Bonjour Eric, 

 

 

 

Je t’envoie divers documents qui pourraient t’intéresser. 

 

 

 

D’abord des extraits de Daniil Harms un auteur étonnant que je viens de découvrir. C’est une sorte de Michaux russe. Je ne sais si tu as déjà lu ses livres. 

 

 

Une interview de Simone Boué, la femme de Cioran où elle dit des trucs parfois passionnants. 

 

 

Et un portrait de Jean-Pierre Léaud dans Libération par Hervé Aubron. 

 

 

 

 

Enfin quelques phrases de Chesterton pour le plaisir. 

 

 

« Le matérialisme historique, selon lequel la morale et la politique sont des produits de l’économie, est une sottise qui consiste à confondre les conditions de la vie avec son objet propre, c’est à dire à s’imaginer que l’homme, du moment qu’il n’a que ses jambes pour marcher, ne marche jamais que pour aller s’acheter des chaussures ou des chaussettes. » 

 

 

 « L’homme  (…) ressemble aux autres créatures. Il est vrai. Il est vrai aussi que lui seul le sait. Les baleines et les autruches passent peu de temps à comparer leurs anatomies respectives, et rares sont les sardines qui cherchent la trace de leur colonne vertébrale chez les alouettes. Dans la mesure où l’homme ne fait qu’un avec l’univers, il y forme néanmoins un monde rigoureusement isolé. L’idée même que l’homme est relié à tout l’univers suffit à le séparer de chacun de ses éléments. » 

 

 

« L’homme est un animal si étrange qu’on le dirait presque étranger à la terre. Il a plutôt l’air d’arriver d’un autre monde que d’être né ici-bas. En même temps inférieur et supérieur à sa condition, il n’est jamais à l’exacte hauteur des circonstances. Il ne peut pas se contenter de sa peau naturelle ni se fier à ses instincts. Créateur aux mains et aux doigts enchantés, il est aussi une manière d’infirme enveloppé de bandages qui sont ses vêtements et muni de béquilles qui sont ses meubles. Son esprit souffre des mêmes libertés incertaines et des même strictes limites. Seul d’entre les animaux, il est atteint de cette folie magnifique qu’est le rire, comme s’il avait surpris quelque secret de la structure de l’univers, inconnu de l’univers lui-même. » 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Documents Harms

 

 

 

 

Sujet : un homme désire s'élever de trois pieds au-dessus de la terre. Il reste des heures en face de son armoire. Sur l'armoire, il y a un tableau, mais on ne le voit pas : l'armoire gêne. Beaucoup de jours, de semaines et de mois passent. Chaque jour, l'homme se tient devant son armoire et essaye de s'élever dans les airs. Il n'y arrive pas, mais, par contre, il commence à avoir une vision, toujours la même. Il perçoit à chaque fois davantage de détails. L'homme oublie qu'il voulait s'élever au-dessus de la terre et s'adonne totalement à l'étude de sa vision.

 

Et voilà qu'un jour la bonne, qui faisait le ménage dans la chambre, lui demanda de décrocher le tableau afin de pouvoir le dépoussiérer. Lorsque l'homme monta sur la chaise, il jeta un coup d'oeil sur le tableau et vit que celui-ci représentait ce qu'il voyait dans sa vision. Il comprit alors que, depuis longtemps déjà, il s'élevait dans les airs, qu'il restait suspendu devant l'armoire et voyait ce tableau. À travailler.

 

 

 

**

 

La malle  

 

Un homme au cou fin s’enfonça dans une malle, ferma sur lui le couvercle et commença d’étouffer.

 

 "Voilà" - disait en étouffant l’homme au cou fin - "j’étouffe dans la malle parce que j’ai le cou fin. Le couvercle de la malle est fermé et ne laisse pas passer l’air. Je vais étouffer, mais le couvercle de la malle, de toute façon, je ne l’ouvrirai pas.

