Moutarde de la Parole 

 

 

 

 

Bonjour Eric, 

 

 

 

Le pot de moutarde entre Pinget et Beckett a donc finalement parlé. 

 

Admirons le self-control du pot de moutarde, toujours sur le point d’exploser mais qui stoïquement se contient.

 

 

 

 

 

                                                                                                        A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

Promenade au Cimetière Montparnasse 

 

 

 

 

Bonjour Eric, 

 

 

 

Je viens de retrouver dans Suicide d’Edouard Levé une phrase extrêmement proche de ta manière d’imaginer le temps.

 

« Tu rêvais d’un agenda exhaustif, dans lequel tes jours seraient écrits jusqu’à ta mort. Tu pourrais te préparer aux joies et aux épreuves du lendemain, comme à celles des jours lointains. Tu pourrais consulter le futur comme on se souvient du passé, et y circuler à ta guise. » 

 

 

 

J’avais aussi oublié de te dire ceci l’autre fois à Paris, lors de la rencontre de Tremble Parlure. Savais-tu qu’au cimetière Montparnasse il y a une tombe Famille Egger devant la tombe de Baudelaire (tombe d’ailleurs elle aussi familiale puisque, ironie du sort, Baudelaire y est enterré en tant que beau-fils du général Aupick) ? 

 

 

Se promener au cimetière Montparnasse est plutôt agréable - avec la tour Montparnasse qui le surplombe à la fois à proximité et au loin et qui apparait alors comme une gigantesque stèle qui veille sur le cimetière même. 

 

 

J’y ai regardé différentes tombes. Celle de Sartre et Beauvoir a un aspect ridicule avec ses innombrables traces de baisers au rouge à lèvres. C’est comme si le couple Sartre-Beauvoir avait été changé en un équivalent de Jim Morrison autrement dit en une figure de pop-star post-mortem. 

 

 

La tombe de Duras avec ses hérissons de stylos-bic suspendus à des plantes en pot est aussi très kitsch. Cela révèle l’aspect de babiole morbide de la pensée de Duras, à savoir la pacotille funèbre de son style. 

 

 

La tombe de Langlois est aussi assez bizarre. La stèle ressemble à une sorte de ruban de pellicule composé d’une mosaïque de photos de cinéma. Il y a par exemple celle de Léaud enfant dans les 400 Coups. Je me suis demandé alors quel sentiment pouvait avoir Léaud lorsqu’il voyait sa propre image sur cette tombe, quel sentiment avait Léaud en se voyant parmi cet album de photos de la mémoire du cinéma qui enrubanne ainsi de celluloïd la tombe d’un autre. 

 

 

La tombe de Topor enfin a un aspect étonnant. C’est une gravure qui évoque la figure conventionnelle du voyageur de l’au-delà, à cette différence cependant que la valise que ce voyageur tient à la main apparait déchirée et même déchiquetée. Et de cette valise déchiquetée s’échappent ou plutôt s’effondrent, s’échappent en s’effondrant ou s’effondrent en s’échappant des vêtements eux aussi déchirés. Ce qui m’a étonné c’est finalement la prudence du dessin de Topor pour sa pierre tombale. Alors que Topor a dessiné des corps pourrissants, suppliciés et diffractés pendant toute sa vie, par une sorte de pudeur étrange il a préféré utiliser des vêtements pour emblématiser le dessin de sa mort. 

 

 

 

« « L’humanité survit à la mort d’un homme … quelle que soit cette humanité, et quel que soit cet homme. »  Article essentiel de mon memento panique. »   Roland Topor. 

 

 

« En mourant, on entre dans la fiction. »  C. Dantzig. 

 

 

Et cette formule farcesque de Raoul Ruiz dans son livre L’Esprit d’Escalier. « Y’a-t-il une mort après la mort ? » 

 

 

 

Une extraordinaire œuvre inédite d’Elias Canetti intitulée Le Livre contre la Mort a été publiée l’année dernière aux éditions Albin Michel. En voici aussi quelques extraits. 

 

 

« Un peuple qui inhume ses morts dans des fourmilières. » 

 

 

« Les dinosaures disparus : les fourmis exposeront-elles un jour des vestiges de l’homme disparu ? »   

 

 

« Mourir hier, son dernier subterfuge. » 

 

 

« En mourant il dit ces mots : « Enfin je ne sais rien. » 

 

 

« On aime les morts pour leurs défauts. C’est pourquoi il n’y a pas d’anges morts. » 

 

 

« On s’endort, dit-il à l’enfant, mais on ne se réveille jamais. - Moi, je me réveille toujours,

 

dit joyeusement l’enfant. »   

 

 

« Quand vous serez morts, serai-je encore entière ? » Une fillette, trois ans. 

 

 

 

Et ces phrases toujours de Canetti à rapprocher de cet extrait de la Nébuleuse du Crabe.

 

« Le sol se dérobe et notre corps trop las pour continuer est debout, planté là sans autre forme de cérémonie, tandis que déjà le calme revient à la surface et que disparait sous les herbes toute trace de cette rapide sépulture. » 

 

 

« Là-bas chacun tombait dans l’oubli total à l’instant même de sa mort. » 

 

 

« Il serait plus facile de mourir s’il ne subsistait absolument rien de soi, pas un souvenir conservé par un autre humain, pas de nom, pas de dernière volonté, et pas de cadavre. » 

 

 

« Ne serait-ce pas plus juste si rien, strictement rien ne subsistait d’une vie ? Si mourir revenait à s’effacer aussitôt de la mémoire de tous ceux qui conservent de nous une image ? Serait-ce plus courtois envers ceux qui viendront après nous ? »  

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                        A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Merci, cher Boris,

 

On ne perd jamais son temps dans les cimetières...

 

 

Je pars cette nuit pour Mantoue par le train de nuit pour faire trembler la parlure italienne !

 

(ce serait un livre ça, Promenade au cimetière Montparnasse/ Promenade au cimetière du Père-Lachaise etc... Avec ton sens des réseaux souterrains qui relient les êtres... toutes ces populations reprendraient enfin une existence posthume digne d'intérêt, puisque Dieu a failli sur ce point, malgré ses promesses !)

 

 

 

A toi,

 

Eric