Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

J’ai parlé de l’existence de tes livres avec Rita Gombrowicz. La conversation a eu lieu devant un escalier que nous venions de descendre l’un à côté de l’autre.

 

 

 

Rita Gombrowicz est venue présenter la réédition de son livre Gombrowicz en Argentine au théâtre du quai à Angers avant la représentation d’un patchwork d’extraits de pièces, de romans et de journal de Gombrowicz. Elle a fait une petite conférence. 70 ans environ, habillée d’un ensemble jupe-tailleur vert sombre et beige, harmonieusement coiffée, la voix à la fois tranquille et légèrement émue, les yeux très clairs, le visage entre une Nicole Calfan âgée et une Nicole Courcel encore jeune. Elle a parlé de manière sobre et nette, sans aucune vanité, à la fois posée et prolixe.

 

J’ai attendu un peu avant de parler, et puis après quelques questions fastidieuses adressées par des gens qui n’avaient jamais lu Gombrowicz, j’ai quasiment confisqué la conférence pour moi seul. Il y a en effet des jours où il m’est difficile de rester bienveillant envers la connerie culturelle de mes contemporains, les jours par exemple où j’ai la chance de pouvoir parler avec la femme d’un génie. Je suis intervenu une dizaine de fois pour l’orienter sur ce que je voulais savoir et j’ai ainsi appris beaucoup de choses.

 

Rita G a parlé de l’élégance vestimentaire de Gombrowicz, de sa gourmandise aussi, de son intransigeance cependant alliée à son incessante stratégie publicitaire. 

 

Rita G a insisté sur sa situation d’exilé qu’il ressentait à la fois comme un bonheur et une malédiction, un bonheur maudit. Rita G a dit que c’est comme si Gombrowicz avait vécu l’intégralité de sa vie nulle part. Je lui ai fait remarquer que vivre nulle part était aussi une manière, en nous souvenant d’Ubu Roi de Jarry « la scène a lieu en Pologne c’est à dire nulle part » de transporter partout la Pologne avec lui. Elle a acquiescé.

 

Je lui ai aussi demandé si Gombrowicz s’intéressait à d’autres écrivains vivants ou s’il les dédaignait. Elle m’a surpris en indiquant l’estime de Gombrowicz pour Thomas Mann. Elle a aussi évoqué sa très grande attention à l’œuvre de Sartre, ce que je savais déjà, et aux œuvres d’Agatha Christie, ce que ne savait pas et qui est d’ailleurs compréhensible. Parmi les auteurs morts elle a parlé de Rabelais, de Lewis (le Moine) et surtout de Shakespeare dont Gombrowicz citait sans cesse les phrases dans la vie quotidienne comme si c’était des proverbes de grand-mère extralucide.

 

Elle m’a aussi surpris en parlant de l’humanisme de Gombrowicz. Je me suis agité confusément sur ma chaise et je l’ai interrompue en disant que le mot d’humanisme me semblait un peu gentillet pour désigner l’athéisme terrible et fanatique des livres de Gombrowicz. Comme j’essayais de trouver une formule pour ne pas trop brutalement la contredire et devant mon hésitation entre politesse et polémique, elle m’a dit en souriant,  « Ne vous inquiétez-pas, allez-y, j’ai eu l’habitude du goût de la contradiction, vous savez. »   

 

Nous avons beaucoup parlé de la pensée de Gombrowicz, du problème de la forme, de la conception à la fois triviale et interstitielle de sa pensée, la pensée comme forme interstitielle entre les hommes. J’ai alors dit à Rita G quelquechose comme « Ce qui est intéressant chez Gombrowicz c’est que pour lui la pensée n’est pas dans la tête des hommes, elle n’est pas une pseudo profondeur infinie dans le cerveau des hommes, la pensée est dans l’espace qui entoure les hommes, la pensée est entre les hommes. Pour Gombrowicz la pensée est là autour de nous à chaque instant. Par exemple, maintenant quand nous parlons, elle survient dans la salle par nos attitudes, nos gestes et nos regards, par la structure qu’ils provoquent » A cet instant j’ai touché le dossier de la chaise devant moi et j’ai dit. « Par exemple, si je touche le dossier de la chaise devant moi, c’est une manière de penser, ce geste révèle la forme d’une pensée ». Et pendant que je disais ces mots à Rita G, j’ai eu en même temps l’intuition que ce geste évoquait quelquechose d’autre pour moi, cependant à l’instant où je parlais j’avais oublié quoi. C’est seulement quand je suis revenu le soir à la maison que je me suis souvenu que lorsque nous nous trouvions l’un à côté de l’autre dans mon bureau, tu avais regardé la chaise tournée face au mur devant ma table de travail et m’avais dit que sa position avait un aspect bizarre qui t’aurait incité à te lever de table pour essayer de la saisir.  

 

C’est alors que j’ai compris qu’à l’instant de parler à Rita G je pensais aussi à un autre événement et que cette pensée ainsi révélée par le geste de ma main était en contradiction avec ce que je disais à Rita G. En effet la pensée se trouve dans la pièce à l’instant où nous parlons, cependant elle se trouve aussi à l’intérieur d’un autre temps et d’un autre lieu. Ou encore la pensée est à la fois entre les hommes et entre les lieux, entre les hommes en un même lieu et entre les lieux en un même homme.

 

Quelques bribes de la conversation en désordre. Quand Rita G a rencontré Gombrowicz elle préparait une thèse universitaire sur Colette. Lorsqu’ils se sont installés en couple à Vence, il lui a dit « Maintenant tu peux abandonner Colette et commencer une thèse sur moi. »

 

Alors que nous évoquions Sartre j’ai maladroitement parlé de la méchanceté de Gombrowicz envers Sartre dans un passage de son journal. Rita G m’a interrompu « Non, ce n’est pas le mot, Witold n’était jamais méchant. »

 

Rita G nous a aussi dit que Gombrowicz n’avait jamais vu jouer une de ses pièces de théâtre et que l’unique fois où il était allé en voir une il avait dû sortir de la salle dès les premières phrases, stupéfait d’émotion, sidéré par une crise d’asthme.

 

 

 

Après la conférence nous avons donc descendu l’escalier pour sortir dans le hall. En descendant les marches je me souviens lui avoir dit « Gombrowicz était un génie c’est une évidence, le problème n’est pas là. », cependant je ne me souviens plus du problème que j’évoquais. Devant l’escalier, en compagnie du libraire qui avait organisé la soirée, j’ai demandé à Rita G si elle considérait qu’il y avait des écrivains qui aujourd’hui à la fois prolongeaient et répondaient à Gombrowicz. Elle a réfléchi, hésité et proposé le nom de Kundera sans y croire. Le libraire m’a alors dit « Et vous, vous avez peut-être une idée à ce sujet? ». J’ai souri et j’ai dit ton nom.

 

 

 

Rita G a aussi écrit un récit de souvenirs de sa vie peu commune avec Gombrowicz à Vence. C’est dans Gombrowicz en Europe, je ne sais si tu l’as lu. Il y a quelques détails magnifiques.

 

Ceci par exemple « Il se mettait devant la glace et se regardait de biais; car il se regardait lui-même comme il regardait les autres un peu de biais en passant. Un jour je lui ai demandé pourquoi il ne regardait pas les gens en face. Il me répondit « Parce que j’ai peur, je vois trop de choses.»»

 

 

 

 

 

                                                                                                                     

 

                                                                                                                    

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Merci, cher Boris, pour ce beau récit. Il ne fallait rien moins que cela, d'ailleurs, une rencontre avec Rita Gombrowicz, pour tirer de toi un récit... Ah ! quand tu rencontreras Rita Chesterton ! Chesterton dont j'ai relu avec bonheur le texte que tu as eu la générosité de recopier pour moi et qui fonde tout l'équilibre du monde sur la tête des fillettes et même sur leurs cheveux. Admirable ! Même si les cheveux bouclés d'Agathe pourraient bien dévier quelque peu son orbite et l'envoyer tournoyer parmi des astres moins routiniers. Et si c'était alors plutôt la révolution qui prenait son essor sur la tête des petites filles...?

 

 

 

J'aurais aimé assister à cette rencontre avec Rita G, l'anti-veuve abusive façon Maria Kodema-Borges  (ce n'est pas la première fois que cette Pologne croise cette Argentine). G écrit depuis un angle de vue ou de tir extrêmement étroit, l'opposé des écrivains panoramiques, c'est pourquoi aussi il est toujours aussi aigu et même lorsqu'on le croit embarqué dans une forme de délire, c'est à force de précision. J'ai toujours pensé cela, aussi bien sûr la remarque que tu cites à la fin et que j'ignorais résonne étrangement. Il y aurait donc la peur à l'origine de cette oeuvre ?

 

Bien à toi,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

« A l’origine de tout, la peur…Parodie du cogito… « J’ai peur donc je vis. »… on ne parle jamais de la peur : elle est forclose du discours et même de l’écriture (pourrait-il y avoir une écriture de la peur ?) Placée à l’origine, elle a une valeur de méthode; d’elle, part un chemin initiatique. »   R. Barthes

 

 

 

Je pense que Gombrowicz avait peur du visage infini de l’espèce humaine. Il éprouvait l’ubiquité de ce visage à la façon d’un envoûtement, semblable à celui d’Artaud envers les avatars abjects de l’esprit-organe automate. Michaux avait aussi le même sentiment malgré tout moins intense et moins obsédant « Comme on détesterait moins les hommes s’ils ne portaient pas tous figure. » Kundera selon une tonalité plus modérée y est aussi attentif. « Seul un numéro de série distingue une voiture d’une autre. Sur un exemplaire humain, le numéro est le visage…Le visage ne fait que numéroter un exemplaire. » C’est l’injonction du visage humain qui effrayait Gombrowicz, à la fois l’injonction de la conscience de soi et celle de la responsabilité morale envers l’autre (que Levinas étudie pour en faire à l’inverse l’apologie). Mais là où Levinas voit le visage de l’homme comme l’image même de son élection : le visage de l’autre comme le signe vivant de la loi divine, le signe vivant du « tu ne tueras pas », Gombrowicz n’y voit qu’une mascarade grotesque, pour lui la face de l’homme n’est qu’une farce, signe vague de la pure possibilité de meurtre. Pour Gombrowicz le visage en tant que masque de convenances signifie « Et pourquoi donc ne pourrais-je pas tuer cet homme si les circonstances m’y incitent ? »

 

 

 

Dans l’Autofictif tu écris « Il suffit de quelques minutes au chimpanzé pour se reconnaître dans le singe du miroir, tandis que l’homme s’y refuse toute sa vie. »

C’est justement aussi ce que refusait Gombrowicz, il refusait de regarder en face son image dans le miroir, en cela il était un homme banal. Cependant il refusait aussi de « réciter l’humanité », de singer l’humanité, c’est à dire que là où les autres hommes font semblant de se regarder en face dans le miroir, il avait l’audace de s’y regarder lucidement de biais, en cela il était un homme extraordinaire. (La spécificité de l’homme serait d’imiter les autres hommes pour pouvoir singer un type de reconnaissance purement spirituelle devant le miroir.)

Gombrowicz était banal parce qu’à la façon de tous les autres hommes, il avait peur d’être un homme. Gombrowicz était extraordinaire parce qu’il avait le courage incessant, quotidiennement renouvelé, d’examiner cette peur, de la détailler dans ses moindres recoins, se changeant ainsi lui-même en miroir de la totalité des hommes. (Son regard de biais c’est peut-être celui des coins biseautés du miroir-même.) Gombrowicz ne désirait pas traverser le miroir, il tentait plutôt de changer son visage en miroir sans tain de l’humanité, miroir sans tain à travers lequel il pouvait la scruter en voyeur à la fois timide et pervers.

(Et cependant cette formule de Michaux telle une objection à Gombrowicz « Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer. Hommes, regardez-vous dans le papier. »

Et aussi un entretien de Godard dans les Cahiers du cinéma « Il faudrait se demander pourquoi la page a été carrée plutôt que ronde » et sur la page suivante « On croit que la caméra filme toujours de face, qu’on voit le réel parce qu’on le fixe de face. Même un philosophe comme Lévinas pense que, quand on voit bien le visage de quelqu’un, on ne peut pas avoir envie de le tuer. Il ne sait pas faire le champ-contrechamp…Pour entendre l’autre, il faut mettre la caméra derrière, pour ne pas voir son visage et l’entendre à travers celui qui écoute. » De même les pages d’un livre n’apparaissent jamais les unes en face des autres, elles apparaissent plutôt comme une suite de champs-contrechamps où la page antérieure se tient toujours comme une épaule d’ombre en marge de la page suivante. Les pages d’un livre s’écoutent ainsi les unes les autres par le geste de se contempler de dos.)

 

 

 

Dans le récit de Rita G dont je t’ai envoyé un extrait, un autre détail m’a frappé. Gombrowicz est mort seulement quelques jours après les premiers pas de l’homme sur la lune. C’est à dire qu’il est mort quelques jours après l’événement par lequel l’homme a vu pour la première fois l’image globale de la terre, comme s’il l’observait dans un miroir. A partir de ce jour la lune est devenue un miroir paradoxal sur lequel l’homme marche pour pouvoir observer sa propre planète. L’expression « conquête de l’espace » ne fut sans doute qu’un leurre, ce qui s’est alors développé est plutôt un réseau de satellites, celui de la conquête d’une image exhaustive de la terre. A partir de cet événement le point de vue panoramique s’est généralisé pour se faire obligatoire. Chaque homme à chaque seconde devait voir la totalité de la terre et s’en croire le responsable, les miroirs étaient partout et c’était la terre elle-même qui avait un visage humain. La farce de la face n’était plus exclusivement celle de l’homme elle était désormais celle de la planète. Aucun regard oblique que ce soit celui de l’humour ou du délire n’était plus maintenant imaginable, ces formes de regards étaient technologiquement interdites, il était donc inéluctable que Gombrowicz meure. 

 

 

 

Quant à ma rencontre avec la femme de Chesterton, j’ai l’impression que cela va être difficile, ou bien je vais devoir me promener dans les profondeurs de la terre, par contre à la surface j’ai peut-être encore une petite chance avec la fiancée de Lewis Carroll. Sur un aspect au moins Gombrowicz et Carroll se ressemblent ; leur adoration de la jeunesse. (Gombrowicz, un adorateur ?)

 

 

 

 

 

J’ai vu qu’Hérétiques de Chesterton a été réédité, c’est l‘un de ses livres les plus étonnants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                           A Bientôt    Boris