Salut Ivar,

 

 

 

 

 

Je t’envoie des extraits d’Idée de la Prose de G. Agamben à propos de l’enjambement.

 

 

 

« Aucune définition du vers, on n’y réfléchira jamais assez, n’est vraiment satisfaisante, sinon celle qui fait de l’enjambement, ou du moins de sa possibilité, le seul gage d’une différence  entre le vers et la prose. Ni la quantité, ni le rythme, ni le compte des syllabes- autant d’éléments qu’on retrouve aussi bien dans la prose- ne fournissent, de ce point de vue, un critère suffisant; mais à coup sûr on qualifiera de poésie, tout discours dans lequel il est possible d’opposer la limite métrique et la limite syntaxique, (tout vers dans lequel l’enjambement n’est que virtuel, devenant un vers à enjambement zéro), et à coup sûr de prose tout discours dans lequel l’opposition est impossible.

 

 

 

 

 

         Je vais vers le fleuve sur un cheval

 

     Qui lorsque je pense un instant un instant

 

                       S’arrête aussi

 

 

 

 

 

Le cheval sur lequel voyage le poète, d’après une ancienne exégèse de l’Apocalypse selon saint Jean, est l’élément vocal et sonore du langage.

 

 

 

Origène nous dit que le cheval est la voix, la profération de la parole, c’est endormi sur un tel cheval, qu’à l’aube de la poésie romane, Guillaume d’Aquitaine déclare avoir composé son vers.

 

 

 

Pour le poète, la césure du vers, l’élément qui donne un coup d’arrêt à l’élan métrique de la voix, n’est rien d’autre que la pensée.

 

 

 

Le transport rythmique, qui donne au vers son élan, est vide, il n’est que le transport de lui-même. Et c’est ce vide que la césure pense et tient en suspens, en tant que parole pure, pendant le bref instant où s’arrête le cheval de la poésie.

 

 

 

Le poète endormi sur son cheval s’éveille et contemple pour un instant l’inspiration qui le porte- il ne pense rien d’autre que sa propre voix. »

 

 

 

 

 

Serge Daney notait que dans les films de Bresson, la parole humaine était le plus faible des bruits, que l’intensité des bruits du monde révélait l’aspect dérisoire des paroles humaines. Daney remarquait par exemple que dans un passage du Diable Probablement le bruit des arbres qui tombent était plus fort que le son des paroles humaines et qu’il les rendait ainsi quasiment inaudibles. Il semble que c’est désormais à notre époque l’inverse. Le bruit suscité à travers les réseaux des communications humaines tend à recouvrir le bruit du monde. Et si les vents soufflent de plus en plus fort et si les ouragans maintenant se multiplient c’est simplement afin de se faire entendre, c’est simplement pour parvenir à ce que l’espèce humaine enfin les entende, elle qui n’écoute plus qu’elle-même et qui se mire à chaque seconde dans son propre bruit. Le vent valse ainsi avec des brouhahas d’arbres simplement afin de tenter de parler plus fort que le bavardage faramineux de la foule des hommes. Le problème reste cependant de savoir si le bruit des machines abolit la voix des hommes sans détruire leur âme ou s’il détruit l’âme des hommes sans abolir leur voix.

 

 

 

A propos de l’humain et de l’inhumain cette synthèse élégante de R. Munier « L’homme excède l’homme, s’achève ailleurs. C’est cela qui le fait homme. Mais il ne peut sortir de lui-même. C’est cela aussi qui le fait homme. » 

 

 

 

 

 

Post-scriptum. Je n’ai pas d’exemplaire de Mont-Ruflet.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

tous les trois

 

 

 

Bien reçu. Vous avez raison tous les trois (Agamben, Munier et toi).

 

J’accroche ci-dessus Mont-Ruflet en pièce jointe. C’est donc paru en feuilleton sur internet, et d’ailleurs il y a là un principe curieux d’enjambement séquence/épisode. Je n’ai pas de tirage papier, mais en lisant un ou deux épisodes par jour ce doit être supportable (si ce n’est que le texte lui-même peut être insupportable). – Il y a une brève présentation de ce texte au tout début du Caret, avant Ma mort avec Lucien Suel.

 

Rien de nouveau, ici : toujours le même marasme. Je fais des rêves d’un nouveau genre, quand même : beaucoup de monde, beaucoup de déplacements, et pas trop d’angoisse. Par contre, si tout est là quand je me réveille, à bruire encore et bouger, je l’oublie instantanément, sans pouvoir garder la moindre pelure d’image ou l’écho d’aucun mot. Ce qui est signe de censure, et donc de grand malaise. J’attends de voir.

 

Fraternellement,

 

Ivar