 

Peu à peu je vais mourir. Je verrai le combat entre la vie et la mort. Le combat ne se déroulera pas de façon naturelle, à chances égales, parce que naturellement c’est la mort qui vainc, et la vie, vouée à la mort, seulement en vain se bat contre l’ennemi, ne perdant pas jusqu’à la dernière minute un inutile espoir. Dans ce dit combat, lequel se déroule à présent, la vie connaîtra le moyen de sa victoire, pour cela la vie doit obliger mes mains d’ouvrir le couvercle de la malle. Nous allons voir qui l’emportera ! Seulement voilà, ça sent horriblement la naphtaline. Si la vie vainc, je saupoudrerai de tabac le linge que j’ai ici.
Voilà, ça commence : je ne peux déjà plus penser. Je suis mort, c’est clair. Il n’y a plus de salut possible ! Et plus rien de sublime dans ma tête. J’étouffe - Oh ! Qu’est-ce que c’est que ça ? A l’instant quelque chose s’est passé, mais je ne peux comprendre quoi exactement. J’ai vu quelque chose ou entendu quelque chose… Oh ! A nouveau quelque chose s’est passé ! Mon Dieu ! Je n’ai plus d’air. Il me semble que je meure…. Et c’est quoi encore ? Pourquoi je chante ? il me semble avoir mal au cou… Mais où est la malle ? Pourquoi je vois tout ce qu’il y a dans la chambre ? Mais c’est que je suis étendu sur le sol ! Et où est la malle ?"

 

 
  L’homme au cou fin se leva et regarda autour de lui. La malle n’était nulle part. Sur la chaise et sur le lit étaient posées des choses, prises de la malle, et la malle n’était nulle part. L’homme au cou fin dit : - "Cela veut dire que la vie a vaincu la mort par un moyen que j’ignore."  

 

 

**

 

 

Ce qu’on vend dans les magasins

 

 Karatyguine est passé chez tykakeiev et ne l’a pas trouvé chez lui 

 

 A ce moment-là Tykakeiev était au magasin et achetait de la viande, du sucre et des concombres  

 

 Karatyguine force la porte de Tylakeiev et commence même à lui écrire un petit mot  

 

 Quand soudain il voit Tykakeiev qui revient portant un sac à provision

 

 

 

 Karatyguine se tourne vers Tykakeiev et lui crie : " ça fait une demi-heure que je vous attends "

 

 " C’est faux ", dit Tykakeiev, " Je suis sorti de chez moi il y a 25 minutes "  

 

 " Ca je ne sais pas ", dit Karatyguine, " seulement que je vous attend depuis une demi-heure "  

 

 " Vous ne dites pas la vérité "dit Tykakeiev, " c’est un honteux mensonge "

 

 

 

 " Votre excellence monsieur le ministre, dit Karatyguine, "veuillez mieux choisir vos expressions "  

 

 " Je compte bien " dit Tykakeiev, mais Karatyguine le coupe  

 

 " Ah si vous comptez bien ", dit Karatyguine, mais Tykakeiev le coupe et dit : " Eh vous-même, bon à "

 

 

 

 Ces mots ont tellement mis en rage Karatyguine qu’il s’est bouché une narine et avec l’autre a éternué sur Tykakeiev, Alors Tykakeiev a sortis de son cabas un concombre et en a tapé sur la tête Karatyguine  

 

 Karatyguine est tombé à terre et il est mort.  

 

 Quel gros concombre on vend aujourd’hui dans les magasins.

 

 

 

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Les Vieilles qui tombent  

 

Une vieille, par excès de curiosité, a basculé par la fenêtre, puis elle est tombée et s’est écrasée au sol.  

 

Une autre vieille s’est penchée par la fenêtre pour regarder celle qui venait de s’écraser, mais, par excès de curiosité, elle a basculé elle aussi, puis elle est tombée et s’est écrasée au sol.  

 

Puis une troisième vieille est passée par la fenêtre, puis une quatrième, puis une cinquième.  

 

Lorsque a basculé la sixième vieille, j’en ai eu assez de les regarder et je suis allé au marché Maltsevski, où, à ce qu’on disait, un aveugle avait reçu en cadeau un châle tricoté.  

 

 

 

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 Un homme roux  

 

Il était une fois un homme roux, qui n’avait d’yeux ni d’oreilles. Il n’avait pas non plus de cheveux et c’est par convention qu’on le disait roux.  

 

Il ne pouvait parler car il n’avait pas de bouche. Il n’avait pas de nez non plus.  

