Bonjour Eric,

 

 

 

Je viens d’apprendre que tu avais écrit un article à propos de Donc c’est Non de Michaux (?) ou plutôt devrais-je dire de Jean-Luc Outers puisque Michaux n’aurait sans doute jamais autorisé de son vivant la publication de ces lettres.

 

 

Je n’ai cependant pas lu ton article. Pourrais-tu s’il te plait me l’envoyer. Cela m’intéresse évidemment de savoir ce que tu penses de ce non-sens éditorial. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

 

Voici l'article. Tu le verras, j'ai hésité à dézinguer l'entreprise. Ce fut mon premier réflexe. Mais le plaisir de lire Michaux malgré tout l'a emporté...

 

(…)

 

A toi,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ERIC CHEVILLARD

 

HENRI MICHAUX – DONC C’EST NON (Lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers – Gallimard)    

 

 

 

 

 

UNE VOIX POUR L’INSUBORDINATION

 

 

 

      Étrange volume que nous propose aujourd’hui Jean-Luc Outers, compilation de toutes les lettres dans lesquelles Henri Michaux exprime un refus et envoie paître solliciteurs et importuns. Étrange volume, étrange projet surtout, bien contestable dans son principe puisqu’il s’agit en somme de tailler dans la correspondance du poète un livre armé de sa cohérence propre. Abus de pouvoir manifeste, outrecuidance impardonnable, encore une preuve, comme disait Sartre, que l’ « on entre dans un mort comme dans un moulin ». Ce recueil de lettres est un paradoxe absolu dans la mesure où tout ce que nous y lisons s’insurge avec force et non sans désespoir contre les entreprises hasardeuses du type de celle à laquelle justement il doit son existence et qui dépossèdent un écrivain de son œuvre.

 

      Et cependant – et cela dit –, je ne me poserai pas en gardien d’un temple (ou d’un moulin, donc) à la porte duquel je suis le premier à tambouriner des deux poings pour fracasser celle-ci et profaner celui-là en forçant toutes les serrures de ses caches secrètes. De surcroît, confus lui-même de se livrer à ce montage, Jean-Luc Outers va jusqu’à imaginer en fin de volume la réaction ulcérée de Michaux. Il a toutefois reçu pour ce projet le soutien de Micheline Phankim, amie et ayant droit de l’écrivain, nous nous engouffrons donc allègrement dans la brèche.

 

      « Laissez-moi mourir d’abord », répondait Michaux lorsqu’on lui proposait de l’embaumer dans le numéro spécial d’une revue ou quelque volume commémoratif. La mort vint en 1984, mais la nuit remue encore. L’œuvre s’est affirmée comme l’une des plus fécondes et des plus revigorantes du siècle dernier. On en redemande. Nous voulons toute la correspondance, tous les fonds de tiroirs – avons-nous bien fouillé au moins les poches de ses pardessus ? Avons-nous soulevé une à une les lattes des planchers de ses appartements, rue Séguier puis avenue de Suffren ?

 

      C’est ainsi. C’est la loi. Nous sommes des charognards. Nous avons faim encore du mystique aliment. Le mort illustre sera mis en pièces. Avons-nous honte ? Oui, un peu. Du reste, Michaux fait naître en nous la honte comme un juste châtiment, comme une prise de conscience douloureuse de ce que nous sommes devenus. L’écrivain d’aujourd’hui n’a sans doute même pas idée de son degré de compromission. Quelle intransigeance, en revanche, chez Michaux ! Quelle opiniâtreté chez ce poète qui redoutait par ailleurs tout ce qui risquait de l’arrêter dans sa course. À ses refus, pourtant, il s’est tenu tout du long. Il ne veut ni honneurs ni récompenses, ni Pléiade ni poche, aucune photo. Autant de harpons, de grappins qui le menacent. Tous les réflexes de dérobade, de repli et de contre-attaque le soulèvent à la fois dès qu’il se sent la proie possible ou le gibier choisi d’un jury ou d’un comité. Ces caresses le révulsent plus que des coups. Plutôt cul sec le clair venin de l’ennemi que la glu des étreintes et des embrassements.

