A propos de la Correspondance de Flaubert 001

 

 

 

J’ai le sentiment que ce qui provoque (je veux dire ce qui se trouve à la source même) de l’écriture de Flaubert, c’est une forme d’hébétude prodigieuse, une forme d’hébétude prodigieuse face à la présence du monde. « Cela me prend surtout devant la nature et alors je ne pense à rien ; je suis pétrifié, muet et fort bête. »

 

« Il faut quelquefois regarder la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur par les longs regards stupides que l’on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent le thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savoureuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pénétrer notre esprit s’il s’est bien roulé sur elle. »

L’hébétude du sentiment de la nature c’est ainsi pour Flaubert une manière de se rouler béatement dessus, cela ressemble à l’attitude parfois aussi de Laforgue, une forme d’abandon enfantin ébahi, hébétude de celui qui se vautre étonné, de celui qui se roule ahuri.

 

L’hébétude de Flaubert est une hébétude végétale, végétative même. « Je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air. » Ebahissement, ahurissement devant la nature, c’est pourquoi Flaubert est profondément naturaliste, naturaliste au sens de Buffon ou de Geoffroy de Saint Hilaire et non au sens de Zola. Ce que Flaubert cherche à dire avec précision c’est la forme humaine, c’est la forme de l’espèce humaine. « Qui est ce qui a jusqu’à présent fait de l’histoire en naturaliste ? A-t-on classé les instincts de l’humanité et vu comment, sous telle latitude, ils se sont développés et doivent se développer. » « Il faut traiter les hommes comme des mastodontes et des crocodiles. Est-ce qu’on s’emporte à propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres. »

 

Ainsi ce qui fascine Flaubert c’est la nature de l’humanité autrement dit l’espèce humaine en tant que phénomène naturel à la fois somptueux et dérisoire, aussi somptueux et dérisoire que les autres phénomènes naturels. « Pourquoi l’océan remue-t-il ? Quel est le but de la nature ? Eh bien, je crois le but de l’humanité exactement le même. Cela est parce que cela est, et vous n’y ferez rien, braves gens. Nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher ! » Il y a pour Flaubert un aspect sisyphéen de la nature et de même un aspect sisyphéen de l'homme. L’humanité n’est qu’un rouage sisyphéen parmi d’autres de l’immense roue sisyphéenne du cosmos.

 

 

Ce qui apparait finalement très beau dans l’œuvre de Flaubert, c’est le mélange presque parfait de matérialisme et d’idéalisme. Il y en effet une lucidité matérialiste extrême de Flaubert. Je veux dire que Flaubert n’est pas Rilke, la trivialité est omniprésente dans son œuvre. « Je déclare quant à moi que le physique l’emporte sur le moral. - Il n’y a pas de désillusion qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m’agace autant qu’une porte grinçante. » Ainsi l’idéalisation pour Flaubert n’est jamais de nier la violence triviale de l’existence ce serait plutôt d’essayer de sublimer malgré tout cette violence triviale de l’existence par le geste de lui donner une forme précise.

 

L’attitude de Flaubert envers ce problème du banal et du trivial est extrêmement complexe. Par exemple bizarrement alors que son effort même lors de la rédaction de Madame Bovary est d’essayer d’intégrer la trivialité à l’intérieur du récit en prose, Flaubert reste pourtant souvent réticent lorsque Louise Colet accomplit ce même geste à l’intérieur de ces poèmes. L’utilisation par exemple du mot couverture par Louise Colet agace et même indigne Flaubert. « Couverture est ignoble, ignoble de réalité, outre que le mot est laid en soi. » En cela Flaubert n’était pas encore prêt à accueillir la trivialisation du lyrisme que Baudelaire accomplit exactement à la même époque. (Le couvercle de Baudelaire « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » est d’ailleurs très proche de la couverture de Louise Colet.) Et pourtant aussi à l’intérieur de sa correspondance Flaubert utilise très souvent de magnifiques images triviales et s’autorise alors ce qu’il interdit à Louise Colet. Ce qu’il dit par exemple à propos des colliers de bijoux des femmes égyptiennes assises au bord des chemins. « …Et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles remuent, ça claque comme des charrettes. »

