Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

En attendant l’envoi des extraits que tu as choisis, je t’adresse quelques fonds de tiroirs à tire-larigot.

 

 

 

 

 

Dans son journal, Gombrowicz écrit « Lundi : moi. Mardi : moi. Mercredi : moi. Jeudi : moi. Vendredi : Moi. Samedi : moi. Dimanche : moi. »

 

Il y a deux manières de considérer cette phrase. Soit, la conscience de l’identité abolit la forme multiple du temps. La conscience de l’identité anéantit en les indifférenciant les jours multiples de la semaine. Soit à l’inverse, les jours de la semaine diffractent (schizophrénisent) l’identité. Il y a autant de formes différentes du moi qu’il y a de jours. Le moi n’est jamais identique à lui-même parce qu’il se tient en contact avec la multitude des jours.

 

 

 

« Comment peut-on encore être jumeaux à 73 ans ? »

 

Ainsi l’âge à savoir l’insistance du temps est ce qui détruit à la fois l’identité et la ressemblance. L’âge comme insistance du temps abolit à la fois la ressemblance à soi-même et la ressemblance à l’autre. A force d’exister par le temps, nous ne ressemblons plus ni à nous-mêmes, ni à l’autre, nous ressemblons précisément uniquement au temps, à la forme incomparable du temps.

 

 

 

« Peut-être l’homme au fil des âges a-t-il omis d’inventer un objet aussi important que la chaise et ne s’en avisera-t-il jamais ? »

 

La forme incomparable du temps serait peut-être ainsi l’élision d’une invention ou même l’élision d’une civilisation. La forme incomparable du temps serait ce qui apparait toujours déjà oublié, ce qui apparait toujours déjà oublié avant même d‘exister.

 

 

 

Dans La Vie Filtrée M. de Chazal développe une théorie des cinq degrés du temps. Ce qui correspondrait à ce qui est pour toi l’antériorité du temps est ce qu’il nomme le temps spirituel « Ici n’existe qu’un temps de base, qui ne varie point de seconde en seconde, d’heure en heure, et rarement d’année en année, mais qui est basé intrinsèquement sur le rythme intérieur de notre vie profonde, sur la qualité invariable de notre être essentiel dans la suite des jours, et que n’altèrent que les grandes conversions, les révolutions totales de la vie âmatique et de l’être profond. » C’est du Chazal un peu flou, cependant j’ai le sentiment que parce que ce temps met en relation rythme intérieur et quasi invariabilité des jours il y a là quelquechose qui ressemble à ton intuition d’une forme antérieure du temps.    

 

 

 

« En 2008, les gens se croisaient dans les airs,
Au volant de coléoptères,

 

Supersoniques, mais silencieux.
En 2008, il y avait des immeubles mous
qui se transformaient tout à coup
Au gré des climats capricieux.
En 2008, les couleurs étaient incroyables
D'ailleurs, elles étaient innommables !
On en parlait comme des dieux.

2008, C'était comme ça en 1978 »

 

                                                             Philippe Katerine

 

 

 

 

 

2008, C'était comme ça en 1978.  Ainsi Pour Katerine le futur apparait comme le comme ça du passé. Le futur apparait comme la pulsion de comme du passé. Le futur apparait comme la pulsion de comme antérieur du passé.

 

 

 

 

 

« Souvent on dit une grande parole pour empêcher une petite de venir. » H. Michaux

 

La parole idéale (la parole élevée) n’est parfois que le masque d’une parole vulgaire. Cette remarque est celle de la vision cynique. Cependant le problème inverse existe aussi. Nous disons des paroles banales pour empêcher de grandes paroles d’apparaitre. Nous parlons de façon banale parce que nous avons peur de la grandeur hypothétique qui est en nous. Ou plutôt parce que nous avons peur de ce qui vient de nous et apparait pourtant beaucoup plus grand que nous. Nous disons des paroles banales parce que nous n’avons pas l’audace de provoquer une forme sublime qui somnole à l’intérieur de nous et qui à l’instant où elle se réveille devient instantanément plus grande que nous. Nous disons des paroles banales simplement parce que nous avons peur de l’existence du sublime (sublime qui existe à la fois à l’intérieur de chaque chose du monde comme à l’intérieur de la chair humaine).

 

 

 

« La timidité… Je m’abrite derrière l’écran rouge de mon sang comme un suicidé. »

 

En effet, l’homme timide se cache derrière le simulacre de son suicide. L’homme timide reste caché derrière l’avortement de son suicide. Si la timidité est ainsi définie, Cioran serait l’emblème même de l’homme timide. Et à l’inverse aussi, le suicidé se dissimule derrière l’aspect invisible et indicible de sa timidité. Il y a des hommes qui se suicident parce qu’ils n’ont pas le courage de dire ou de donner à voir la forme de leur timidité.

 

 

 

A propos de la formule « La farine et l’argent de la farine, c’est l’hostie. » Je dois confesser (et j’espère ce faisant être absout) que j’étais un peu jaloux de ta désignation du lingot d’or par le détournement de l’expression conventionnelle le beurre et l’argent du beurre. En effet j’avais depuis longtemps moi aussi l’impression que cette expression définissait à la perfection un objet, cependant je ne parvenais pas à savoir lequel. Voilà, tu l’as trouvé avant moi. Cette définition je l’avais sur le bout de la langue, il n’est donc pas surprenant que ma déception se soit transposée en hostie. Et puis c’était aussi une façon de te rendre la monnaie de ta pièce, dans une sorte de mélange de vengeance et d’hommage. (Bloy a écrit un livre entier Exégèse des Lieux Communs pour mettre en évidence la profondeur métaphysique qui hante les expressions les plus banales. En cela Bloy et Flaubert se ressemblent.)

 

 

 

Il y a dans ta manière de parodier le haïku un aspect étrange. En effet le haïku instaure une sorte de sagesse tautologique. Tu joues à renverser cette tautologie et pose ainsi le problème de savoir si l’inverse d’une tautologie est elle aussi une tautologie ou non. Selon Barthes le haïku n’est pas une forme purement tautologique, il est plutôt la forme d’un retour de la tautologie. Le premier temps de la tautologie est pour Barthes celui de la bêtise (je dirais plutôt celui de la stupidité) et le second temps celui de la sagesse, de la sagesse comme savoir vide. Tu révèles un troisième temps du haïku, celui d’un savoir vide à l’envers.  

 

 

 

Une coïncidence entre deux plaisanteries métaphysiques. « Et dans le monde que je créerais: une deuxième tête sur nos épaules quand on hésite entre deux chapeaux. » « L’air digne d’un homme qui ignore s’il a mis (…) le chapeau droit sur la tête gauche. »  Macedonio Fernandez (Papiers de Nouveauvenu et Continuation du Rien).

 

 

 

Post-scriptum : Puis-je te demander une faveur ? Si ce n‘est pas pour toi techniquement trop fastidieux, pourrais-tu m’envoyer tes articles du Monde des Livres à partir d’octobre 2012. En effet à la fin de septembre 2012, j’ai cessé de les photocopier à la bibliothèque d’Angers, justement parce que photocopier un journal avec une photocopieuse qui cadre les feuilles de façon anormale a un aspect fastidieux, cela est similaire à se changer en une sorte de toréador idiot parmi un poulailler de moucherons ou encore en une sorte de personnage de Jacques Tati égaré dans un film de Bergman.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                  A Bientôt             Boris

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

Sur la parole idéale et la parole banale, sur la timidité, quelle sagacité sensible ! Tu es si pudique et secret souvent que l'on risquerait de te prendre pour un pur esprit, eh bien non, cette pénétration en atteste !

 

 

 

Je t'enverrai bien les articles, mais si je possède les fichiers, je n'ai pas du tout les dates de leur publication en tête. Je t'en joins quelques-uns au hasard.

 

(…)

 

A toi,

 

Eric