Bonjour Eric,

 

 

Remarques diverses à propos de l’attentat contre Charlie Hebdo.

 

 

Devant une telle situation de criminalité parfaitement stupide, j’aurais d’abord tendance à reprendre la phrase de K. Kraus au sujet d’Hitler. « A propos d’Hitler il ne me vient rien à l’esprit. ». Il me semble en effet que cet attentat est un acte de stupidité plutôt que de bêtise, autrement dit un avatar de la stupeur, une sorte d’acte de peur mimétique pour reprendre et modifier la théorie du désir mimétique de R. Girard.

 

« Puis la bêtise ne consiste pas seulement en un défaut de l’entendement, explique Musil. Elle peut naître aussi d’une simple « défaillance », quand la peur ou la surprise nous inspirent des réactions totalement inappropriées à la situation ; »

Ce que Musil dit ici de la bêtise je le dirais donc quant à moi de la stupidité de la stupeur, stupidité de la stupeur qui est malheureusement à la fois celle des terroristes lorsqu’ils assassinent et celle des démocrates lorsqu’ils sont les victimes d’un assassinat.

 

Dans un livre sur les attentats du 11 septembre 2001, J. Baudrillard remarquait que ce qui différenciait désormais les hommes des sociétés capitalistes de leurs ennemis c’est qu’ils n’avaient plus l’aptitude à mourir pour leurs idées autrement dit à échanger leur pensée  contre leur mort. « Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l’irruption brutale de la mort en direct, en temps réel, mais par l’irruption d’une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c’est-à-dire l’événement absolu et sans appel. » Pour Baudrillard l’homme des sociétés capitalistes occidentales n’avait plus ainsi l’aptitude à devenir un martyr. Il me semble malgré tout qu’après cet attentat contre Charlie Hebdo, Charb, Cabu, Wolinski et Tignous sont sans doute devenus les premiers martyrs de l’humour, étranges martyrs, martyrs involontaires, martyrs par hasard et quasi malgré eux (à l’exception peut-être de Charb qui avait sans doute le plus nettement conscience de la situation où il se trouvait ; sa phrase par exemple « Je préfère mourir debout que vivre à genoux. »)

 

L’événement de ces morts a suscité une communion spontanée gigantesque. Cette communion avait cependant un aspect paradoxal. En effet le slogan de ralliement « Je suis Charlie. » était un slogan d’identification individualiste. Le slogan n’était pas « Nous sommes Charlie » c’est seulement ensuite que le slogan est devenu tel dans les journaux. Il est donc remarquable que ce slogan ait été celui de la revendication d’un je. Ainsi ce que cette communion du deuil a attesté c’est une sorte d’individualisme de masse.

 

Comme les fleurs lors des enterrements, cette pancarte « Je suis Charlie » était à la fois l’indice d’un vouloir dire quelque chose et l’indice de l’impossibilité de dire cette chose. Le slogan sur la pancarte était ce qui remplaçait une parole alors indicible. Pourquoi pas d’ailleurs, c’est précisément l’usage des objets rituels depuis toujours, celui de remplacer une parole défaillante. Ce qu’il serait intéressant cependant de savoir c’est pourquoi ce sont désormais des slogans, des sortes de logos, de slogans-logos qui sont utilisés en tant qu’objets rituels. 

 

« Je suis Charlie. » est évidemment une façon de s’identifier à la victime elle-même. Il y a eu d’ailleurs aussi une modification intéressante de ce slogan. Des gens portaient parfois des pancartes où était inscrit le mot Chialer (anagramme de Charlie) à travers cet acte ils changeaient alors ce magazine du rire vengeur en magazine des larmes victimaires (idéologie de la victime triomphante dont s’est molièresquement moqué P. Muray.). De même encore la une de Charlie après l’attentat a choisi de proposer l’image d’un Mahomet en larmes.