 

« La banalité est le pire défaut des hommes, elle entrave tout bon élan, et gâche tout. »

Ce qui dégoûte et effraie profondément Flaubert plus encore que la bêtise, c’est la banalité.  En effet, la bêtise parce qu’elle est une exagération a encore le pouvoir de provoquer le rire et la moquerie, la banalité ne suscite quant à elle que la consternation et le désarroi (voire la désolation). De la banalité il n’y a rien à rire.

 

« Et c’est quelque chose que le rire : c’est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie. » Cela ressemble à ce que tu dis du rire comme forme paradoxale de la compassion et même de l’amour à propos de Beckett. Mélange de dédain et de compréhension, la formule est superbe. Le rire révèlerait ainsi une forme de mépris charitable, d’empathie méprisante, une forme d’empathie qui tiendrait cependant l’empathie à distance. Le rire ce serait le tact même de l’empathie, l’empathie dépourvue de son effusion stéréotypée, de sa gluance effusive. A l’intérieur du rire l’effusion de l’empathie surviendrait ainsi par miracle comme un mur, un mur en ébullition, un mur en ruine, un mur en ébullition de ruine entre ceux qui rient. Le miracle du rire serait de parvenir à relier paradoxalement les hommes avec un mur de lézardes (Le rire qui lézarde les murs dont parle Renaud à propos de sa fille dans la chanson Mistral Gagnant).

 

Flaubert distingue toujours ce qu’il appelle le rire (celui de Montaigne, de Rabelais ou de Shakespeare) et l’esprit qui le plus souvent le dégoûte. « L’esprit sert à peu de chose dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et à nier le génie, voilà tout. » « L’esprit est incompatible avec la vraie poésie. Qui a eu plus d’esprit que Voltaire et qui a été moins poète ? » Il me semble ainsi qu’un des efforts rhétoriques de Flaubert est d’essayer de retrouver un enthousiasme du rire très différent de la distance rationnelle du rire du 18eme siècle. Paradoxalement d’ailleurs cette forme enthousiaste du rire, Flaubert ne la retrouve que par la neutralité. Flaubert invente une sorte d’exaltation neutre du rire, (« un mélange de Rabelais et de La Bruyère » comme il le dit très bien) une forme de farce neutre dont l’emblème est Bouvard et Pécuchet, farce neutre par laquelle Flaubert ressemblerait d’ailleurs un peu au cinéaste Luis Buñuel, lui aussi fasciné par l’énormité de non-sens des attitudes bourgeoises.

 

« Quand on écrira les faits du point de vue d’une blague supérieure, c’est à dire comme Dieu les voit d’en haut. «

Le rire de neutralité de Flaubert serait ainsi celui d’une blague presque mystique, la blague de voir les événements humains à travers le point de vue invisible de Dieu, et j’ajouterai peut-être même la blague d’examiner les événements humains du point de vue de l’imbécillité de Dieu, du point de vue du néant imbécile de Dieu. Le rire neutre de Flaubert révèlerait alors la stupidité infinie de Dieu.

 

« Je viens de le relire encore une fois et d’en rire comme trois cercueils ouverts. »

Rire comme un cercueil ouvert, prodigieuse formule. Ainsi pour Flaubert, rire c’est quelque chose comme ouvrir la mort. Rire c’est ouvrir la cérémonie de la mort, la boite de cérémonie de la mort.  Rire c’est éventrer la mort, c’est trancher la gorge de la mort, c’est ouvrir la mort à gorge déployée, c’est ouvrir la mort à ventre déployé. Rire c’est ouvrir la mort comme une fenêtre de démence, comme une fenêtre de démence heureuse.

 

Pendant un développement à propos de l’esprit plaisant et de l’absurde, Flaubert invente aussi une idée que Deleuze théorisera plus tard sous le nom de rhizome. « Il y a ainsi une foule de sujets qui m’embêtent également par n’importe quel bout qu’on les prenne. (C’est qu’il ne faut pas sans doute prendre une idée par un bout, mais par son milieu.) » Ce qui est intéressant c’est que Flaubert invente la pensée rhizomatique pour combattre l’embêtement, pour combattre l’ennui suscité par la bêtise humaine. La pensée rhizomatique ce serait ainsi la seule manière de décomposer, de ruiner la bêtise.

 

 

« Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines). »

Pour Flaubert ce qui apparait seulement digne d’être pensé, ce qui provoque la dignité même de la pensée c’est la ruine. Pour Flaubert le temps de la ruine est le temps même de la pensée. Selon Flaubert du présent et de l’avenir, il n’y a rien à penser. Ce qui apparait à la fois comme origine et fin de la pensée, c’est la ruine immémoriale du passé, c’est la ruine indestructible du passé.

 

« Et puis, c’est que l’Orient, l’Egypte surtout, est un pays raplatissant pour toutes les petites vanités humaines. A force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques. Toute cette vieille poussière vous rend indiffèrent de renommée. »

Ainsi ce que les ruines révèlent pour Flaubert, c’est la vanité de la gloire et même la vanité de l’œuvre. Les ruines révèlent que les civilisations retournent toujours à la poussière. Ou plutôt les ruines révèlent que la poussière est la seule forme de civilisation, et même que la poussière est la forme la plus sublime de la civilisation. Les tas de la poussière apparaissent  paradoxalement comme les seules formes de civilisations indestructibles. Ainsi pour Flaubert, le sommet de l’art c’est peut-être de devenir poussière, c’est peut-être de se transformer en poussière, en monde de poussière.

 

« Quelle étrange chose ! Être ému en quittant des pierres ! »

Ce que la ruine révèle aussi c’est le minerai de l’émotion, c’est l’émotion inépuisable de la présence minérale. Il y a une présence minérale qui apparait ainsi à la fois comme la base et le sommet du monde. Le monde tient d’abord debout par les pierres. Le monde existe d’abord parce qu’il tient minéralement debout.

 

Ce que les ruines donnent à sentir c’est l’indifférenciation de la civilisation et de la nature, la confusion incroyable de la civilisation et de la nature. Par la grâce des ruines, les flux de la nature se propagent parmi les formes de la civilisation (et à l’inverse aussi les flux de la civilisation s’épanchent parmi les formes de la nature. « Les torrents de l’Anti-Liban, ce sont fait route au milieu du village dépeuplé ; les bouquets de lavande et de menthe poussent entre les murs : une rivière passe par la porte d’une maison dont il n’y a plus que la porte. » Superbe vision presque surréaliste (magrittéenne) d’une rivière qui s’écoule tranquillement par la porte d’une maison. (Le cinéma de science-fiction montre aussi parfois cette confusion de la civilisation et de la nature : Stalker de Tarkovski par exemple ou encore les troupeaux de gazelles parmi les rues abandonnées de New York dans Je Suis une Légende avec Will Smith.)

 

Flaubert remarque qu’il y a parfois même un enchevêtrement gigogne des ruines. « Avec les ruines de temples antiques, on a construit au Moyen Age une forteresse, ruine aussi maintenant et qui enveloppe les autres ruines. » Les ruines deviennent ainsi les poupées russes du paysage. Les ruines apparaissent ainsi comme les poupées russes de la civilisation décomposée du paysage.

 

Les ruines révèlent aussi la contiguïté, l’indistinction, la contiguïté indistincte de la vie et de la mort. Les ruines montrent que (selon une vision à la fois matérialiste et idéaliste) il n’y a pas de différence entre la vie et la mort. A propos des cimetières en Orient Flaubert écrit ainsi ces phrases magnifiques « Point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l’ancienneté seulement. A mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts. »

 

Flaubert a en effet le sentiment intense de la décomposition des choses comme des hommes. « Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. » Flaubert sait aussi pourtant que cette matière en décomposition est le seul matériau dont l’artiste dispose pour construire son œuvre. « Quand tout sera mort, avec de brins de moelle de sureau et des débris de pots de chambre, l’imagination rebâtira des mondes. ».

 

« Idée reçue que l’idée de la tombe. Il faut être triste là : c’est de règle.» 

C’est comme si pour Flaubert il y avait une relation essentielle entre l’idée reçue et le tombeau. Les idées reçues de la stupidité seraient des sortes de tombeaux de la parole. Les hommes parlent en employant des stéréotypes de même qu’il se recueillent et prient devant les tombes. Autrement dit les hommes parlent en employant des tombeaux exactement comme ils se recueillent et prient devant les idées reçues. L’idée reçue serait ainsi une sorte de prière conventionnelle adressée à la fois au langage et à la mort, une sorte de prière conventionnelle adressée au langage de la mort.

 

 

« Il y a quelque chose derrière nous qui tire vers le lointain, les objets disparaissent avec la rapidité d’un torrent qui passe. »

Il me semble que la correspondance de Flaubert par son impulsivité et sa jubilation même  donne superbement à sentir ce torrent du temps. La correspondance révèle ce torrent du temps beaucoup mieux que les œuvres romanesques. A l’intérieur des romans, ce torrent du temps est figé, ce torrent du temps est alors pris dans le marbre des phrases parfaites, dans le marbre d’arrogance de la perfection des phrases, dans le marbre d’arrogance du souci de perfection des phrases.

 

Flaubert ne cesse d’affirmer la valeur de l’audace plutôt que du goût. « Il y a une chose qui nous perd, (…), une chose stupide qui nous perd, c’est le goût, le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut. » « Il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté. Les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre. » Cette conjuration du goût contre la poésie est sans doute d’ailleurs une spécificité française. Ce qui effraie le goût français c’est l’insouciance de la monstruosité, l’insouciance monstrueuse de Shakespeare par exemple. L’admiration de Flaubert pour Shakespeare est immense. Flaubert n’est jamais effarouché par l’exubérance pharamineuse de Shakespeare, l’exaltation cataclysmique de Shakespeare. Il y a en effet une sympathie grandiose de Shakespeare à la fois pour chaque fragment du monde et pour chaque caractère humain particulier. Et cette sympathie proliférante de Shakespeare réjouit profondément Flaubert. « Shakespeare n’était pas un homme mais un continent. (…) L’ensemble de ses œuvres me fait un effet de stupéfaction, et d’exaltation, comme l’idée du système sidéral. Je n’y vois qu’une immensité où mon regard se perd, avec des éblouissements. »

 

Flaubert remarque à propos de Shakespeare que le génie n’est pas un problème de forme, que le génie apparait plutôt comme un geste de souffle, un geste de la démesure du souffle. « Ils n’ont pas besoin de faire du style ceux-là ; ils sont forts en dépit de toutes leurs fautes, et à cause d’elles. – Hugo, en ce siècle, enfoncera tout le monde, quoi qu’il soit plein de mauvaises choses. Mais quel souffle ! quel souffle ! Je hasarde ici une proposition que je n’oserai dire nulle part, c‘est que les très grands hommes écrivent souvent fort mal. - Et tant mieux pour eux ce n’est pas là qu’il faut chercher l’art de la forme, mais chez les seconds (Horace, La Bruyère, etc). » Le problème de la force de l’art n’est pas ainsi celui du style, Flaubert le savait et pourtant il ne parvint jamais à l’admettre. Et c’est sans doute cette prudence d’esthète envers l’idée de forme qui a interdit à Flaubert de proposer une œuvre en accord avec la violence exaltée de son caractère. En cela Flaubert était peut-être trop modeste, il se considérait comme un auteur de seconde catégorie plutôt que comme un génie.