 

Il n’avait même ni bras ni jambes. Il n’avait pas de ventre non plus, pas de dos non plus, ni de colonne, il n’avait pas d’entrailles non plus. Il n’avait rien du tout ! De sorte qu’on se demande de qui on parle.  

 

Il est donc préférable de ne rien ajouter à son sujet.

 

 

 

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Une histoire.  

 

 Abram Demianovitch Pantapassov poussa un grand hurlement et frotta un mouchoir sur ses yeux.

 

Seulement c’était trop tard. De la cendre et de la fine poussière s’étaient déposées sur les yeux d’Abram Demianovitch.  
 

 

Depuis ce temps les yeux d’Abram Demianovitch ont commencé à lui faire mal,  
 puis progressivement ses yeux se sont couverts de pustules infectées, et Abram Demianovitch est aveugle.  
 

 

Invalide, l’aveugle Abram Demianovitch s’est fait virer de son travail et on lui donne droit à une rente misérable de 36 roubles par mois.

 

Il est bien sûr évident qu’ Abram Demianovitch ne pouvait pas vivre avec cet argent. Le kilo de pain coûtait un rouble dix kopecks, et les poireaux 48 kopecks au marché.

 

Et voilà qu’Abram Demianovitch s’est mis de plus en plus souvent à s’appliquer à fouiller dans les décharges.

 

 Il n’était pas facile pour un aveugle, parmi les saletés et les ordures, de trouver un déchet comestible.

 

Et dans les cours d’immeuble ce n’est pas facile de trouver où est placée la poubelle.

 

 Les yeux ne la voient pas, et demander : où est placée ici votre poubelle ? – C’est comme un peu gênant.

 

 Il ne restait plus qu’à flairer.

 

 Certaines poubelles sentent tellement, qu’à mille lieux on les repère, mais d’autres qui ont un couvercle, c’est vraiment impossible de les trouver.

 

C’est bien si on tombe sur un gentil concierge, mais d’autres te délogent d’une façon qui te coupe tout appétit.

 

 Une fois Abram Demianovitch s’était faufilé dans la poubelle d’un autre, mais un rat l’a mordu, et il a pris le chemin inverse.

 

Et ce jour-là il n’a rien mangé.

 

Et voilà qu’un de ces matins quelque chose pour Abram Demianovitch s’est éjecté de son œil droit.

 

Abram Demianovitch s’est frotté cet œil et soudain il vit la lumière.

 

Et plus tard de l’œil gauche quelque chose s’est éjecté, et Abram Demianovitch est voyant.

 

Depuis ce jour Abram Demianovitch grimpa jusqu’au sommets.

 

Partout on s’arrachait Abram Demianovitch.

 

Et Abram Demianovitch devint un grand homme.

 

 **

 

 

 

  Le rêve

 

 Kalouguine s’endormit et fit un rêve : il est assis dans des buissons, et près des buissons passe un milicien.

 

Kalouguine se réveilla, se gratta la bouche et se rendormit, et de nouveau il fit un rêve : il passe près de buissons, et dans ces buissons, il y a un milicien caché.

 

Kalouguine se réveilla, se glissa un journal sous la tête pour éviter de baver sur l’oreiller, se rendormit et fit de nouveau un rêve : il est assis dans des buissons, et près de ces buissons passe un milicien.

 

 Kalouguine se réveilla, changea le journal, s’étendit et se rendormit. Une fois endormi, il fit de nouveau un rêve: il passe près de buissons, et dans ces buissons, il y a un milicien assis.

 

 Alors Kalnuguine se réveilla et décida de ne plus dormir, mais il s’endormit instantanément et fit un rêve : il est assis derrière un milicien, et près d’eux passent des buissons.

 

Kalouguine poussa un cri et s’agita dans son lit, mais il ne pouvait déjà plus se réveiller. Kalouguine dormit quatre jours et quatre nuits de suite et se réveilla le cinquième jour si maigre qu’il fallut lui attacher les bottes aux jambes avec une ficelle afin qu’il ne les perde pas.

 

A la boulangerie où Kalouguine achetait d’habitude son pain de froment, on ne le reconnut pas et on lui refila du demi-seigle. Quant à la commission sanitaire, après avoir vu Kalouguine au cours de sa tournée des appartements, elle le déclara antisanitaire et inutilisable, et elle ordonna au comité des locataires de le jeter avec les ordures.

