Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Quand je jouais au football au poste de gardien, j’accomplissais souvent un exercice à l’entraînement. Une quinzaine de joueurs se tenaient alignés devant moi aux dix-huit mètres, un ballon posé aux pieds de chacun d’eux. Ils frappaient au but les uns après les autres à un rythme rapide; dès que j’avais saisi ou détourné un ballon soit en restant debout soit en plongeant, un autre joueur frappait à son tour. L’enjeu était évidemment d’éviter d’encaisser des buts, de « garder sa cage inviolée » pour employer le jargon idiot des journalistes (et d’ailleurs qui voudrait violer une cage, plutôt s’enfermer à l’intérieur d’une femme) ; les journalistes appellent aussi le gardien « portier », en cela même s’il n’est pas un ange, ils l’assimilent à un personnage-assistant de Kafka. Le jeu du gardien est un art de l’interposition qui nécessite de savoir lire avec précision les trajectoires de la balle et les trajectoires des corps, à la fois ceux de ses partenaires et ceux de ses adversaires.

 

J’ai un jour rêvé (« pitié, pas de récit de rêves »), qu’au lieu de m’envoyer des balles, les joueurs propulsaient vers moi des livres que j’essayais de saisir au vol. L’un des joueurs, celui qui semblait le plus s’amuser, était un ami qui s’appelle Stéphane Moulin et c’était comme si il m’envoyait des livres aux quatre vents et que j’étais le lecteur Don Quichotte qui tentait de projeter son corps à l’intérieur du vide afin de ravir leurs trajectoires.

 

 

 

 

 

Quelques phrases de Rivarol.

 

 

 

« Il faut faire mourir l’orgueil sans le blesser. Car si on le blesse, il ne meurt pas.

 

 

 

La grammaire est l’art de lever les difficultés d’une langue, mais il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau.

 

 

 

Un homme habitué à écrire écrit aussi sans idées, comme ce vieux médecin qui tâtait le pouls de son fauteuil en mourant.

 

 

 

La fatalité ou prédestination est dans les choses et non dans nous. Il est fatal que tout corps qui passera sur telle pente glisse et tombe; mais il ne l’est pas que tel homme y passera.

 

 

 

S’il existait sur la Terre une espèce supérieure à l’Homme, elle admirerait quelquefois notre instinct, mais elle se moquerait souvent de notre raison.

 

 

 

C’est par l’esprit qu’on s’amuse;  c’est par le cœur qu’on ne s’ennuie pas.

 

 

 

Sans l’âme, le corps n’aurait pas de sentiment ; et sans le corps, l’âme n’aurait pas de sensations. »

 

 

 

Il y a une intuition qui erre parmi la suite de ces phrases. Je ne parviens pas à la formuler. Je suis malgré tout apte à la donner à lire. C’est à dire à la montrer avec le blanc de la main.

 

 

 

Ecrire c’est lire à tâtons dans le noir. Ecrire c’est lire à la lueur de son ombre.

 

 

 

 

 

« Examinons ce qu’est l’autodérision. Si je me moque de moi, cela veut dire que je suis plus intelligent que moi… En me moquant de moi, j’empêche les autres de le faire. (Hé, braves gens, ne vous moquez pas de moi, c’est déjà fait; j’ai été plus rapide que vous.) »  S. Mrozek

 

Soit. (« Il se drape avec fatuité dans son autodérision. ») Il est cependant aussi valable de dire « Si je me moque de moi, c’est que je suis plus humble que moi. En me moquant de moi, j’invite les autres à le faire et je suggère; essayez d’aller aussi vite que mon humilité.

 

 

 

« L’humour et la timidité vont généralement de pair….L’humour est un masque et la timidité en est un autre. Ne te laisse pas enlever les deux en même temps. »  A. Monterroso

 

 

 

En dépit de sa revendication incessante de la part d’une foule d’imbéciles sérieux, l’humour instantané est devenu extrêmement rare. Je veux dire l’humour intense, indiscutable celui qui parvient à se moquer en une seule phrase de l’autre et de soi (et non pas ce qui prétend l’être; l’ironie narcissique ou a contrario l’autocritique masochiste). Parfois malgré tout un miracle. Dans une émission de télévision un soir par exemple ; L. Ruquier d’une voix de commère coquette et mielleuse dit à J. Godrèche « Je sens que Judith est séduite par Olivier de Kersauson. » Godrèche susurre un oui un peu niais, godiche. Et Kersauson, les yeux fixés sur la table du plateau télé comme si c’était le pont d’un bateau, ne regardant aucun visage, intervient, tranchant, poignant, impassible « C’est pas une preuve de goût. »

