Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Merci pour l’envoi de tes articles du Monde des Livres.

 

 

 

Tu m’avais dit une fois que tu aimais le cinéma de Truffaut. J’ai écrit récemment pour Ivar Ch’Vavar un petit texte à propos du film Tirez sur le Pianiste. En adoptant ainsi une des techniques épistolaires de Ch’Vavar, celle de la correspondance détournée, je te l’adresse. 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai comme vous le sentiment que Tirez sur le Pianiste est le film le plus libre de Truffaut. Il y a une désinvolture étonnante dans ce film, un art de la digression à la Diderot. Comme vous le dites, c’est en effet une balade, une flânerie. Truffaut est un flâneur, un flâneur des structures, des pensées et des sentiments. Ou encore un dragueur : ce qui est surprenant dans le film, c’est que Truffaut ne raconte pas une histoire, il drague un récit, il séduit une narration, c’est à dire il la détourne presque à chaque instant de son chemin. Tirez sur le Pianiste est un grand film de séducteur, séduction au sens presque métaphysique que Baudrillard a donné à ce mot. « La séduction … est ce qui dévoie, ce qui détourne de la voie, ce qui fait rentrer le réel dans le grand jeu des simulacres, ce qui fait apparaitre et disparaitre. Elle pourrait presque être le signe d’une réversibilité originelle des choses. On pourrait soutenir qu’avant d’avoir été produit, le monde a été séduit, qu’il n’existe, comme toutes choses et nous-mêmes, que d’être séduit. … Ce qu’il faut substituer au péché originel, ce n’est ni le salut final, ni l’innocence, c’est la séduction originelle. » (Le récit sinueux de La Sirène du Mississippi produit aussi parfois les mêmes effets, avec moins d’insouciance et de brusquerie cependant.)

 

 

 

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Une des scènes les plus étonnantes du film me semble celle de l’apologie de la femme pure pendant la bagarre mortelle dans l’arrière-cour entre Aznavour et le cafetier. « La femme est pure, délicate, fragile. La femme est suprême, la femme est magique. » dit le cafetier à Aznavour à l’instant même où il l’étrangle. Ce mélange d’un discours idéalisant et d’un acte meurtrier a un aspect stupéfiant, comme si Truffaut indiquait ainsi que le désir d’idéaliser la femme était rigoureusement équivalent au désir de tuer un homme. (Cependant cette idée d’une dignité de la femme reste une idée ambiguë dans le film. Aznavour la reprend un peu plus tard après avoir allumé sa cigarette au gaz de la cuisinière et avoir confessé les attitudes banales de son désir. « Quand je tombais sur une fille digne et pure qui baissait les yeux, j’avais honte. »)

 

 

 

Le film de Truffaut serait ainsi une forme d’improvisation, une relecture diderotienne des figures de la Vierge Marie et de Marie Madeleine. Comment draguer la Vierge Marie Madeleine, comment séduire la Vierge Marie Madeleine ? Tel serait le problème à la fois diderotien et chrétien de Truffaut.  Comment séduire la Vierge Marie Madeleine, c’est à dire non pas comment coucher avec elle mais plutôt comment parler avec elle. En effet, dans le film ce qui pour Aznavour est difficile, ce n’est pas de faire l’amour avec les femmes, c’est plutôt de parler avec les femmes. Et de même dans la voiture le gangster s’exclame « Dès que je vois une femme pour la première fois, c’est le coup de foudre, je l’aime ma parole ! » et son exclamation peut alors être entendue dans un sens implicite. Comment aimer sa parole, comment à la fois aimer une femme et aimer adresser sa parole à une femme, c’est à dire comment aimer sa parole en présence même de la femme aimée, tel serait le dilemme du timide. Dans son livre Le Plaisir des Yeux, Truffaut écrit ceci au sujet d’Aznavour « Ce qui m’a frappé en lui ? La fragilité, la vulnérabilité et cette silhouette à la fois humble et gracieuse qui fait penser à saint François d’Assise. » Si comme le pense Truffaut, Aznavour évoque ainsi saint François (à savoir son propre prénom), alors le sens du film devient différent. Tirez sur le Pianiste ne raconte plus l’histoire d’un artiste raté, il raconte plutôt l’histoire d’un avatar de Truffaut homme timide autrement dit saint raté.

 

 

 

La scène où Aznavour et Marie Dubois marchent l’un à côté de l’autre dans la rue le soir est émouvante. Aznavour n’ose pas lui parler et pense en voix-off  qu’elle est une fille digne qui ne rit pas pour rien, qui rit uniquement quand c’est vraiment drôle, pensée en voix-off à l’instant même interrompue par le rire de Marie Dubois qui précisément rit de sa timidité.  Magnifique plan qui montre le corps d’une femme qui rit de la pensée d’un homme, corps d’une femme qui rit de la pensée d’un homme par amour.

 

 

 

Comment parler à la femme aimée ? Il est révélateur que dans la scène de lit après la seule fois où Aznavour et Marie Dubois font l’amour, à chacune des phrases de Marie Dubois, Aznavour ne répond pas. « A quoi tu pensais quand nous marchions dans la rue ensemble hier soir ?... Est-ce que je t’ai plu tout de suite ?... Même la phrase « Tu te rappelles le soir où tu m’as dit ? » reste sans réponse. Au lieu des réponses attendues d’Aznavour, Truffaut multiplie les ellipses et les fondus au blanc qui littéralement préfigurent la mort de Marie Dubois dans la neige.

 

 

 

Dans la scène du petit déjeuner partagé entre Aznavour et Marie Dubois, elle lui dit « Je vais te réveiller, tu vas redevenir Edouard Saroyan. » Malgré tout pendant la fusillade dans la neige quand elle court et l’appelle pour le rejoindre, elle ne l’appelle pas Edouard, elle l’appelle encore Charlie. Et c’est peut-être aussi pour cela qu’elle meurt, elle meurt parce qu’à cet instant d’extrême danger elle ne l’aime pas assez pour l’appeler spontanément par son prénom d’artiste. 

 

 

 

Dans sa présentation du film au Cinéma de Minuit, le critique Claude-Jean Philippe a indiqué qu’une image qui se trouvait dans le roman de Goodis avait incité Truffaut à adapter le livre, celle d’une voiture qui descend  une route en pente dans la neige, sans le moindre bruit, le moteur éteint. (« Et le reste a suivi. » aurait dit Truffaut). Etrangement cette image ne se trouve pas dans le film, ce qui dans le film descend une pente de neige en silence c’est le corps mort de Lena.

 

 

 

La fin du film auprès de la maison dans la neige est à la fois maladroite et subtile. Bizarrement des années plus tard Truffaut a réutilisé le même lieu et le même paysage de neige à la fin de La Sirène du Mississippi (Belmondo et Deneuve s’éloignent dans la neige en se tenant par la main). Par cette réutilisation d’un même lieu dans deux films différents, Truffaut a peut-être essayé d’accomplir avec un lieu ce que Balzac avait accompli avec des personnages dans La Comédie Humaine. Je n’ai jamais su pourquoi Truffaut avait choisi de faire rimer ainsi ces deux films, malgré tout cela me plait.

 

 

 

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Dans sa présentation du film, Claude-Jean Philippe parle aussi à propos de Truffaut « d’un mélange de timidité et de malice, d’autorité et de vulnérabilité, de sagesse apparente et de folie secrète. » Je trouve que c’est bien vu et bien dit. Ce qui est surprenant dans le caractère de Truffaut c’est cette alliance de souplesse et de droiture, de dilettantisme et de frigidité, son élégance de libertin délicat et inhibé.

 

 

 

Dans une interview à la télévision, Truffaut a une fois fait l’éloge de l’hypocrisie plutôt que de la sincérité (éloge affublé d’un grand sourire). Truffaut y relie l’hypocrisie au tact, qu’il considère comme la plus haute des vertus. « Moi je ne suis pas absolument sincère, j’aime assez l’hypocrisie. J’aime bien le mélange, j’aime beaucoup le mélange de sincérité et d’hypocrisie. L’hypocrisie, c‘est le tact. Par exemple, je connais des gens sincères qui sont invivables. Le critère de la franchise absolue n’est pas un critère pour moi. Je mets le tact au-dessus de tout. Quelqu’un qui ne dit ce qu’il pense qu’au moment où il pense qu’il faut le dire, c’est pour moi une plus grande valeur que quelqu’un qui dit toujours ce qu’il pense. Je crois qu’il y a des heures où on ne doit pas dire ce qu’on pense et des gens à qui on ne doit pas dire ce qu’on pense et des pensées qu’on doit cacher. »

 

 

 

Il y a en effet une forme de tact extraordinaire dans l’œuvre de Truffaut, le tact du une seule chose à la fois, le tact du une seule chose à la fois dans le plus grand des désordres, du une seule chose à la fois à l’intérieur même de l‘anarchie. (Le cinéaste américain J. Mac Tiernan avait noté cette caractéristique de Truffaut dans un entretien aux Cahiers du Cinéma « C’est ce que j’aime particulièrement dans La Nuit Américaine de Truffaut, qui semble si simple, droit et honnête dans sa progression, et qui fonctionne selon cette logique : une seule chose à la fois. »)

 

 

 

Tirez sur le Pianiste serait ainsi peut-être un film au sujet de la pudeur, de la dignité et du tact. Cette dignité, ce tact ressemble à quelquechose comme un accord de piano, la résonnance indiscutable d’un accord de piano, que cet accord de piano soit joué aussi bien dans une salle de concert, dans une pièce qui reste invisible au fond d’un couloir ou dans un bistrot pendant que les autres employés font le ménage. La dignité du tact ressemblerait aussi à une rime de gestes, celle de toucher la joue d’une femme à l’instant où elle vous dit « Tu me diras quand ce sera fini. » et plus tard, trop tard, presque le même geste très vite dans la neige pour essayer d’enlever le sang d’une blessure légère sur son visage glacé, après sa mort. Le tact n’est pas quelquechose qui appartient au langage ou au silence, c’est plutôt le geste de tenir en équilibre entre le langage et le silence, le geste d’accorder le langage au silence, d’accorder le langage au silence avec le désarroi de ses mains, d’accorder le langage au silence à l’extrémité hésitante et désespérée de ses doigts, quelquechose aussi enfin qui pleure à l’orée du regard à l’instant de toucher le clavier d’un piano comme la joue d’une femme perdue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Et je m'avise que je suis entièrement d'accord avec Truffaut sur cette question du tact, et avec tes développements subséquents (je crois avoir écrit quelque chose sur la franchise en gros sabots dans L'Auteur et moi).

 

Je me souviens mal de ce film. Ma grand œuvre cinématographique d'adolescence reste la série des Doinel, et je n'ai pas oublié tes pages sur Léaud.

 

A toi,

 

Eric