A propos de Pessoa

 

 

 

Des auteurs comme Bachelard ou Ponge ont essayé de dire avec précision la présence du monde, d’autres à l’inverse comme Borges ou Kafka ont exposé avec une profondeur minutieuse cette intuition selon laquelle la vie humaine était un rêve. Ce qui est prodigieux chez Pessoa c’est qu’il apparait comme le seul qui soit parvenu à tenir en équilibre au point de coïncidence improbable de la présence et du rêve. C’est pourquoi d’ailleurs il est si difficile d’étudier son œuvre avec exactitude et même d’en avoir une expérience assez nette. L’œuvre de Pessoa parce qu’elle oscille à chaque instant entre deux pôles inconciliables semble se dérober à l’expérience même. Ainsi la lecture de l’œuvre de Pessoa donne souvent l’impression de rester lacunaire, lacunaire parmi l’exhaustivité même. Cette exhaustivité lacunaire de l’œuvre serait la structure même de l’ennui, de l’intranquillité, de l’ennui intranquille. Pessoa est un très grand poète de l’ennui, avec beaucoup plus d’élégance il me semble que Baudelaire parce que sans aucune emphase. Il y a des formules à propos de l’ennui dans Le Livre de l’Intranquillité que je trouve inoubliables. « Dans tout cela, qu’y a-t-il d’autre que moi ? Ah, mais l’ennui  c’est cela, simplement cela. C’est que dans tout ce qui existe -ciel, terre, univers- dans tout cela, il n’y ait que moi ! » (…) J’en suis arrivé au point où l’ennui est devenu une personne réelle, la fiction incarnée de mon rapport avec moi-même. » « L’ennui est bien la lassitude du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi la lassitude d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe - ou du néant, si c’est lui l’éternité. »

 

Une tristesse précautionneuse hante presque chacune des pages de Pessoa. Pessoa est un génie prudent et sans joie. En cela il serait l’exact opposé de Chesterton. Il y a chez Pessoa une sorte d’automatisme administratif du génie (assez proche de celui de Kafka). A lire Pessoa, il est parfaitement évident que les pages qu’il écrit ne modifient jamais sa vie et pas même son humeur du jour. Pessoa semble écrire uniquement parce qu’il ne peut pas faire autrement, selon une sorte de devoir absurde, tel un forçat de l’effacement, un forçat de la discrétion. Il y a une très grande patience dans le style de Pessoa, une patience dépourvue d’intention et de but, une patience inutile, une patience vaine qui serait celle du néant même, de la distraction du néant. Pessoa avec sa lucidité habituelle le savait d’ailleurs très bien. « Même écrire a perdu de son charme pour moi. Non seulement exprimer des émotions, mais aussi modeler longuement des phrases, tout cela est devenu si banal que j’écris comme on boit ou comme on mange, avec plus ou moins d’attention, mais partagé entre une indifférence distraite et une attention dépourvue d’enthousiasme et de feu. »  

 

« Oui, je vais essayer d’être car je pense qu’il est orgueilleux de ne pas être. » A. Porchia.

La tonalité étrange de l’écriture de Pessoa serait ainsi celle d’un mélange d’extrême orgueil et d’extrême modestie, l’orgueil modeste (ou la modestie orgueilleuse) de ne pas être.

 

 


















Cher Boris,

c'est étonnant, toutes les phrases de Pessoa que tu cites sont aussi celles dont je me souviens. J'aime beaucoup ce que tu dis de son "automatisme administratif du génie". Tes intuitions sont toujours justes ; ta force est de savoir les saisir sans froisser leurs ailes de papillons.

 

(…)

 

A toi,

Eric