 

 

 

« Je mets un pied devant l’autre pour avancer mais un mot derrière l’autre pour écrire. » L’humour est le jeu de marcher à l’envers sans jamais reculer. L’humour préfère plutôt que d’avancer un pied puis l’autre, avancer l’autre pied puis l’un. L’humour sait ainsi comment revenir sur ses pas sans que cela soit un retour ou un recul. Le revenir de l’humour révèle un vouloir en venir comme démarche à l’envers de l’utopie.

 

 

 

La démence minérale de l’humour est une forme de provocation posthume. L’humour est le jeu posthume de faire comme si nous n’avions jamais vécu. L’humour est le jeu de tenter de rester inconnu aux yeux de la totalité des vivants. Il est vulgaire d’être drôle pendant sa vie, la distinction de l’humour est de devenir à jamais drôle après sa mort.

 

 

 

L'humoriste marche sur son âme comme il s’auréole avec son ombre.

 

 

 

L'humour s’amuse à anesthésier le mystère sans jamais le détruire.

 

 

 

 

 

                                                                                                                    

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

De Rivarol sur la grammaire, j'aime aussi beaucoup celle-ci (que je tiens de Godard) : "Les passions ont beau nous mener, la syntaxe de la langue française est incorruptible."

 

(à renvoyer dans les dents du colérique qui perd ses mots)

 

 

 

Merci pour tes lettres, que je lis et médite, si je n'y réponds pas souvent.

 

Ceci, en plein dans le mille : "L’humour est le jeu de tenter de rester inconnu aux yeux de la totalité des vivants."

 

 

 

A toi,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Extraits d’une lettre antérieure (tome 2).

 

 

 

 

 

 

Dans Le Dictionnaire Egoïste de la Littérature Française de C. Dantzig, je lis ceci au sujet de Vialatte qui me semble proche d’un des aspects de ton style, « Son génie, c’est la prolongation. Là où tout écrivain ayant procédé à une comparaison s’arrête, Vialatte continue et réussit à ne pas être lourd. Au contraire même plus il ajoute, plus il devient léger. Il a cousu les morceaux d’une montgolfière. »

 

A propos de Rivarol, Dantzig remarque aussi « Rivarol ramène tout à la proportion: ainsi quand il dit qu’on ne peut jamais dire avoir vu « Une puce étendue de tout son long. » Cette phrase de Rivarol pourrait être de Lichtenberg. Il y a chez l’un et l’autre une sorte d’irrationalisme virtuel provoqué par excès de discernement raisonnable.

 

 

 

Dans une interview avec P. Riendeau, pour justifier ta pratique de l’ironie, tu dis ceci « Faire absolument corps avec ses phrases équivaut à redoubler péniblement l’encombrement de ce corps, j’écris plutôt pour en sortir. » L’ironie serait ainsi pour toi une façon d’éviter que le livre se change en deuxième corps. L’ironie serait ainsi le signe que tu préfères que le livre dédouble la pensée (ou le cerveau) plutôt qu’il ne répète le corps. C’est sans doute là, la différence la plus flagrante entre nous. Tu écris pour sortir de l’encombrement du corps par la pensée, par la liberté de la pensée. J’écris à l’inverse pour sortir de l’encombrement de la pensée par le corps, par l’aisance du corps.

 

Je ne sais si tu considères le livre comme un second cerveau, un double de la pensée ou une seconde pensée, un double du cerveau. J’ai plutôt la sensation qu’écrire c’est devenir une chose. Le livre survient ainsi comme une chose unique qui n’est jamais le double de quoi que ce soit, pas même du corps. Le livre apparaît ainsi comme une chose unique qui répète le corps sans le redoubler. Par le livre la différence entre le corps et la pensée disparaît, la chair coïncide avec l’âme afin d’apparaître comme chose unique de la répétition c’est à dire de l’extase.

 

 

 

(…)

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris