Cher Boris, je t'envoie un "récit" de rêve (les guillemets parce que je ne raconte pas grand chose!) et une lettre qui lui est liée.

 

Bien à toi, en espérant recevoir bientôt de tes nouvelles,

 

Ivar

 

 

 

 

 

Un rêve

 

24 mai 2019, après-midi.

 

 

 

J’ai eu un coup de pompe, je me suis couché à 14h.20. Je me suis réveillé à 15h.50 après un voyage chez les morts (à la toute fin, un animal mourait positivement, une sorte de mouffette plus ou moins apprivoisée). Je ne me rappelle pas grand chose, long rêve à rallonges, en un seul lieu mais très complexe, à rallonges également, j’étais censé y habiter, au moins y séjourner : à la toute fin encore je me rendais compte qu’il y avait des parties de cette maison, ou de cette suite de maisons (j’en ai eu une vue extérieure, nocturne : maisons pauvres, anciennes, alignées), j’étais donc censé connaître, mais à la toute fin je me rendais compte qu’il y avait des pièces encore, que je ne connaissais pas, dont je n’avais pas soupçonné l’existence.

 

Il y avait pas mal de monde, des vivants et (j’extrapole) des demi-vivants, des morts, des morts encore dans la mort, des morts « revenus » pour un moment. De la famille, membres de la famille, mais pas que, et individuellement inidentifiés : on ne sait pas si c’est mère ou père, cousins..., comme presque toujours dans ces rêves.

 

J’avais mis un disque : Schönberg, Berg et Webern, par Glenn Gould. Je n’écoute plus de musique qu’en dormant, je n’aurais pas le temps autrement. Alors, je ne sais pas ce qu’il m’en reste. Là, ce que je peux dire, c’est qu’au bout de trois ou quatre minutes je dormais profondément. Avec le chat contre moi, noir et blanc, façon mouffette. En fait il n’était pas très en forme, et il ne s’est pas couché dans mes bras, mais contre mes jambes.

 

Quand je me suis réveillé, j’étais pompé pour de bon. J’ai cru que je ne pourrais pas me relever, que de toute façon cela n’en valait pas la peine. J’ai su que je revenais de chez les morts, encore une fois. J’avais respiré leur air.

 

Mais ces morts s’arrangent pour que je ne vois jamais leur visage.

 

Je me suis forcé à me lever parce que je ne voulais plus penser à cette mouffette, que j’avais vu mourir. Et dont je savais qu’elle devait mourir, que sans doute j’allais devoir (moi) la faire mourir. Là j’étais soulagé de n’avoir pas eu à le faire. La bête avait comme perdu sa vitalité d’un côté, le côté droit. Elle était déséquilibrée, elle s’est dressée comme elle a pu pour sortir de cette place où elle ne trouvait plus son équilibre. Elle s’est un peu ébouriffée, il lui est passé quelque chose d’alarmé dans les yeux, enfin... pas vraiment ça... plutôt que de la peur, ou de la révolte, l’expression d’une surprise désagréable, et elle a basculé sur son côté gauche, elle est morte presque immédiatement.

 

J’ai dit « mouffette », mais ce n’est pas le nom que je lui donnais dans le rêve : peut-être « skunk », mais sans compter que ça s’écrit « skunks » même au singulier, alors que le s est venu d’une mauvaise prononciation, qui s’est conservée. Sans compter encore que le second k peut se prononcer ou non, et sans compter non plus que ce terme semble ne pouvoir désigner que la fourrure de l’animal, qui est bien la mouffette, oui, comme le « murmel » ne désigne que la fourrure de la marmotte, eh bien je suis à peu près certain que le mot « skunks » n’a pas été employé dans le rêve*. Je me dis « il y a un mot comme ça dans Rimbaud, Illuminations, Barbare », je prends le livre (GF Flammarion), il s’ouvre justement sur Barbare, page 93, je n’y trouve pas le mot. Je me dis : « alors c’est dans Dévotion ». Et, oui : « Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, ― (son cœur ambre et spunk), ― pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire ». Une note précise que dans l’argot anglais « spunk » désigne le sperme.

 

Ce que je vois, c’est que la mouffette est un mustélidé, comme il y en a eu plusieurs fois dans mes rêves, principalement ceux de ma période « marmottes ». On voit la fourrure de ces animaux s’abîmer, grouiller de vers dans la première partie de la séquence Planches de mon poème L’Arche. Il semble que les mustélidés signalent l’entrée de la sauvagerie** dans ma vie.

 

Je renvoie Pierre Vinclair, qui m’écrit en ce moment sur les morts, ce qu’on fait de ses morts, avec ses morts ― à cette séquence Planches, plus particulièrement à sa seconde partie, qui est une traversée des Enfers, un minuscule fleuve, mais difficile à franchir, l’Arche (pas loin de l’Achéron). Pierre dit qu’il faut parler dans une langue étrangère, chez les morts, du moins une langue qui n’est pas la langue maternelle, et qu’on ne maîtrise pas bien. C’est ce qui arrive dans cette séquence Planches : dès qu’on rencontre les morts, je dois leur parler en berckois, une langue que j’ai apprise tardivement, j’ai pu le faire parce qu’il existait des lexiques. Ce que j’en avais appris avec mon arrière-grand-mère et (surtout) ma grand-mère, ce n’était pas assez... De toute façon cette langue je ne la parle pas vraiment, j’ai trop rarement l’occasion de le faire. Donc, elle peut bien me servir pour m’adresser aux morts. C’est ce que j’ai fait dans Planches, où je suis le seul à leur parler.***

 

 

 

* C’est en vérifiant dans le dictionnaire que la mouffette est bien un mustélidé que j’ai trouvé le mot « skunks », mais il avait l’air de venir du rêve !... Je ne retrouve décidément pas le nom qui servait dans ce rêve.

 

** Je mets ce mot en italiques parce que je lui donne un sens particulier : la force, la beauté sans apprêt, quelque chose de natif, d’impulsif, imprévisible et poten-tiellement dangereux, mais cette sauvagerie est une vertu. D’autre part, je pense au long poème en cours d’écriture de Pierre Vinclair, La sauvagerie.

 

*** (Ajout du 4 juin) Le nom scientifique de la mouffette est mephitis : comme d’autres mustélidés elle projette, pour se défendre, un liquide d’une odeur insoutenable (« méphitique ») sécrété par une glande anale. Mais son nom vient de mofette, moufette, terme désignant un gaz souterrain « impropre à la respiration » (Robert) et dont l’étymon serait le germanique (longobard) mouffa, « moisissure ». Il ne semble pas que « mofette » puisse venir (du point de vue de la phonétique historique) de « mephitis », qui désigne pourtant un gaz sulfureux souterrain, d’origine volcanique.

 

On comprendra que je trouve extrêmement étrange, et inquiétante, la démultiplication folle, aussi bien phonétique qu’orthographique du mot « skunk » (pour choisir cette version), en liaison avec l’ahurissant nœud sémantico-orthographique constitué par le couple « mouffette » / « mofette » et son appendice « mephitis ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dormir les Animaux-Rêver les Morts 

 

 

 

Salut Ivar, 

 

 

 

(Merci pour l’envoi des Vers Nouveaux de Rimbaud.) 

 

 

J’ai eu une révélation soudaine récemment à propos de la poésie de Rimbaud. Il n’y a presque pas d’animaux dans la poésie de Rimbaud. Il serait alors intéressant d’en faire l’inventaire précis. De mémoire sans vérifier, je ne me souviens que de poux, de mouches et d’araignées. Dans la poésie de Rimbaud, il a ainsi des pierres, des fleurs et des flux, cependant il n’y a quasiment pas d’animaux. C’est évidemment la différence extrêmement importante entre Rimbaud et Lautréamont. 

 

 

Je viens aussi de découvrir le livre de Sylvain-Christian David. Alfred Jarry, Le Secret de l’Origine. Selon Sylvain-Christian David, l’œuvre de Lautréamont hante littéralement l’œuvre de Jarry. Sylvain-Christian David considère ainsi que l’œuvre de Jarry serait une relecture condensée à la fois des Chants de Maldoror et des Poésies. Eh bien je trouve l’idée aussi audacieuse qu’exacte. 

 

 

Je t’adresse ainsi ces phrases d’Alfred Jarry à propos de Lautréamont. 

 

« Si Lautréamont a vécu l’être, la faute en est au son géant de l’os de la baleine percuté, qui dit : je suis seul roi. Car les vertèbres ont leur vie, leur aspect et leur pensée. J’ai moi aussi le premier vécu l’être. Et cela est écrit sur la grande feuille de la tigelle arborescente. » 

 

 

 

 

Je n’écoute plus de musique qu’en dormant, je n’aurais pas le temps autrement. 

 

Ecouter de la musique à l’intérieur même du sommeil. Cette idée me plait. Cela serait à rapprocher de l’attitude R. Ruiz qui disait rechercher des spectateurs de cinéma qui sauraient à la fois comment regarder et surtout comment dormir les films. 

 

 

Et enfin pour répondre à propos des morts et du rêve, un extrait de Notes à propos du Livre contre la Mort d’Elias Canetti. 

 

 

Pour Canetti la mort n’est pas un fait, la mort est un méfait. Pour Canetti la mort n’est pas un fait, c’est un mal et plus encore c’est le mal même. « Elle (la mort) me parait aussi vaine et mauvaise que jamais, elle est le mal absolu qui affecte tout ce qui existe, l’irrésolu et l’inconcevable, le nœud dans lequel tout est depuis toujours saisi et étranglé et que nul n’a osé trancher. » Pour Canetti la mort n’est donc pas un fait biologique, c’est une faute. Pour Canetti, la mort n’est pas un fait biologique, c’est un méfait métaphysique. Pour Canetti, la mort est une puissance spirituelle, une puissance spirituelle maléfique. Pour Canetti, la mort est le signe d’un désir maléfique, le signe d’un désir malveillant et malfaisant. Pour Canetti la mort est une sanction, une punition, un châtiment. En cela la vision de Canetti est profondément judaïque. « La condamnation à mort pour tous, au début de la Genèse, contient au fond tout ce qui peut être dit sur la puissance. » Ce qui reste cependant indécidable chez Canetti, c’est de savoir s’il croit ou non au péché originel, à une faute originelle qui expliquerait ce châtiment de la mort. Et c’est là que l’œuvre de Canetti est extrêmement proche de celle de Kafka. La mort y semble en effet le châtiment d’une faute indécidable. 

 

 

Ou plutôt pour Canetti la mort n’est pas comme dans la Bible un châtiment qui serait une conséquence du péché originel, la mort serait plutôt le péché originel même. Pour Canetti l’homme ne meurt pas parce qu’il est mauvais, l’homme n’est pas condamné à mort parce qu’il est mauvais. Pour Canetti à l’inverse l’homme est mauvais parce qu’il doit mourir, l’homme est mauvais parce qu’il croit à la mort, parce qu’il croit qu’il est obligatoirement condamné à mort. « Nous devons être mauvais parce que nous savons que nous allons mourir. Et si nous savions d’emblée quand, nous le serions encore plus. » C’est pourquoi il n’y a pas pour Canetti de victimes de la mort. Cette façon de penser la mort comme un mal, d’imaginer la mort comme un mal a ainsi des conséquences parfois extraordinaires et sidérantes. Canetti écrit par exemple. « Même celui qui se fait assassiner contre son gré est à mes yeux partiellement coupable. (…) Je me demande d’ailleurs le plus sérieusement du monde si chaque homme qui meurt ne porte pas, de ce seul fait déjà, une part de culpabilité. » 

 

 

Paradoxalement aussi la haine de Canetti envers la mort tend à diviniser cette mort. Canetti en est d’ailleurs parfaitement conscient. « Lentement au fil de nombreuses années, la mort s’est installée en lui à la place de Dieu. Il ne voit rien d’autre, ne pense à rien d’autre. » « Les deux mots que j’ai - singulière constatation- le plus employés au cours de ma vie sont Dieu et mort. (…) Je commence à croire que ces deux mots Dieu et mort, signifient la même chose, sont la même chose. » 

 

 

 

L’œuvre de Canetti repose ainsi sur deux problèmes essentiels, celui du refus de la mort et celui de la puissance des masses. Et pour Canetti ces deux problèmes n’en constituent finalement qu’un seul. Ce que révèle en effet l’œuvre de Canetti, c’est que la plus puissante des masses c’est la masse des morts. Pour Canetti il y a une sorte d’attraction de la masse des morts. Pour Canetti c’est comme si les hommes mouraient parce qu’ils étaient irrésistiblement attirés par la masse des morts. Pour Canetti, les hommes ne meurent jamais de façon biologique, les hommes meurent de façon superstitieuse. Les hommes meurent parce qu’ils croient à la mort et ils croient à la mort par ce que la masse des morts précédents les attirent presque magiquement. « Quand bien même nos aurions, aujourd’hui déjà, la possibilité physiologique de ne pas mourir, il ne trouverait peut-être aucun homme qui eut la force morale nécessaire pour esquiver son propre trépas, et cela uniquement parce qu’il y a trop de morts. » « Ils sont trop nombreux. On meurt du trop-plein de morts. » (A ce propos la vision de la masse des morts selon Canetti est presque antagoniste à celle de Gance. Pour Gance la masse de morts est une puissance de paix : c’est la vision de J’Accuse, celle des morts qui reviennent en masse pour essayer d’instaurer une paix universelle. Pour Canetti la masse des morts est au contraire ce qui justifie et perpétue la violence. « Personne n’aurait jamais dû mourir. Le pire forfait, ne méritait pas la mort et, si la mort n’avait pas été reconnue, les pires forfaits n’auraient pas eu lieu. » « Comment pourrait-il ne pas y avoir de meurtriers dès lors qu’il convient à l’homme de mourir, dès lors qu’il n’en éprouve pas de honte, dès lors qu’il a incorporé la mort dans ses institutions comme s’il n’y avait plus sûr, meilleur, plus sensé fondement qu’elle ? » « Qui voudrait encore tuer (…) qui pourrait encore songer à tuer s’il n’y avait plus rien que l’on puisse mettre à mort ? » 

 

 

(…) 

 

 

Ainsi pour Canetti ce que la masse des morts implicitement proclame, c’est que du fait qu’il y a déjà d’innombrables morts il est alors possible qu’il y en ait encore d’innombrables autres. La mort c’est alors pour Canetti l’univers du nombre, l’univers du nombre anonyme et indifférencié. « Les morts eux-mêmes souhaitent être nombreux. » Pour Canetti la mort est une masse de nombres où les noms n’ont plus alors la moindre valeur. La masse pour Canetti, ce serait ce qui change le nom en nombre. Canetti a écrit à ce propos du nom-nombre une pièce extraordinaire intitulée Les Sursitaires où les hommes n’ont plus de nom et où ce qui remplace désormais leur nom c’est l’âge de leur mort. Ceux qui mourront à 20 ans sont appelés vingt, ceux qui mourront à 53 ans sont appelés cinquante-trois, ceux qui mourront à 12 ans sont appelés Douze…« J’ai du mal à comprendre que les hommes ne se préoccupent pas davantage du mystère de la durée de leur vie. » « Le plus grand mystère d’un homme est la date de sa mort. Ce n’est parce que j’ai écrit une pièce sur le sujet que le mystère s’est éclairci. » 

 

 

(…) 

 

 

Il y a enfin une grande intensité du rêve à l’intérieur de l’écriture de Canetti. La démence de Canetti est la démence du rêve, la démence d’un rêve intact, la démence d’un rêve intact parce qu’ininterprétable. Contre les prétentions d’interprétation de la psychanalyse, Canetti a en effet toujours revendiqué la forme du rêve comme énigme, comme énigme mythologique. (…) Ainsi le refus de la mort par Canetti est un refus qui s’accomplit comme en rêve. « Il mourut en dormant. De quoi rêvait-il ?  » « Meurt-on en rêvant ? » Et la phrase sous-entend précisément que non, que celui qui rêve reste ainsi insaisissable par la mort. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                      A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

                   je relis le dossier, les dossiers de mon livre Echafaudages dans les bois, dont le premier volume devrait être paru depuis plusieurs mois... (…). Je relis les éléments des volumes 2 et 3 (que je ne verrai sans doute jamais imprimés !), je travaille encore la disposition et la présentation des textes...

 

   J'ai trouvé une phrase de Konrad Schmitt enchâssée dans ma réponse à une de ses lettres, où il critiquait La vache d'entropie. J'ai pensé à toi en lisant cette phrase, je te l'envoie !

 

   Amicalement,

 

Ivar

 

 

 

Que l’âme d’un lieu soit d’essence éternelle, permets-moi d’en douter... Mais j’aime beaucoup cette phrase de ton courriel : « les corbeaux ont renouvelé par leur appel incompressible l’affirmation de la pérennité ». Ça, c’est de la phrase !