapidement inséré.

 

   D’une certaine manière, chaque élément de cet espace, y compris son ampleur, sa profondeur... est là comme depuis toujours, mais factice, – « rapporté », « reporté », « différé », je ne sais comment dire !

 

 

   Ci-dessus deux pièces-jointes :

 

   1. un entretien de Jaffeux avec Béatrice Machet, dont la parution est encore incertaine. semble-t-il. C’est un texte très important. Tu ne dois pas l’avoir, Jaffeux me dit qu’il ne l’a envoyé qu’à moi, mais que je peux continuer de le faire circuler.

 

   2. un dossier que j’ai constitué pour de jeunes poètes qui m’interrogent sur la façon de lire, avec la voix, de proférer, les poèmes justifiés. Le premier morceau est un passage de mon livre en cours, qui devrait faire 260 pages. Les douze treizièmes sont écrits, mais ce qui reste à écrire, c’est le début, partie difficile (ainsi, je termine souvent par le début). Les autres extraits, tu les connais déjà. 

 

 

   Avec toute mon amitié,

 

Ivar