 

Il me semble surtout que l’aspect essentiel de cet événement c’est que les terroristes ont attaqué un journal d’humour. Les terroristes n’ont pas attaqué des banques, les banques du capitalisme (comme lors des attentats du 11 septembre 20001), ils ont attaqué des journalistes et des humoristes du capitalisme. Il y aurait en effet peut-être une relation entre l’argent et l’humour, entre le capitalisme et l’idéologie du second degré obligatoire, entre le capitalisme et l’automatisme de l’humour (cette addiction à l’humour dont tu parles dans l’Autofictif à propos des doses d’humour vendues à la façon de sachets de drogue). 

 

Il y a dans la société actuelle une tendance à revendiquer une sorte d’immunité ou d’impunité de l’humour, comme si désormais l’humoriste avait tous les droits sans avoir cependant aucun devoir, comme si l’humoriste n’avait plus à répondre de la valeur de son rire devant les autres. Quelqu’un comme Stéphane Guillon est l’exemple parfait de cette attitude. Il me semble que c’est une conception assez veule et mesquine de l’humour. A l’inverse quelqu’un comme Choron (le fondateur de Charlie Hebdo) avait une vision beaucoup plus héroïque et même tragique de l’humour. Choron savait par exemple très bien que l’humour est une arme, une arme symbolique soit, une arme malgré tout. Et que par conséquent  il n’y avait pas à s’indigner niaisement si le rire suscitait l’agressivité de celui qui était ridiculisé. Choron pensait qu’il n’y avait pas à se plaindre de cela et qu’il était seulement nécessaire de combattre encore et encore l’homme stupide. En cela Choron avait une vision à la fois violente et noble, violemment noble de l’humour. Son humour était presque nietzschéen. L’humour de Choron était acharné, cruel et dépourvu de compassion. (P. Thiellement a écrit dans son livre Tous les Chevaliers Sauvages des pages superbes sur l’humour de Choron. « L’humoriste classique fait des blagues sur les Belges, les blondes, les Noirs : les minorités quoi. Choron a fait des blagues sur les chaussettes, le dictionnaire, l’opéra, la baguette, la soupe, les saucisses, les tourne-disques et le cosmos, c’est à dire ce que tout le monde estime évident, mais qui ne l’est pas du tout, ni dans son origine, ni dans ses fins. » )

 

Les apologistes bien-pensants de la liberté d’expression font semblant de ne pas voir qu’une caricature est aussi une offense et parfois une insulte, qu’une caricature aussi attente à l’existence de l’autre, qu’elle est aussi une sorte d’attentat mental. Et ce qui est alors gênant dans cette apologie sans condition de la liberté d’expression humoristique c’est que ceux qui la revendiquent estiment que cette logique de la dérision, de la dérision libre (et d’ailleurs aussi de la liberté dérisoire) est la seule qui soit universellement légitime. L’humour n’est plus alors une hypothèse d’existence comme l’est aussi la croyance religieuse (pour reprendre une formule de P. Jourde Une hypothèse qui s’appelle Dieu). L’humour ce serait la vérité même. Et parce que l’humoriste détiendrait prétendument cette vérité, il aurait alors le droit de juger les hypothèses d’existence des autres en tant qu’erreurs. C’est quasiment un problème kantien, les apologistes de la liberté d’expression confondent le vrai et le bien, ils pensent que leur bien est aussi le vrai. Cette façon de confondre le vrai et le bien est sans doute un défaut essentiellement chrétien, celui de la « connaissance du bien et du mal ». L’arrogance de l’homme occidental c’est celle de la morale qui est une autre sorte de fanatisme, fanatisme moral d’ailleurs plus hypocrite, plus sournois que le fanatisme religieux. Il y a ainsi dans cette outrecuidance moralisatrice de l’homme occidental un aspect déplaisant et d’ailleurs aussi extrêmement ridicule. C’est pourquoi il me semble qu’il serait peut-être temps d’apprendre (pour modifier une formule de Michaux) à détruire le barrage du savoir de son rire plutôt que de s’y assujettir sans cesse. Comment jouer à détruire le barrage du savoir de son rire il me semble que c’est une acrobatie mentale maintenant nécessaire. (C’est ce que P. Thiellement appelle l’humour blanc.)

