Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Il y a selon toi une antériorité absolue du temps. Le temps est à la fois antérieur aux hommes, aux événements, aux choses et même à l’existence, au monde, à l’existence du monde. Cette antériorité du temps n’est pas uniquement celle du passé, elle est celle de la globalité du temps, de son intégralité, de la multitude de ses dimensions (que je préfère appeler ses formes) c’est à dire le passé, le présent et le futur. Cela provoque ce magnifique paradoxe. C’est à la fois le passé qui compose l’antériorité des hommes, des événements et des choses, ainsi que le présent et même le futur. Selon toi, le passé révèle une forme antérieure du monde, le présent révèle une forme antérieure du monde et le futur révèle une forme antérieure du monde. Le problème reste de savoir si passé, présent et futur révèlent la même forme d’antériorité du temps ou des formes différentes, des manières d’antériorité différentes.

 

 

 

Etrangement, dans ses livres Sur le Jadis et Les Paradisiaques, P. Quignard propose une vision du temps qui ressemble parfois à la tienne, même si elle est plus prudente et moins paradoxale. Pour Quignard une sorte de mémoire-oubli est antérieure aux dimensions du temps, antérieure surtout au passé (c’est un aspect sur lequel il insiste), il nomme cette antériorité le Déjà, le Jadis, ou l’Immémorial. Il y a quelquechose d’amusant à comparer ton imagination du temps à celle de Quignard, sans doute l’un des plus austères et dépourvus d’humour de tes contemporains (pour employer un terme dont le sens serait à dé-terminer autrement dit à dérider en compagnie de Derrida)

 

« La forme française jadis se décompose comme ja-a-dis qui peut elle-même se traduire comme Déjà- il y a-des jours. Source qui renvoie à une source qui antécède. C’est ainsi que le jadis structure le temps comme avant. »

 

« Il n’y a aucun Jamais-plus dans le Jadis. Il y a un Jour. Un jour déjà. Un jour encore. Ou plutôt il n’y a même pas un jour opposé à une nuit (même si cette perception est préhumaine). Il y a Il-était-une-fois. » Un jour déjà. Un jour encore. Cela ressemble à du Beckett.

 

« On change de passé alors qu’on ne change pas de Jadis »

 

« Eckhart a écrit : Les jours qui furent il y a six ou sept jours et ceux qui furent il y a six mille ou sept mille ans sont aussi près d’aujourd’hui que le jour que les humains appellent hier. »

 

 

 

Malgré tout cette antériorité absolue du temps n’est pas pour toi divine. Le temps reste athée. Le temps apparaît comme une antériorité athée, une antériorité absolue athée. Le temps apparaît comme antérieur au monde sans le transcender, comme une immanence absolue athée.

 

 

 

 

 

Ton unique acquiescement discret à une conception religieuse de l’univers serait le personnage de l’ange, qui sait se promener comme si de rien n’était d’une forme à une autre du temps. (L’ange est peut-être le jumeau du temps).

 

 

 

Pour toi l’ange c’est ce qui change, c’est ce qui change les hommes et les choses en mots et aussi ce qui change les mots en d’autres mots. Pour toi l’ange, c’est l’instance de la substitution, l’instance de l’interversion, l’instance du vice. Il serait intéressant de distinguer avec précision ce que tu  considères comme métamorphose animale et comme changement angélique, même si tu les allies sans cesse pour provoquer une mutation anthropomorphe.  

 

 

 

L’ange c’est aussi celui par lequel s’échangent les lettres et les messages. L’ange c’est le facteur de Kafka. (Le philosophe G. Agamben  a remarqué que les bureaucrates des romans de Kafka peuvent être comparés à des sortes d’anges. Les anges sont les bureaucrates de Dieu.

 

 

 

Un détail important et même crucial : ne jamais oublier que le diable est un ange, le plus puissant des anges, l’ange de l’orgueil, celui dont la faute et le malheur est d’omettre le monde à travers le pouvoir de négation infinie de sa pensée.

 

 

 

« Que la vie pourrait être pareille à ce nœud d’échangeurs

 

Qui là-bas

 

Dressant ses piliers à des hauteurs de jungle

 

Faufile sur eux un grand huit de rubans

 

Qui plongent, se déhanchent, ondulent des épaules

 

Et s’écartent toujours à l’endroit du cœur

 

(C’est cela le bonheur

 

Dit l’invisible ingénieur arrangeant son bouquet

 

D’arums de bitume emmêlés)

 

Echangeurs émouvants où l’on n’échange rien

 

 

Cathédrale des esquives »                           C. Dantzig

 

 

 

 

 

Dans l’Autofictif tu écris « même les ponts sont des murs, surtout les ponts ».

 

« On pourrait définir Gombrowicz  en disant qu’il était à la fois la contradiction, la répétition, la mythologisation. La contradiction parce qu’il considérait qu’elle était le principe vital de l’art, la condition de l’artiste. Et la contradiction lui permettait de surmonter la répétition qui était pour lui une façon d’objectiver, de matérialiser la vie qui, elle, ne se répète pas mais est remplie de gens qui disent toujours la même chose. Gombrowicz insistait exprès, justement pour lutter contre ces manies inconscientes de répétition. Pour être libre, il faut se contredire; pour se caractériser, il faut se répéter. Gombrowicz utilisait la répétition comme un motif musical constant. Une de ses marottes, à une époque, était de dire, si on parlait d’amour «Mais est-ce que vous savez ce que c’est que l’amour ? L’amour est un pont vert sur un précipice bleu. Et qu’est-ce que c’est que la vie ? ajoutait-il ironiquement, la vie est un pont bleu sur un précipice vert. »   Juan Carlos Gomez

 

 

 

 

 

L’escalier survient parfois comme un pont au-dessus d’un précipice et parfois comme un précipice à la surface d’un pont.

 

 

 

Dans l’Autofictif tu indiques que ton plus ancien souvenir est celui du sol carrelé d’un hall et d’un escalier. Tu évoques une « une volée de marches », ainsi c’est comme si l’escalier était pour toi le lieu où coïncide l’échiquier et l’envol.

 

 

 

L’escalier est l’échiquier de la lévitation. Ou plutôt, l’escalier est à la fois l’échiquier de l’habitude et l’échiquier de la lévitation.

 

 

 

Parfois l’escalier apparaît comme l’échiquier de l’habitude quand il monte et l’échiquier de l’extase quand il descend. Et parfois aussi c’est l’inverse, l’inverse qu’ici à l’instant de la phrase j’ai l’intention de ne pas dire, c’est à dire que je préfère taire.

 

 

 

Dans Logique du Sens, Deleuze écrit que l’humour est de « savoir descendre », la formule pourrait être complétée par la remarque de P. Quignard  « Montataire est un nom inouï comme Descendauciel ». L’humour est ainsi de savoir monter à terre comme de descendre au ciel.

 

 

 

« Il est aussi absurde d’avoir un parti en faveur de l’union et un parti en faveur de la séparation que d’avoir un parti en en faveur de monter un escalier et un parti en faveur de descendre l’escalier. »  Chesterton. Bizarrement le traducteur (?) a utilisé un pronom indéfini après le verbe monter et un pronom défini après le verbe descendre, je ne sais pourquoi. Selon Deleuze, le pronom indéfini est l’indice de l’événement, de l’intensité de l’événement, ce qu’il nomme l’heccéité « Une heure, un jour, une saison, un climat, une ou plusieurs années…une intensité, des intensités très différentes qui se composent, ont une individualité parfaite qui ne se confond pas avec celle d’une chose ou d’un sujet formés...Ce n’est pas l’instant, ce n’est pas la brièveté qui distingue ce type d’individuation. Une heccéité peut durer autant de temps, et même plus que le temps nécessaire au développement d’une forme et à l’évolution d’un sujet. »

 

 

 

Je me souviens de la première fois où nous nous sommes rencontrés dans l’escalier de ton appartement de la rue Bossuet à Dijon, à ta manière de venir au-devant de moi parmi les marches pour annoncer ainsi ta présence;  j’ai eu immédiatement l’intuition qu’il y avait en toi une sorte d’ange de l’escalier.

 

 

 

« Je ne saurai dire avec certitude si mon plus ancien souvenir appartient vraiment à ma mémoire où si je le dois aux images que j’ai souvent vues par la suite des représentations pariétales de Lascaux. »

 

Cependant qui sait si l’escalier n’est pas aussi pour toi une grotte préhistorique où tu t’amuses à jongler avec tes genoux. « et comme une bille chasse l’autre… formidable mais où aller ? » L’escalier deviendrait ainsi le lieu d’oscillation de la grotte préhistorique, le lieu de ravissement de la profondeur même de la terre, le manège par lequel la terre comme le ciel se projettent à l’intérieur du vide de l’utopie. L’escalier deviendrait le manège par lequel la terre à la fois tourne sur elle-même et en dehors d’elle-même, le manège par lequel elle trouve en même temps son axe et sa métamorphose, l’axe de son présent et la métamorphose de son futur.

 

 

 

« Et l’enfant que je fus a sombré dans l’oubli…son tendre squelette éclaté, dissous, ne sera jamais reconstitué. » L’escalier serait aussi le lieu de l’éclatement et de la reconstitution simultanés du squelette, le lieu de son explosion intacte, comme si à chaque marche le squelette se volatilisait dispersé et atterrissait intègre et-ou à l’inverse atterrissait dispersé et se volatilisait intègre.

 

 

 

Comment savoir si le squelette est une aile ou une clef ? Comment savoir si la poitrine est un piano ou un panier ? Comment savoir si le cœur est une hélice ou une nageoire ? Seul l’escalier à chaque marche le sait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris