Bonjour Eric,

 

 

J’ai toujours pensé que tu n’étais pas un romancier. J’ai toujours pensé que tu étais d’abord un fabuliste. Tu ne racontes pas, tu affabules. Tu ne développes pas une narration (un récit), tu multiplies plutôt des affabulations. Tu multiplies des affabulations qui font comme si elles étaient des récits, qui jouent le rôle de récits. Tu ne racontes pas, tu joues le rôle humoristique d’un récit à la manière d’un acteur.

 

A propos de la fable Chesterton écrit ces mots. « C’est la justification immortelle de la fable, que nous soyons incapables d’enseigner tout simplement les vérités les plus évidentes sans devenir des joueurs d’échecs. Nous ne pouvons parler de ces choses simples sans faire intervenir des animaux, qui, eux, ne parlent pas. »

 

 

Ce qui m’amuse beaucoup quand nous parlons ensemble c’est de foncer avec exaltation, de foncer avec une bêtise exaltée comme un Bonaparte ou comme un Leconte, un Bonaparte à Roland Garros ou un Leconte au pont d’Arcole, pendant que tu disposes tranquillement tes pièces sur l’échiquier de ton imparable rhétorique. Le problème ce n’est pas alors de savoir qui gagne, c’est plutôt de voir les effets provoqués par la contigüité de nos deux manières de jouer avec la parole, la parole comme jeu de vertige et la parole comme jeu de combat (pour reprendre une typologie des jeux de R. Caillois). Je me souviens par exemple que lors d’une de mes visites à Dijon, j’avais soudain été sidéré par une de tes formules alors que je mangeais insouciant et naïf du riz à l’intérieur d’un bol. « Le riz est toujours une céréale. Cependant une céréale n’est pas toujours du riz. » Nos deux manières de jouer avec la parole avaient ainsi fini par révéler cela. Pourquoi le français confond-t-il l’être avec l’appartenance à une catégorie ? Pourquoi en français il n’y a pas d’autre verbe que le verbe être pour dire l’appartenance à une catégorie (j’ignore s’il serait drôle de noter alors catégoriz) ? Ainsi à l’instant où je jouais au mikado avec les grains de riz, tu jouais aux échecs avec les céréales.

 

Mon intention lors de la rencontre de Tremble Parlure, c’était d’essayer de jouer au flipper ou  encore au bowling avec ton échiquier. J’ai compris très vite que c’était impossible parce que la situation sociale ne le favorisait pas. Je me suis donc contenté de jouer plus sobrement aux dominos.

 

Enfin pour essayer de répondre à une de tes remarques lors de cette rencontre (tu sais, le ton de certitude carillonnante de mon écriture), j’ai retrouvé ces phrases de Chesterton à propos de Blake. J’ai le sentiment que Chesterton parle alors aussi de ma manière d’écrire. « Blake nous donne toujours le sentiment d’avancer quelque chose de clair et de catégorique, même quand nous n’avons pas la moindre idée de ce dont il s’agit. Le vrai mystique (…) se signale par l’éclat des couleurs et la netteté des figures. » 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

Personne ne te lit. Personne ne te lit de bout en bout. Personne n’a la force de te lire. Personne n’a l’aplomb, n’a l’audace, n’a la vigueur, n’a le temps (n’a l’avenir !), n’a la volonté, n’a la patience, n’a l’intelligence, n’a le pouvoir, ni la vaillance ni le vice ni la vertu ni assez faim ni assez soif ...

Tout ce qu’il faudrait pour te lire…

Tu le sais, ou pas ?

Oh, tous ceux qui savent lire savent aussi à quel point c’est beau, vrai et bon et sidérant, ni rien de tout ça, en plus, et même en moins…

Tu es la frontière barbelée, le no man’s land, l’abîme, le point browning, quoi encore, pour tous les amateurs de littérature, pour tous ceux qui ne jurent que par la poésie…

Nul ne sait ni que (nique !) ni quoi (niquoi ?) faire de tes textes.

C’est trop, comme diraient nos filles et nos fils, âgés de 10 ans.

Ça nous assomme.

On n’en peut mais.

On reste coi.

On reste quoi.

Et pourquoi même (carrément ! rondement, qui plus est).

Nous avons de la chance, car nous sommes pourtant les seuls qui pouvons en jouir un peu, de tes pages, nous, à qui tu les envoies.

Les autres, tous les autres, le monde entier, te prendra pour un fou.

Où est la camisole ?

 

Et donc, nous surfons, nous traversons, nous inventons des pentes savonneuses pour te lire, pour lire tout ça, ces centaines, ces milliers de pages (d’autres pauvres chats miaulent chez nous, attendant la pâtée). On ne te comprend pas. Tu nous fais peur. On te jalouse. C’est très mélangé. C’est sublime. C’est indigeste. Tu nous dépasses. Tu sais tout ? Tu n’as rien compris ?

Bonne nuit, mon ami,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

Oui, je sais.

 

 

J’ai eu aussi cette intuition à propos du vertige et du combat. Si je cherche le vertige ce serait afin de ne pas combattre et à l’inverse si tu cherches le combat ce serait afin de ne pas avoir le  vertige.

 

Je relis une fois encore l’œuvre de Chesterton, toujours avec la même exaltation et le même étonnement. J’ai le sentiment que Chesterton apparait comme le seul qui soit parvenu à affirmer de manière extraordinaire ces deux problèmes en même temps. Par exemple quand il écrit ces phrases. « C’est là ce qu’il y a de vraiment beau dans l’espace. C’est le sens dessus dessous. Vous n’avez qu’à grimper assez haut vers l’étoile du matin pour sentir que vous y descendez. Vous n’avez qu’à creuser assez profondément dans l’abime pour sentir que vous montez. La seule gloire de l’univers, c’est qu’il a le vertige. » « Si un coup doit être frappé, il faut qu’à un moment donné il y ait un bien et un mal abstraits. Il faut quelque chose d’éternel pour justifier la soudaine violence. »

 

 

Il est inutile de comprendre. L’important c’est de donner forme. 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

Je regrette un peu mon précédent courrier, trop pieds-dans-le-plat… n’est-ce pas d’ailleurs ainsi que nage le canard boiteux, ou boite le canard nageur ? Je viens de lire le texte que tu consacres à ce palmipède (plamipède ?)… c’est quand même fort de savoir reluquer aussi bien de ce dandineur burlesque que de la si bien-jambée Steffi ! D’avoir l’œil pour l’un et l’autre.

 

Il y a un effet avalanche dans tes textes, la boule de neige qui enfle de tout ce qu’elle s’agrège et accélère, au risque d’ensevelir le terrain qu’elle déblaie. Tout s’éclaircit, dans la blancheur éclatante de ton encre, mais, quand tout éblouit, c’est le paradoxe, on ferme les yeux par réflexe et le noir revient. C’est pour cela peut-être que tu es illisible. L’œil n’accommode jamais parfaitement. C’est une façon de parler, bien sûr, car j’ai mes grands moments Wolowiec et te lire reste une expérience unique. Je t’imite une seconde : tu ravales avec des avalanches, avec des avalanches d’encre blanche, tu ensevelis ravales à coups d’avalanches, tu ravales en vomissant, tu ensevelis vomis ravales dévales en avalanches d’aveuglements éblouissants…

D’accord, j’arrête.

A toi,

Eric