 

 On plia Kalouguine en deux et on le jeta comme une ordure.

 

 

**  

 

 

Phénomènes et existences n°2  

 

Voici une bouteille de vodka, de ce qu’on appelle du spiritueux. Et, près d’elle, vous pouvez voir Nikolaï Ivanovitch Serpoukhov.  

 

Des vapeurs spiritueuses s’élèvent de la bouteille. Regardez Nikolaï Ivanovitch respirer par le nez. Regardez-le se lécher les babines et plisser les yeux. On voit que la chose lui fait bien plaisir, et principalement parce que c’est du spiritueux.  

 

Mais prêtez attention au fait que, derrière Nikolaï Ivanovitch, il n’y a rien. Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’armoire, de commode, ou quoi que ce soit de ce genre, non, il n’y a rien absolument, il n’y a même pas d’air. Vous me croirez si vous voulez, mais, dans le dos de Nikolaï Ivanovitch, il n’y a même pas d’espace sans air où, comme on dit, de mondes éthérés. Soyons franc, il n’y a rien.  

 

Cela, bien sûr, c’est impossible à imaginer.  

 

Ceci dit, on s’en fiche : nous ne nous intéressons qu’au spiritueux et à Nikolaï Ivanovitch Serpoukhov. Nikolaï Ivanovitch prend la bouteille de spiritueux dans sa main et la porte à son nez. Il renifle et il remue les lèvres comme un lapin.

 

 

 

A présent, le moment est venu de dire qu’il n’y a rien non seulement derrière Nikolaï Ivanovitch, mais aussi devant lui, mettons, devant son sein, et, en général, il n’y a rien autour. Absence complète de toute existence ou, selon la vieille plaisanterie des temps passés : absence de toute présence.  

 

Intéressons-nous toutefois uniquement au spiritueux et à Nikolaï Ivanovitch.  

 

Imaginez : Nikolaï Ivanovitch regarde par le goulot l’intérieur de la bouteille de spiritueux, la porte ensuite à ses lèvres, la renverse et avale, figurez-vous, tout le spiritueux.  

 

Futé ! Nikolaï Ivanovitch a bu le spiritueux et a battu des paupières. Futé ! Comment a-t-il fait ça ?  

 

Et maintenant, voilà ce que nous devons dire : à parler franc, non seulement derrière le dos, ou devant, ou tout autour de Nikolaï Ivanovitch, mais c’est aussi à l’intérieur de Nikolaï Ivanovitch qu’il n’existe rien.  

 

Bien entendu, ça aurait pu être comme nous venons de le dire sans que la chose empêche Nikolaï Ivanovitch d’exister de la plus ravissante des façons. C’est vrai, bien entendu. Mais toute l’histoire, à parler franc, c’est que Nikolaï Ivanovitch n’existait pas, tout le truc est là, qu’il n’existe pas. C’est ça, le truc.  

 

Vous allez me demander : et la bouteille de spiritueux, alors ? Surtout, où donc est passé le spiritueux, s’il a été bu par un Nikolaï Ivanovitch dénué d’existence ? La bouteille, disons, elle est là. Certes, mais où est le spiritueux ? Il était là il y a un instant, et, maintenant, il n’est plus là. Et Nikolaï Ivanovitch n’existe pas, dites-vous. Comment ça se peut ?  

 

Là, nous aussi, nous nous perdons en conjectures.  

 

D’ailleurs, qu’est-ce que nous racontons ? Parce que nous avons dit que rien n’existait, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur - c’est donc que, la bouteille, elle non plus, elle n’existait pas. C’est ça, non ?  

 

De l’autre côté, prêtez attention à la chose suivante : si nous disons que rien n’existe ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, alors, il y a cette question qui se pose : à l’intérieur et à l’extérieur de quoi ? Donc, il y a quand même quelque chose qui existe ? Et peut-être que ça n’existe pas. Dans ce cas-là, pourquoi disons-nous "à l’intérieur" et "à l’extérieur" ?

 

 

 

Là, clairement, c’est une impasse. Et, nous-même, on ne sait plus quoi dire.  

 

Au revoir.  

 

C’EST TOUT.

 

 

 

**

 

 

 

Quand je vois quelqu’un, j’ai envie de lui taper sur la gueule. C’est si bon de taper sur la gueule de quelqu’un!  

 

Je suis assis dans ma chambre et je ne fais rien.  

 

Quelqu’un vient me rendre visite; il frappe à ma porte.  

 

Je dis : "Entrez!" Il entre et dit : "Bonjour! Quelle chance de vous trouver à la maison!" Et moi, pan sur la gueule, et encore un coup de botte dans le périnée. Une douleur épouvantable fait tomber mon hôte à la renverse. Et moi, je lui écrase les yeux à coup de talon! Vous n’avez rien à traîner par-là, pour dire, quand on ne vous a pas invité!  

 

Ou encore comme ça : je propose à mon hôte une tasse de thé. L’hôte accepte, s’assied à la table et boit son thé en racontant quelque chose. Je fais mine de l’écouter avec un grand intérêt, acquiesce de la tête, m’exclame, fais des yeux étonnés et rigole. L’hôte, flatté par mon attention, s’emballe de plus en plus. Je lui verse tranquillement une tasse pleine et lui asperge la gueule d’eau bouillante. L’hôte saute sur ces pieds et se prend le visage dans les mains. Et moi, je lui dis : "Il n’y a plus de vertu dans mon âme. Cassez-vous!" Et je pousse mon hôte dehors. 

 

 

**

 

 

 

Il était une fois un homme qui s’appelait Sémionov. Un jour, il alla se promener et perdit son mouchoir. Sémionov se mit à chercher son mouchoir et perdit sa chapka. il se mit à chercher à chapka et perdit sa veste.

 

Il se mit à chercher sa veste et perdit ses bottes.
— Eh bien, dit Sémionov, comme ça je m’en vais tout perdre. Je vais plutôt rentrer à la maison.

 

Sémionov s’en fut chez lui, et se perdit.
— Non, dit Sémionov, je ferais mieux de m’asseoir un petit moment.
Sémionov s’assit sur une pierre et s’endormit.
 

 

 

 

** 

 

 

 

Y a-t-il quelque chose sur terre qui ait une signification et qui puisse même changer le cours des événements non seulement sur terre, mais également dans d’autres mondes ? ai-je demandé à mon maître.
— Oui, m’a répondu mon maître.
— Eh quoi donc ? ai-je demandé.
— C’est... , a commencé mon maître, mais soudain il s’est tu.

 

J’étais là, et j’attendais avec impatience sa réponse. Et lui se taisait.

 

Moi aussi, j’étais là et je me taisais.

 

Lui aussi se taisait.

 

Moi aussi, j’étais là et je me taisais.

 

Et lui aussi se taisait.

 

Nous étions là tous les deux et nous nous taisions.

 

Oh, la la !

 

Nous sommes là tous les deux et nous nous taisons !

 

Ouh lou lou !

 

Oui, oui, nous sommes là tous les deux et nous nous taisons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Boris,

 

Merci pour ces documents. Tu me donnes très envie de lire Daniil Harms que je ne connaissais pas du tout. De quel livre sont extraits ces passages ? 

 

(…) 

 

 

A toi,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric, 

 

 

 

L’édition des œuvres de Harms a un aspect très disparate. Tu comprendras aisément pourquoi en lisant sa biographie ci-joint. 

 

 

Je n’ai à ma disposition pour l’instant qu’Œuvres en Prose et en Vers (Verdier, 2005). Ce sont les œuvres quasi complètes. La masse des textes est impressionnante. (Tu retrouveras la plupart des textes que je t’ai envoyés à l’intérieur de la quatrième partie.) Malgré tout la composition de l’édition manque un peu de cohérence et de clarté. 

 

 

Sinon, il y a aussi Ecrits, proses (Bourgois, 1993) qui doit être (il me semble) un choix presque exhaustif de ses textes. Et enfin, Incidents et autres proses (Circée, 2012) un choix plus précis. Comme ça intuitivement, je pense que ce dernier livre est le plus simple à lire pour commencer l’exploration de la planète Harms. 

 

 

(…) 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                    A Bientôt        Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Daniil HARMS

 

 

 

Daniil Harms est le chef de file de l’Obériou, l’ultime groupe de poètes du modernisme russe, dont aucun n’a encore trouvé la place qui lui revient dans la littérature russe contemporaine. Cela s’explique par le fait que ces poètes, et pour cause !, ont été absents du paysage durant des décennies. Les textes publiés de leur vivant se comptent : deux poèmes pour Harms et Vvédenski ; trois pour Oléïnikov ; zéro pour Bakhtérev, Vladimirov et Tiouvélev. Zabolotski et Vaguinov sont des exceptions avec un livre de poèmes pour le premier et six (dont trois romans) pour le deuxième. Le régime stalinien ne s’est pas contenté d’annihiler la création des obérioutes ; il les a éliminés physiquement. Depuis, Daniil Harms est celui dont l’œuvre a été la plus publiée, en Russie et à l’étranger, à partir de 1988. C’est que, sa femme, Marina Malitch à la mort du poète, était parvenue, avec l’aide d’un ami (Drouskine), à sauver ses manuscrits. Poète satirique, météore et iconoclaste, Daniil Harms laisse une œuvre qui embrasse de multiples genres : théâtre, contes, littérature jeunesse, nouvelles et, surtout, poésie. Maître de la forme courte, Harms, capable d’aborder des registres aussi différents que surprenants, dénonce, en prose comme en poésie, dans un langage corrosif, burlesque et jouissif, mêlant le cruel à l’absurde, le réel au fantastique ou à l’onirisme, la bêtise et la violence qui sévit autour de lui.

 

Daniil Ivanovitch Youvatchev dit Daniil Harms, naît le 30 décembre 1905, à Saint-Pétersbourg, ville où il passera toute sa vie. Son père, officier de marine dans sa jeunesse, membre de l’organisation révolutionnaire La Volonté du peuple, est condamné au bagne à perpétuité en 1883. Durant sa détention, il trouve la foi et devient un adepte de Léon Tolstoï. Sa mère dirige un refuge pour anciennes détenues.

 

Dès l’année 1915, Youvatchev étudie à la Peterschule (école allemande), poursuit ses études à l’école de Detskoïe Selo, dont sa tante maternelle est la directrice, puis, à partir de 1924, à l’école technique ; école qu’il abandonne assez vite. Dès cette année-là, il prend pour pseudonyme Harms et fait la connaissance d’Esther Roussakova, qui va devenir sa première femme. En 1925, il entre dans le groupe de Aleksandr Toufanov, correcteur typographe excentrique, poète des allitérations, de la poésie sans mots, du zaoum (le langage transmental des poète futuristes Khlebnikov et Kroutchonykh), et fondateur de l’Ordre des zaoumiens qui, dépassant le zaoum phonétique de Kroutchonykh ou morphologique de Khlebnikov, pose les bases d’une « phonologie sémantique », syntaxique et prosodique, apte à transcender le langage. Toufanov se faisait appeler Vélimir II, Président du globe terrestre du transmental. C’est au sein de l’ordre des transmentalistes (DSO) que Harms fait la connaissance d’Alexandre Vvédenski. Leurs destins resteront étroitement liés jusqu’à la fin.

 

En 1926, le groupe devient Le Front gauche. Tous deux le quitteront très vite pour former avec les philosophes Iakov Drouskine et Léonid Lipavski le groupe des Tchinari (« gradiants » ; rang spirituel élevé). Ils entrent à l’Union des poètes la même année et verront là, en 1926 et 1927, les deux seules publications de leur vivant. Dans le cadre du projet théâtral Radix, ils ont des contacts suivis avec le peintre Kazimir Malévitch, qui dirige l’Institut de la culture artistique. Harms travaille alors une forme très « libre » inspirée des scansions de la poésie populaire, avec sa non-linéarité, ses coq-à-l’âne, ses lapsus. Il élabore tout un système de déformation des mots et de dérapages. La première charge a lieu en mars 1927, au lendemain d’une soirée où l’apostrophe de Harms « Je ne lis pas dans les écuries et les bordels ! », est interprétée comme une injure envers les établissements soviétiques d’enseignement supérieur.

 

À l’automne, Daniil Harms, Alexandre Vvédenski, Igor Bakhtérev, Konstantin Vaguinov et Nikolaï Zabolotski fondent l’éphémère Obériou (Société pour l’art réel), considérée comme la dernière manifestation des « modernes ». 1928 voit la publication de la Déclaration Obériou, texte manifeste qui proclame que la révolution culturelle du premier État prolétarien ne pouvait se contenter des défroques de la littérature passée et avait besoin d’un art révolutionnaire dont les conquêtes étaient déjà importantes (Filonov, Malévitch), un art révolutionnaire de gauche. Qui sommes-nous ? Et pourquoi sommes-nous ?, interrogent les obérioutes, avant de répondre : « Nous sommes les poètes d’une perception inédite du monde et d’un art nouveau. Nous forgeons non seulement un langage poétique neuf, mais aussi une façon nouvelle de sentir la vie et ses objets… Nous élargissons et approfondissons la signification de l’objet et du mot, sans pour autant la détruire. L’objet concret, affranchi de la pelure du littéraire et du quotidien, devient l’apanage de l’art. Dans la poésie, la collision des mots et de leurs sens exprime cet objet avec la précision d’une mécanique... Regardez l’objet de tous vos yeux et, pour la première fois, vous le verrez débarrassée de son obsolète dorure littéraire. Vous avancerez peut-être que nos sujets ne sont ni « réels » ni « logiques », mais qui a dit que la « logique de la vie » est obligatoire pour l’art ? La beauté d’une femme dessinée nous saisit bien que, en dépit de la logique anatomique, le peintre lui ait dévissé et déplacé l’omoplate. L’art a sa propre logique qui, loin de détruire l’objet, aide à mieux l’appréhender. » Les obérioutes entendent débarrasser l’objet des détritus des cultures putréfiées du passé.

 

Le 24 janvier 1928, les obérioutes donnent « Trois heures de gauche », avec lecture de vers, projection d’un film, et mise en scène de la pièce « en 18 morceaux », aujourd’hui considérée comme l’archétype du théâtre de l’absurde, de Harms, Elisavéta Bam, qualifiée le lendemain dans la Gazette rouge, de « chaos obscène ». Les obérioutes sont cloués au pilori : voyous littéraires, poètes absurdes, contre-révolutionnaires et de l’ennemi de classe. Le fait est que le « nonsense » de Harms et l’humour noir des obérioutes est de plus en plus inadmissibles au sein d’un pays « tragiquement optimiste » comme l’est l’URSS ; Seul aspect positif de la soirée : Nikolaï Oléïnikov, qui va rejoindre les obérioutes, leur propose de collaborer à la revue (littérature jeunesse) Le Hérisson.

 

Fin 1931, on ferme les rédactions des revues pour enfants Le Hérisson (la principale source de revenus des obérioutes). Fin décembre 1931, Harms et Vvédenski sont arrêtés et déportés à Koursk, qu’ils quitteront à l’automne 1932. Vaguinov est mort de la tuberculose en 1934, alors qu’un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui. Oleînikov est fusillé en 1937. Zabolotski est condamné aux travaux forcés en 1938. Avec la guerre, puis les premiers bombardements, Harms sent lui aussi approcher sa fin : « La première bombe allemande tombera sur moi. »

 

En août 1941, pendant le siège de Leningrad, à quelques semaines d’écart, Vvédenski (le 20 septembre, à Kharkov) et Harms (le 23 août, à Leningrad) sont arrêtés. Vvédenski, accusé d’avoir « tenu des propos antisoviétiques et germanophiles » est envoyé à Kazan pour y être jugé. Il meurt lors de son transfert : exécution sommaire ? Dysenterie ? Accusé de « propos défaitistes », menacé de la peine capitale, Harms, interné au service psychiatrique de l’hôpital des Croix, la prison principale de Leningrad, meurt épuisé, affamé, le 2 février 1942.

 

César BIRÈNE

 

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

 

 

À lire (en français) : Sonner et voler, poèmes, (Gallimard, 1976), Écrits, proses, (Bourgois, 1993), Anthologie de textes de l’Obériou (Bourgois, 1997), La vieille, suivi de Autobiographie (éd. de Saint Mont, 2001), Œuvres en prose et en vers (Verdier, 2005), Incidents et autres proses (Circé, 2006), La Baignoire d’Archimède, anthologie poétique de l’Obériou (Circé, 2012).