Bonjour Eric,

 

 

Je viens de découvrir un documentaire à propos d’Arno Schmidt sur internet. Je ne sais si tu l’as déjà vu. Le titre est très bon je trouve : A. Schmidt, le Cœur dans la Tête (et par conséquent aussi le cerveau à l’intérieur de la poitrine). Les diverses interventions des témoins de sa vie et des commentateurs de son œuvre sont d’un niveau correct. (Une M. Darrieussecq assez radieuse s’y débrouille par exemple plutôt bien avec quelques remarques honorables.)

 

Une déception cependant, dans une interview télévisée Schmidt parle alors en allemand. Je m’attendais plutôt à ce qu’il parle en Arno Schmidt ! Je plaisante, malgré tout ce qui est étrange c’est qu’en regardant et en écoutant cette interview, j’ai été effectivement déçu de ne pas parvenir à retrouver immédiatement son style à l’intérieur même de sa parole. Il me semble que c’est la première fois que j’éprouve un tel sentiment envers un auteur. Cela n’avait rien à voir avec le stéréotype de l’homme-qui-n’est-pas-à-la-hauteur-de-son-œuvre ; l’homme A. Schmidt est en effet très impressionnant. C’est plutôt comme si je ne parvenais pas à admettre qu’A. Schmidt ne soit pas devenu intégralement un livre, un livre vivant, une œuvre incarnée. Pour être honnête, sa manière de parler n’est d’ailleurs pas tout à fait identique à celle d’un allemand. Il y a dans son maintien une forme de mépris anglais et dans son phrasé une sorte de sarcasme flûté assez français. Comme pour Joyce, il y a un cosmopolitisme spontané dans le phrasé de Schmidt, à cette grande différence près que le cosmopolitisme de Joyce est cérébral tandis que celui de Schmidt est cardiaque, quand bien même son cœur se trouve à l’intérieur de sa boite crânienne. Le style de Schmidt ce serait ainsi l’esperanto acharné du désespéré.

Manifestement cela l’ennuie prodigieusement de répondre ainsi aux questions d’un humanoïde simili-lettré. Pendant l’interview il explique avec un cynisme sidérant que l’écrivain doit s’abstenir d’avoir des sentiments envers quiconque s’il souhaite pouvoir parler des autres avec précision. A cette époque, j’ai l’impression que Schmidt était presque parvenu à dompter sa démence par l’écriture de son œuvre, cette démence si superbement flagrante dans ses photographies de jeunesse où il apparait assis dans l’herbe, vêtu de noir, parmi les hautes herbes, d’ailleurs dites folles elles aussi. De cette démence il ne reste plus alors que la vibration immaitrisable et quasi satanique de son sourcil droit qui lézarde soudain sa tempe à chaque fois qu’il doit répondre à une question qui l’agace. (Sa manière aussi de commencer par répondre Nein avec une détermination acide à une question insignifiante.) Pendant cette interview face au journaliste de télévision il se tient avec une extrême vigilance, aussi méfiant que le personnage principal de la République des Savants lorsqu’il parle à ses différents interlocuteurs.

 

Ce qui est passionnant dans le documentaire ce sont surtout les images des lieux où A. Schmidt a vécu. La petite cour d’un village de campagne où il a écrit si je me souviens bien Léviathan, à l’intérieur d’une chambre d’où il saluait ses voisins de passage par la fenêtre ouverte. « Pour nous, c’était quand même un fainéant, dit l’une des voisines, parce qu’il n’aidait jamais aux travaux de la campagne. » Il y a aussi évidemment la petite maison de la fin face à la lande allemande vide, entourée de poteaux impitoyables et de barbelés absurdes. Schmidt a ainsi construit de manière ultra-cinglée le camp de concentration d’un chez-soi en plein milieu d’un paradis de champs déserts.

 

Le documentaire propose aussi de nombreuses photographies de Schmidt. Ce qui est remarquable c’est que les photos prises par Schmidt sont aussi extraordinaires que les photographies où Schmidt apparait photographié par d’autres. Il me semble qu’il est extrêmement révélateur que Schmidt soit ainsi à la fois un photographe extraordinaire et une figure extraordinairement photogénique. En effet ce qui apparait fabuleux dans l’art de Schmidt c’est précisément de parvenir à figurer paradoxalement sur la photographie verbale qu’il prend. Le génie de Schmidt c’est précisément de toujours figurer sur la photographie verbale qu’il donne violemment à voir ; ne serait-ce que comme une ombre portée à contre-jour qui dévore ainsi le premier plan de l’image (une de ses photographies les plus connues).

 

Il y a encore quelques images où A. Schmidt marche sur un chemin dans la campagne non loin de sa maison. Sa dégaine ressemble alors à celle de Glenn Gould. Et son charisme y apparait aussi ahurissant que ridicule. « Mon chemin allait s’inclinant ; (comment ça               « mon » ? ; le chemin plutôt ; je n’ai pas encore réussi au point où je serais propriétaire d’un chemin. » Schmidt y oscille aberrant avec une sorte de splendeur amochée. « L’artiste n’a pas le choix, exister en tant qu’homme ou en tant qu’œuvre ; dans le second cas, on s’abstiendra d’examiner le reste amoché… » Schmidt ressemble ainsi à un Chet Baker de la lande ou à un Humphrey Bogart des hautes herbes.

 

Il y a aussi des images de la piscine dont parle Schmidt dans la première nouvelle de Vaches en Demi Deuil (Les Moulins à Vent). Schmidt y apparait habillé debout au bord d’un bassin. (Le commentaire indique qu’il ne se baignait jamais.) Il a alors l’allure d’un voyeur éhonté. Son attitude semble dire « Je suis là pour regarder, pour examiner dans leurs moindres détails les figures du monde qu’elles soient humaines ou inhumaines. C’est ainsi. C’est ma profession. »

 

Dans le documentaire il est encore indiqué que la femme de Schmidt se plaignait souvent de ne jamais voyager de manière insouciante. En effet pour Schmidt voyager, aller quelque part c‘était toujours déjà quelque chose comme accomplir une sorte d’arpentage sensoriel pour un livre futur.

 

J’ai toujours considéré Schmidt comme un chimiste des schismes et des chemins, un chimiste des schismes instantanés des chemins. D’où l’aspect séismique de sa phrase. Il y a des improvisations de géographe dans l’écriture de Schmidt. L’écriture de Schmidt jazze le paysage. Ainsi dans les livres de Schmidt même quand le paysage apparait calme, le paysage aussi tremble, se scinde et défaille de partout. Schmidt est l’extravagant paysagiste du partout, l’extravagant paysagiste de la panique instantanée du partout. Schmidt évoque à chaque instant la partouze d’épouvante du paysage, la partouze d’épouvante tranquille du paysage.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris

 



















Tu as décidément une intelligence étonnante des phénomènes littéraires que tu pénètres par sagacité, comme un insecte (j'allais dire un parasite, mais il en est de remarquables) entre dans le corps de son hôte en perçant son quelconque tégument de sa tarière aiguisée et que tu habites ensuite et comprends de l'intérieur. Cela te donne un point de vue tout à fait nouveau sur des objets parfois bien fatigués par le commentaire. Barthes avait aussi ce don, même si vos méthodes diffèrent.

 

Je suis en contact avec un comédien allemand résidant en France, Hubertus Biermann, qui est un fou de Schmidt. Il a créé une pièce autour de ses dernières années dans la fameuse maison de Bargfeld. Je n'ai pu voir le spectacle, mais il m'a envoyé le lien vers un montage de celui-ci, je te donne ci-dessous les références. C'est un peu court pour en juger, mais ils ont retrouvé ce décor hopperien des photos qui illustrent les livres chez Tristram, et le texte est fait surtout des propos de cette interview que l'on voit en effet dans le très bon documentaire dont tu me parles.