 

« Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. »  Robert Musil

C’est en effet aussi un des aspects du problème. Il serait ainsi préférable de se demander s’il n’est pas discutable de relier obligatoirement l’humour au progrès : une des valeurs de l’humour étant précisément de mettre en évidence le leurre de cette croyance en un quelconque progrès moral humain.

 

Evidemment pour revendiquer la liberté d’expression il faut aussi d’abord croire à la valeur même de la liberté. Sur ce point Lichtenberg est comme toujours extrêmement intrigant. « Qu’une hypothèse fausse est parfois préférable à une hypothèse exacte, la liberté humaine en est la preuve. L’homme est, sans aucun doute, non-libre. Mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser égarer par une telle intuition. A peine un homme sur mille dispose du temps et de la patience nécessaire, et de ces centaines, un seul à peine en possède l’esprit. C’est pourquoi la liberté est la conception la plus commode, et restera à l’avenir la plus courante (…). » 

 

Il y aurait sans doute un autre point où je retrouverais peut-être la pensée de Baudrillard, ce serait celui de la violence comme forme d’expression. La société démocratique revendique en effet la liberté d’expression sans accepter cependant la violence comme une forme d’expression. Selon la logique démocratique, la violence nie obligatoirement l’expression, la violence n’exprime rien ou encore la violence n’exprime rien d’autre que la haine. Selon la logique démocratique, la violence n’est jamais une manière de parler, elle est obligatoirement assimilée à ce qui nie la parole. Pourtant parfois aussi la violence apparait comme la manière de parler de ceux à qui il est interdit de parler. (Même si je ne pense pas que ce soit ici le cas.) (Ce qui parvient à montrer la violence comme expression, la violence comme forme ce serait d’ailleurs le cinéma plutôt que la littérature, je pense ainsi par exemple aux films de J.P Melville, Le Samouraï, d’A. Penn, Miracle en Alabama, Bonnie and Clyde, ou de M. Cimino, The Deer Hunter.)

 

Ce refus de la violence comme forme d’expression vient sans doute aussi de notre vision hypocrite de la révolution française. Ce que les apologistes du droit à la liberté d’expression refusent presque toujours d’admettre, c’est que le droit à la liberté d’expression ne s’est imposé que par la plus extrême violence, que le droit à la liberté d’expression n’est parvenu paradoxalement à s’imposer que par la terreur même. Ce que les démocrates refusent le plus souvent d’admettre c’est que ce qui impose une vision politique radicalement nouvelle c’est toujours une forme de violence (à moins d’avoir l’audace politique de Gandhi). Il est par exemple assez contradictoire que des manifestants aient choisi de chanter spontanément la Marseillaise pendant les rassemblements de deuil sans avoir conscience de chanter alors aussi un appel au meurtre : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons. » (« Les Français sont le peuple dont on peut dire : pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils chantent. » P. Sloterdijk  Les Lignes et les Jours.) C’est pourquoi pour essayer de le dire de manière schématique, il me semble que nous ne parviendrons jamais à comprendre le terrorisme tant que nous n’aurons pas une vision beaucoup plus nette et aussi plus honnête de la terreur pendant la révolution française. 

 

Pour être franc, je me méfie beaucoup des tendances à l’unanimisme. En effet comme le dit très bien R. Girard, lorsqu’un mouvement social ou politique est unanime c’est toujours parce qu’il vise un bouc émissaire. Le bouc émissaire dans ce cas c’est sans doute l’islam, la religion de l’islam en général et non l’islam fanatique. 

 

Après l’attentat, un des rares survivants du massacre le dessinateur Luz a eu la lucidité de dire que l’unanimisme du deuil après cet attentat était en contradiction avec l’esprit même de Charlie.