 

      Si jaloux du silence et de la solitude, pourquoi Michaux publie-t-il, lui qui confie ses livres à Bruno Roy, le discret éditeur de Fata Morgana, parce que « comme ça on n’en parlera nulle part » ? Sans doute pour se « débarrasser de quelques fardeaux et [se] refaire une légèreté ». Voilà en effet ce qui prime, défendre l’espace du dedans, la possibilité du mouvement, du dégagement, de l’échappée, ne jamais donner prise. La plus haute consécration est encore un ciment. « Mon salut est dans l’hostilité », écrit-il. Donc c’est non, tel est le titre du recueil. Et il y a tant à refuser : « Je cherche une secrétaire qui sache pour moi de quarante à cinquante façons d’écrire non. » Mais il se débrouille très bien tout seul. À qui prétend le photographier : « Vous aimez vous voir dans la glace, vous ? » Ou il propose « un agrandissement de [son] nombril. Soyez tranquille, c’est présentable, le cordon ne pend plus. On l’a coupé proprement, en temps voulu ». Les médias ? « Je ne me montre pas à la Télévision et ne me fais pas entendre à la Radio. » Les prix littéraires ? «J’excuserais une assemblée anonyme qui, siégeant secrètement dans une cave obscure, m’adresserait (…) une somme importante en signe d’enthousiasme. »

 

      Et le sollicite-t-on encore pour un entretien, il envisage de faire savoir qu’il « habite en Turquie avec de brefs séjours au Mozambique ». Le bonheur de cette correspondance courroucée, c’est que Michaux, écrivain combatif, trouve là encore matière à ruer par l’arrière et encorner par l’avant. Tout en recherchant – autre motif de l’œuvre et titre de l’un de ses livres – la « paix dans les brisements ». Si une rencontre prévue avec un de ses amis doit être ajournée, il s’en afflige modérément parce qu’enfin « toutes les heures ne sont pas des plages où se promener ».

 

      Jean-Luc Outers attrape Michaux par une patte, il lui en reste beaucoup d’autres pour se débattre et s’échapper : « Ne te livre pas comme un paquet ficelé. Ris avec tes cris ; crie avec tes rires », écrivait-il dans Poteaux d’angle. Et ils sont bien imprudents, les édiles de Namur qui ont apposé une plaque commémorative sur la façade de sa maison natale, devenue une banque : Michaux invite plutôt le petit épargnant à dilapider ses avoirs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

J’ai l’impression que Outers a décidé de lire systématiquement à l’envers la formule de Michaux Donc c’est Non et d’y entendre sans cesse Non c’est Donc, autrement dit si c’est non c’est publiable. Comme tu le dis en reprenant Sartre, le livre est une façon d’entrer dans un mort comme dans un moulin, et qui plus est pour le rouler alors dans la farine.

 

 

La dernière lettre à travers laquelle Outers s’arroge le droit de voler la signature de Michaux est un acte d’une effroyable et inadmissible mauvaise foi. Cela indique qu’il ne suffit pas à Outers de voler à Michaux son œuvre, il lui faut encore avoir l’arrogance de lui voler son nom.

 

 

Honte de lire un tel livre indiscutablement en effet, honte parce que Michaux savait qu’un œil et une ombre constituent déjà un homme entier ou plutôt le contretype d’un homme, ou plutôt encore le contretype d’un homme en question entre parenthèses. « Il me reste le contretype à voir (…) de l’ombre et de l’œil. En somme d’un (homme ?) presque complet. » 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Oui, tu as raison. Mais ce livre est davantage un paradoxe qu'un contresens, dans la mesure où Outers a parfaitement conscience de ce qu'il fait. Sa lettre signée Michaux est évidemment un sacrilège de plus, mais elle est une façon radicale d'assumer l'imposture ou l'usurpation : je suis un traître mais je trahis pour la bonne cause. Car, tu l'admettras, ce recueil fait aussi du bien, comme un petit traité de la sagesse littéraire. Je pense qu'il faut le voir comme un fil de l'œuvre abusivement tiré et ré-enroulé sur sa bobine et dont nous pouvons faire usage à notre tour pour en découdre.