Salut Ivar,

 

 

Il y a de belles remarques dans le dernier livre de Pennequin à propos de Péguy. J’aime bien par exemple les premières phrases du livre. « Péguy c’est comme un arbre. Quand on regarde un arbre on ne demande pas si c’est logique. Si la logique de cet arbre est de pousser. Comme à Péguy, on ne demande pas si c’est logique que ça parle. Car ça parle. C’est comme un fleuve. Ou plutôt comme la sève d’un arbre. Ça ne fait que monter. Les dernières œuvres montent si haut dans le paysage littéraire français, qu’il faudrait imaginer un arbre antédiluvien. Un vieil arbre qui monterait encore. Une sève d’arbre qui monterait si haut que ça nous en donnerait le tournis. »  Étrangement j’avais écrit des phrases semblables à propos de Ponge. Ponge écrit comme un arbre. Ponge écrit à la manière d’un arbre. Ponge écrit comme un arbre pousse c’est-à-dire comme un arbre projette sa paralysie, projette les formes multiples de sa paralysie entre terre et ciel.

 

Je me souviens de la première fois où j’ai entendu le nom de Péguy. C’était dans un grand  appartement bourgeois de l’avenue Jeanne d’Arc à Angers. (Entendre le nom de Péguy pour la première fois dans un appartement situé avenue Jeanne d’Arc, il me semble que c’est parfait.) A l’époque j’étais en première scientifique au lycée et entre midi et deux heures j’allais parfois boire un thé (salutations à Stéphane Mallarmé) chez une fille qui s’appelait Florence Canonne. Une fois le père de Florence m’avait parlé de Péguy dans le grand salon très clair de l’appartement où nous pouvions voir ensemble par les amples baies vitrées la majestueuse allée de platanes de l’avenue. Il m’avait cité dans un livre de Péguy (j’ai oublié lequel) un passage qui lui plaisait beaucoup. Cela parlait des hommes comme « des ombres d’ombres ». Je me souviens qu’il m’avait répété plusieurs fois cette formule avec admiration et étonnement. « Des ombres d’ombres. C’est impressionnant ça non. » (J’ai d’ailleurs aussi parlé de cette allée d’arbres de l’avenue Jeanne d’Arc à Angers avec Laurent. En effet c’est dans cette même allée d’arbres que j’en ai eu l’expérience la plus intense des feuilles d’automne dont Laurent parle dans Le Secret Secret. « le charnier tranquille des feuilles mortes /qui recouvrent les allées mémorielles / et dont les carcasses fumantes de clarté / dégagent une odeur de matin vieux »)

 

« Un arbre qui pousse et qui pense. Et ça pensait en toute innocence. »

Il y a en effet une pulsion d’innocence incroyable dans les phrases de Péguy. Les phrases de Péguy affirment la pulsion d’innocence paradoxale du savoir. Péguy écrit comme l’arbre de la connaissance innocente, comme l’arbre de l’innocence du savoir. Le génie de Péguy ce serait de parvenir à inventer une forme de pensée qui ne soit pas un péché. Le génie de Péguy ce serait de parvenir à inventer une forme de pensée sans arrogance ni vanité, une manière de penser extrêmement humble, une manière de penser comme un homme qui a la modestie de ne jamais se croire un dieu parce qu’il pense.

 

« Car chez Péguy on peut parler forcément d’une pluralité de ciels. »

Oui en effet écrire comme un arbre c’est parvenir à sentir la multiplicité des ciels, la profusion des ciels. L‘arbre fait l’expérience d’autant de ciels qu’il dispose de feuilles. Pour l’arbre chacune de ses feuilles apparait comme l’indice d’un ciel, l’allusion d’un ciel, l’évocation d’un ciel, l’hypothèse d’un ciel. Ecrire comme un arbre c‘est ainsi sentir le bourgeonnement des ciels, c’est sentir la myriade des ciels, c’est sentir qu’il y a autant de ciels que d’étoiles. En effet pour l’arbre il y a autant de ciels que d’étoiles de feuilles.

 

« Des phrases qui se pensent entre elles. »

A l’intérieur de l’écriture de Péguy, les phrases se respirent entre elles. A l’intérieur de l’écriture de Péguy, les phrases se touchent et se respirent les unes les autres, les phrases se touchent et se hument les unes les autres comme les feuilles des arbres, comme les feuilles des arbres proposées par le vent. Les phrases de Péguy se palpent et se respirent entre elles, se palpent les yeux et se respirent les mains, se palpent les mains et se respirent les yeux avec des gestes d’obscénité chaste.

 

Ainsi nous entendons le bruit des feuilles qui poussent à l’intérieur des phrases de Péguy, bruit de feuilles qui ressemblent aussi au sifflement des balles autour de la tête (cette confusion étrange du bruit des feuilles et du bruit des coups de feu que Céline évoque au début de Voyage au Bout de la Nuit « Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. » « Il avançait. Tête nue. Offert à toutes les balles. »  Péguy écrit ainsi tête nue, tête proliférante nue, tête perdue nue, tête proliférante perdue nue parmi les coups de feu de feuilles de ses phrases.

 

Dans un beau texte à propos de Péguy intitulé Mort Par la France, Yann Moix a écrit ces mots. « Je suis le samedi 5 septembre 1914 : le seul jour de la vie de Péguy où il fut à la fois vivant  et mort, vivant le matin et mort le soir. Je suis le seul jour de toute l’histoire de l’humanité pour lequel on puisse dire indifféremment : « Péguy est vivant » et « Péguy est mort ». Il y a eu dans ce même samedi, les deux vérités. Je les contiens. Je vis avec. Péguy mort et Péguy vivant m’appartiennent à égalité. Je les aime tous les deux. Je ne fais, comme vous autres, aucune distinction entre les deux. Ce sont mes enfants. Je n’ai pas de préférence. Ils sont jumeaux. » J’ai le sentiment que Moix dit là quelque chose de profond. J’ai en effet le sentiment que chaque phrase de Péguy apparait ainsi à la fois extrêmement vivace, extrême vivacité de son immortalité même, et malgré tout mortelle. Ecrire ainsi par le milieu de la phrase, par la prolifération rhizomatique de la phrase (comme disait Deleuze), ce serait ainsi une manière de révéler une forme d’écriture à la fois mortelle et immortelle, une forme d’écriture mortelle et immortelle en même temps, la forme d’écriture extrêmement vivace d’un mourir immortel.

 

Ou encore Péguy écrit comme un boulanger pétrit le pain. Péguy écrit comme un boulanger de l’âme. Péguy écrit comme un boulanger de l’âme qui pétrit le pain de son cerveau à l’intérieur de la profusion des ciels. (C’est en cela aussi qu’il y a une ressemblance entre Péguy et Tarkos. A cette différence près que Tarkos pétrissait l’idiotie du langage plutôt que sa démesure. En effet pour Tarkos, il n’y avait pas de profusion de ciels, il y avait uniquement des trous contingents. Ce qui pour Tarkos remplaçait la profusion multiple des ciels, c’étaient les trous quelconques du hasard.) Péguy écrit comme un arbre à pains. Péguy écrit comme un arbre à multiplier les pains. Péguy écrit à la manière d’un Christ végétal. Ce qui pulse à l’intérieur des phrases de Péguy c’est le sperme du Christ, c’est le sperme végétal du Christ. Péguy écrit à la manière d’un Arbre-Christ, d’un Arbre-Christ boulanger qui multiplie des pains de ciels.

 

« Elle ne l’emportera pas au paradis sa raison l’humanité. »

Ce que l’humanité n’a pas compris, c’est qu’il est préférable plutôt que d’emporter la raison au paradis d’apparaitre emporté c’est-à-dire métaphorisé par la déraison même du paradis. Et ce qui survient par cet emportement de déraison du paradis ce serait aussi une forme de colère bienveillante, précisément la colère bienveillante du Christ. Écrire pour Péguy c’est une manière d’emporter (comme d’apparaitre emporté par) la colère bienveillante du Christ à l’intérieur du paradis même.

 

Péguy avance à hue et à dia. Péguy avance à hue et à dia comme un Pégase pégueux. Péguy pérégrine à hue et à dia comme un Pégase pégueux. Péguy pérégrine à hue et à dia comme un Pégase bonhomme, un Pégase bonhomme boueux. Péguy pérégrine à hue et à dia comme un Pégase laborieux, un Pégase laborieux besogneux. Péguy pérégrine à hue et à dia comme un Pégase de labour, comme un Pégase percheron.

 

Péguy écrit en mettant à chaque instant la charrue avant le cheval. Péguy écrit en mettant à chaque instant la charrue avant le cheval de l’inspiration, avant le cheval Pégase. Ou plutôt pour Péguy la charrue, la charrue avant le cheval c’est Pégase même. Ou plutôt pour Péguy la charrue qui s’acharne laborieuse besogneuse avant le cheval c’est l’inspiration même. L’écriture de Péguy montre la charrue de la respiration, la charrue laborieuse besogneuse de la respiration. L’écriture de Péguy montre la charrue laborieuse besogneuse de l’âme.

 

Et qui sait Péguy met même la charrue avant la main. Péguy compose des phrases avec des charrues de mains. Péguy écrit comme il laboure la parole avec les mains. Péguy écrit comme il laboure la démesure de la parole avec la charrue de ses mains. Péguy écrit ainsi exactement comme un enfant. Péguy écrit exactement comme un enfant qui s’amuse à travailler. Péguy écrit comme un enfant qui s’amuse à travailler la terre. Péguy écrit comme un enfant qui s’amuse à travailler avec des trous et des tas. Péguy écrit à la manière d’un enfant qui s’amuse à faire à chaque instant des trous à l’intérieur de la terre pour s’amuser ensuite à les remplir, qui s’amuse à faire des trous pour faire des tas puis à utiliser les tas pour remplir les trous. Péguy écrit comme un enfant qui s’amuse à travailler la terre afin ensuite d’y planter l’arbre de chair de son âme, l’arbre de chair immortelle de son âme.

 

 

Péguy a une confiance absolue dans le sommeil. Péguy a une confiance absolue dans la nuit c’est à dire une confiance absolue dans la nuit des temps, dans la nuit de la multiplicité des temps, dans la nuit de la multiplicité rythmique des temps, dans la nuit comme tas de la multiplicité des temps, comme tas de rythmes des temps, comme lieu où s’entasse la multiplicité rythmique des temps.

 

Péguy a le sentiment extrêmement intense (l’intuition extrêmement intense) de l’antériorité de la nuit sur le jour et de l’antériorité du sommeil sur l’éveil. Pour Péguy la nuit apparait nécessairement antérieure aux jours comme le sommeil apparait nécessairement antérieur à l’éveil. En cela Péguy est un poète profondément obscurantiste « C’est la nuit qui est continue, où se retrempe l’être, c’est la nuit qui fait un long tissu continu, Un tissu continu sans fin où les jours ne sont que des jours. Ne s’ouvrent que comme des jours. Dans une étoffe, dans un tissu ajouré. C’est la nuit qui est ma grande muraille noire Où les jours ne s’ouvrent que comme des fenêtres D’une inquiète et d’une vacillante Et peut-être d’une fausse lumière. » « Et la solitude, et le silence de la nuit est si beau et si grand Qu’il entoure, qu’il ensevelit les jours mêmes. » (Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu).

 

La proposition tenace de l’écriture de Péguy apparait comme celle de l’homme qui a bien dormi. Dans Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, Péguy insiste aussi sur ce problème. Pour Péguy seul celui qui sait se reposer travaille bien. Seul celui qui dort beaucoup a ensuite la force de travailler avec joie et intensité. « Voilà le secret d’être infatigables. C’est de dormir. Pourquoi les hommes n’en usent-ils pas. J’ai donné ce secret à tout le monde, dit Dieu. Je ne l’ai pas vendu. Celui qui dort bien, vit bien. Celui qui dort, prie. Aussi celui qui travaille, prie. Mais il y a temps pour tout. Et le sommeil et le travail. Et le travail et le sommeil sont les deux frères. Et ils s’entendent très bien ensemble. Et le sommeil conduit au travail et le travail conduit au sommeil. Celui qui travaille bien dort bien, celui qui dort bien travaille bien. » Ainsi pour Péguy le monde apparait disponible et ouvert à celui qui a bien dormi précisément parce que celui qui a bien dormi sait (la puissance de son repos sait, la puissance de son repos à l’intérieur même de son éveil sait) que le monde ne lui appartient pas. Celui qui a bien dormi sait avec précision que le monde lui apparait donné chaque matin sans jamais lui appartenir. 

 

L’extraordinaire puissance du chant de Péguy, de la psalmodie rythmique de Péguy c’est d’abord l’extraordinaire puissance de son repos. Péguy écrit avec une prodigieuse exaltation tenace parce que cette exaltation tenace puise d’abord à chaque instant à l’intérieur d’un immense et profond repos. Le génie de Péguy c’est d’abord le génie du repos, le génie de celui qui dédaigne les prestiges de l’inquiétude. Le génie de Péguy provient d’abord du repos de la confiance c’est à dire du repos de la foi. Le génie de Péguy apparait d’abord comme celui d’un homme qui a une confiance absolue dans le temps qui lui a été donné, une confiance absolue dans le temps qui lui a été donné pour faire ce qu’il à faire, pour œuvrer ce qu’il a à œuvrer, une confiance absolue dans le temps qui lui a été donné pour composer son œuvre. Et c’est peut-être aussi pour cela que Péguy choisit tranquillement de mourir au début de la première guerre mondiale. Péguy choisit délibérément de mourir non pas par désespoir plutôt à l’inverse par espérance, parce qu’il a le sentiment d’avoir fait son temps et même parce qu’il a le sentiment que son espérance a fait son temps et qu’il est ainsi aussi temps pour elle de faire son éternité. 

 

« Péguy aime toutes les parlottes et d’abord les siennes. C’est pour cela que vous ne verrez  jamais des grandes phrases sortir d’un bloc, des grandes phrases soulignées en bloc. (…) Les grandes phrases de Péguy, il faudra aller les chercher sous des plis de parlottes, car c’est sous ces plis de parlottes que la parole se fait…»

En effet Péguy symphonise la parlotte. Péguy invente une forme symphonique de la parlotte. Sur ce point il ressemble à G. Stein, même si G. Stein symphonise la parlotte selon une sorte de démocratisme aristocratique alors que Péguy symphonise la parlotte par communisme mystique. Péguy serait quelque chose comme un Wagner de la parlotte. Péguy propose acharné une Chevauchée des Walkyries de la parlotte.

 

« Et la pensée se fait ainsi par l’intuition du parler. Car la pensée péguienne n’est faite au départ que de sentiments et d’intuitions. »

L’écriture de Péguy montre ainsi la pulsation de sentiments de la parole, la pulsation d’intuitions de la parole. L’écriture de Péguy montre à chaque instant la pulsation de sentiments innocents de la parole, la pulsation d’intuitions innocentes de la parole.

 

Péguy (comme Ponge) sait qu’écrire c’est recommencer à écrire, c’est recommencer à écrire à chaque phrase, c’est recommencer à écrire à chaque instant, à chaque phrase d’instant. Péguy sait qu’écrire c’est recommencer à écrire non afin d’apprendre à écrire plutôt afin de savoir écrire, afin de savoir une fois encore écrire. Pour Péguy écrire c’est recommencer à savoir écrire à chaque instant.

 

L’écriture de Péguy propose ainsi une pédagogie paradoxale du recommencement. En effet pour Péguy, le recommencement n’est pas le geste de l’apprentissage. Pour Péguy le recommencement apparait plutôt comme le geste même du savoir. L’écriture de Péguy montre avec précision que savoir quelque chose c’est recommencer, c’est recommencer cette chose.

 

Le recommencement de l’écriture de Péguy montre la multiplicité rythmique du temps, la multiplicité rythmique du temps à chaque phrase, par chaque phrase, la multiplicité rythmique du temps comme phrase, comme phrase d’instants.

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

                       merci pour ton Péguy, j’ai plus particulièrement aimé ce que tu dis de la nuit et du sommeil. Il FAUT que je relise Péguy, ce sera d’abord chez Lagarde et Michard, car je n’ai ici que son “Jean Costes” et la correspondance avec Alain-Fournier, pas les poèmes, et je ne peux sortir, malade, d’ailleurs il y a belle lurette qu’on ne trouve plus Péguy chez les libraires.

  

(…)

 

   Amicalement,

Ch’V.