 

Flaubert n’a pas le sentiment d’une puissance efficace de la volonté individuelle. « La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation, qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. »

Pour Flaubert les œuvres d’art ne modifient jamais profondément l’humanité. Les œuvres d’art ressemblent pour lui à des formes prodigieuses qui restent pourtant presque sans conséquence. Pour Flaubert, l’œuvre d’art apparait comme un prodige de la volonté que cependant quasiment personne ne remarque ou que l’humanité ne remarque que distraitement, négligemment autrement dit sans jamais faire l’expérience de ce prodige. Ainsi chaque chef d’œuvre reste un chef d’œuvre inconnu. Chaque chef d’œuvre même glorieusement reconnu reste un chef d’œuvre inconnu.

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 
















Merci, Boris, tout à fait bien vu. Certaines de tes remarques (l'œuvre comme prodige de la volonté, la correspondance de Flaubert comme seule trace d'une œuvre qu'il n'aura pas donné par égard pour la forme) recoupent celles que je formule moi-même dans un entretien à paraître en novembre dans Le Magasin du XIXe siècle.

 

(…)

 

A toi,

Eric

 

 


 

ci-dessous, un extrait de l'entretien dont je te parle dans mon précédent mail :

 

Vous affirmez que les deux premiers

tomes de la correspondance de Flaubert

contiennent « toute la jouissance

d’écrire ». Qu’est-ce qui vous semble si

essentiel, et si jouissif, dans la conception

flaubertienne de l’écriture ?

 

Flaubert ne cesse de dire combien il en bave

à écrire ses romans. C’est du labeur, sinon du

labour. Parfois, du reste, on sent l’effort, sinon

la sueur. Il souffrait même en mettant les points

sur les i, dirait-on. Il devait fermer un oeil pour

viser juste. Et puis, à côté de ça, de la corvée

quotidienne, il y a les lettres, écrites au fil de

la plume. Tout le bonhomme qu’il mettait tant

de soin à chasser de ses pages revient en force,

éructant, fulminant, riant de son rire hénaurme.

Il se lâche, il se relâche, voilà, il se libère des

entraves et du bâillon, il n’en pouvait plus de se

taire, il vide son sac, il le secoue, il le retourne,

il en frappe le fond. Certainement, il profite

de son entraînement, de l’énergie accumulée,

des réflexes acquis pendant les longues heures

de travail, il est alors comme un boxeur qui se

bat hors du ring : il ne met pas de gants. C’est

encore plus spectaculaire, puis c’est la vie, ce

n’est plus du sport. Quelle idée aurions-nous

de Flaubert si cette correspondance ne nous

était pas parvenue ? Un bel écrivain français,

appliqué, besogneux, dont toute l’oeuvre est le

fruit de la volonté et du travail. Alors qu’il y a

un délire flaubertien, un feu, une fièvre. Les

professeurs qui donnent à lire Madame Bovary

à leurs élèves de Seconde ou de Première

devraient absolument leur lire aussi quelquesunes

de ses lettres obscènes ou loufoques, ils

comprendraient mieux d’où vient la littérature,

à quelle source elle puise. Que Flaubert

pouvait aller beaucoup plus loin qu’eux dans

l’injure, dans le trash, qu’il n’avait pas peur des

mots comme on pourrait le croire pourtant en

l’écoutant décrire ses séances d’écriture. Flaubert

serait sans doute outré de savoir que ses

lettres sont encore lues aujourd’hui, mais si l’on

me demandait de choisir, je garderais sa correspondance

plutôt que ses romans (en cachant

tout de même Bouvard et Pécuchet sous mon

manteau).