 

Mais ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression !  (…) On doit porter une responsabilité symbolique qui n’est pas inscrite dans le dessin de Charlie. (…) Au final, la charge symbolique actuelle est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé : détruire les symboles, faire tomber les tabous, mettre à plat les fantasmes. C’est formidable que les gens nous soutiennent mais on est dans un contre-sens de ce que sont les dessins de Charlie. (…) Charb estimait qu’on pouvait continuer à faire tomber les tabous et les symboles. Sauf qu’aujourd’hui, nous sommes le symbole. Comment détruire un symbole qui est soi-même ?

 

La raison pour laquelle Luz refuse cette communion unanimiste du deuil est aussi très intéressante. Selon Luz, ses amis ne doivent pas devenir après leur mort les symboles de quoi que ce soit parce que l’esprit même de Charlie est de refuser les symboles. Et ce serait peut-être là d’ailleurs où l’argent et l’humour bizarrement se rejoignent. L’argent et l’humour désirent désymboliser, même si la désymbolisation de l’argent et la désymbolisation de l’humour sont souvent très différentes. Ainsi à propos de l’humour, ce serait à nuancer. Il y a des formes d’humour qui désymbolisent pour resymboliser autrement, ce serait le geste par excellence de ton écriture. Et il y a des genres d’humour qui ne font rien d’autre que désymboliser, autrement dit l’humour en tant qu’acte nihiliste.

 

Ce que les islamistes fanatiques ne pardonnent pas aux dessinateurs de Charlie c’est avant tout d’avoir dessiné une image de Dieu. En effet pour la religion de l’islam, Dieu se situe justement au-delà même des images. Pour la religion de l’islam, ce qui est blasphématoire ce ne sont pas comme pour le christianisme les aspects dévalorisants de l’image de Dieu, c’est l’image même de Dieu, c’est que Dieu soit changé en image. Et c’est sans doute d’ailleurs ce qui différencie profondément la civilisation occidentale et la religion de l’islam : la croyance ou non en la valeur de l’image. Et sur ce point paradoxalement c’est la civilisation occidentale qui continue à croire en l’image même si elle ne croit plus en Dieu alors qu’à l’inverse la religion de l’islam croit en Dieu sans croire en l’image. 

 

On va continuer à faire nos bonshommes. Notre boulot de dessinateur est de mettre le petit bonhomme au cœur du dessin, de traduire l’idée qu’on est tous des petits bonhommes et qu’on essaie de se démerder avec ça. C’est ça le dessin. Ceux qu’on a tué étaient juste des gens qui dessinaient des bonhommes. Et aussi des bonnes-femmes.  Luz

 

C’est cependant à une telle représentation de la vie que la religion de l’islam s’oppose. Pour la religion de l’islam, Dieu ne ressemble pas à un homme, Dieu n’est pas un petit bonhomme. Pour la religion de l’islam, Dieu ne ressemble ni à un petit ni à un grand homme, ni encore à celui que tu appelles notre homme (dont la singularité est d’être identique à tous les hommes).

 

« Comment lutter dès lors contre cette bêtise insidieuse qui semble se trouver au départ et à l’arrivée de toute entreprise humaine ? Selon Musil, il n’existe qu’un remède : l’humilité. »

J’ai comme Musil le sentiment qu’il est extrêmement important de sauvegarder l’humilité de l’humour pour ne pas céder à l’orgueil de l’ironie. C’est d’ailleurs aussi ce que pensait Chesterton. « L’humour correspond à l’humaine vertu d’humilité (…) car, sur le moment, il a plus le sens des mystères. » Je modifierais malgré tout un peu la formule de Chesterton. En effet je ne suis pas certain que l’humilité soit une vertu si appréciée que cela parmi les hommes. Ainsi avoir l’intuition du mystère ce serait une manière d’accomplir une distinction entre l’humilité et la petitesse, entre l’humilité de l’humour et la petitesse de l’humanité.

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris