Bonjour Eric,

 

 

 

Je lis Michon ces derniers temps, son portrait de Flaubert entre autres dans Corps du Roi. J’ai souvent l’impression à lire Michon que son unique intention c’est simplement d’écrire des phrases, c’est simplement d’élaborer des phrases. Il y a une remarque de Barthes (dans Le Plaisir du Texte si je me souviens bien) où il indique que celui qui écrit est d’abord quelqu’un qui fabrique des phrases c’est à dire simplement un phraseur. C’est quelque chose d’ailleurs de parfaitement évident, malgré tout Barthes est un auteur si subtil que lorsqu’il écrit une évidence cela ressemble alors à une révélation inouïe. En effet l’évidence dans un texte de Barthes n’a pas les mêmes caractéristiques que dans les textes d’autres écrivains. Chez la plupart des écrivains l’évidence n’est qu’une banalité, chez Barthes, parce qu’elle n’est jamais spontanée, qu’elle est plutôt le résultat d’une distillation interprétative ultra-complexe, elle devient un miracle sidérant. Et c’est pourquoi aussi quand Barthes profère une évidence, cette évidence s’inscrit avec intensité à l’intérieur de la mémoire. (Il serait d’ailleurs intéressant d’accomplir l’inventaire exhaustif des évidences dans l’œuvre de Barthes.) Le style de Barthes provoquerait ainsi une sorte de catalyse de l’évidence. Je pense d’ailleurs que sa vie elle-même avait parfois aussi cet aspect. Fabrice Lucchini raconte par exemple dans un de ses spectacles qu’il avait un jour demandé à Barthes pourquoi il y avait un béret basque suspendu à une accroche dans un couloir de son appartement. Et Barthes lui avait alors répondu en souriant. « Il y a un béret basque dans mon appartement parce que je suis basque. » Et Lucchini de s’ébahir alors d’être ainsi parvenu à faire dire à Barthes une phrase aussi banale.

 

 

Il y a une frime archaïque, un dandysme ancestral à l’intérieur de la phrase de Michon. Son style a ainsi quelque chose d’aussi magnifique que décevant. Je veux dire que de l’écriture de Michon, malgré son indiscutable splendeur il ne reste le plus souvent rien. Ses phrases ne s’inscrivent jamais à l’intérieur de notre chair quand bien même elles apparaissent inscrites de manière superbe à la surface du papier. En cela Michon ressemble à Nabokov. Michon serait une sorte de Nabokov des humbles, un Nabokov paradoxal de la pauvreté. 

 

 

Je dois reconnaitre d’ailleurs une sorte d’agacement parfois à la lecture de Michon. Sa façon par exemple de reprendre la doxa sartrienne à propos de Flaubert (masque, imposture, vanité et paresse) « Il se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres. » J’ai précisément en effet le sentiment inverse. Il y a une incroyable candeur dans l’amour de l’art de Flaubert, une candeur socialement et politiquement irresponsable soit, malgré tout sans aucune hypocrisie, sans aucune tricherie. Je trouve la candeur de Flaubert, la candeur de son enthousiasme, la candeur enthousiaste de son admiration extrêmement émouvante. « Je ne peux admirer en silence, j’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion, il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. » Si Flaubert semble parfois blasé envers l’humanité, son attitude envers l’art malgré les périodes de découragement et parfois de désarroi, reste toujours aussi fraiche. « J’ai des plans d’œuvres  pour jusqu’au bout de ma vie, et s’il m’arrive quelquefois des moments âcres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d’autres aussi ou j’ai peine à me contenir de joie. »   

 

 

Pour Flaubert, l’engagement social ou politique n’est qu’une vulgarité ou une vilenie. Pourtant il y a un engagement de Flaubert même si cet engagement n’est pas social. L’engagement de Flaubert est simplement de répondre à l’appel inconditionnel de l’art. Michon assez bizarrement hésite sans cesse entre le goût majestueux de l’art pour l’art « Etre sorti de l’humanité et proférer des sons de feuilles, de gong, d’avalanches… » et le malaise sartrien de n’être qu’un littérateur sans justification sociale. Il y a un solipsisme aristocratique du style chez Flaubert. « Il faut donc écrire comme on sent, être sûr qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste sur la terre. » Flaubert a simplement le sentiment qu’il n’a pas de temps à perdre à justifier socialement son écriture. Pour Flaubert l’écriture a en effet un aspect injustifié, c’est-à-dire aussi un aspect absurde. « La littérature (…) serait alors une occupation d’idiot. Autant caresser une bûche et couver des cailloux. » 

  

 

A la différence aussi de ce que prétend Michon, je ne pense pas que les phrases parfaites venaient spontanément à Flaubert. J’ai plutôt l’impression que ces phrases parfaites il les façonnait laborieusement en vivant effectivement comme un moine forçat. Je pense cependant (je te l’ai déjà dit) que Flaubert avait sans aucun doute tort de travailler autant et que son œuvre aurait été plus élégante et séduisante s’il avait préféré affirmer simplement les formes insouciantes de sa spontanéité. En effet, les phrases de la correspondance apparaissent souvent imparfaites et restent malgré tout toujours très belles. Flaubert a fatigué son œuvre par son désir d’écrire sans cesse des phrases parfaites. Ce qu’il savait d’ailleurs très bien. « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j’en suis sûr, parfaites. Mais précisément à cause de cela, ça ne marche pas. » (Il y a cependant parfois aussi à l’intérieur de la correspondance de Flaubert des phrases majestueusement posées semblables à celles de ses romans. « Dans la pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d’Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie. » La proximité phonétique d’une phrase à l’autre entre peste et veste est aussi surprenante que superbe.)

 

 

Je dois cependant aussi admettre qu’il y a dans le portrait de Flaubert par Michon quelques formules qui me plaisent bien « On appelle oracle une parole au-dessus de celle des mortels quoiqu’énoncée en termes de mortel. » ou encore « On est la prose de Dieu et sa dérision. »

 

 

Flaubert n’a aucune affinité avec l’idée d’une fraternité humaine, avec l’idée d’une solidarité fraternelle des hommes. Flaubert est un bourgeois avec un caractère d’aristocrate (comme beaucoup d’autres écrivains de la fin du 19eme siècle d’ailleurs (Baudelaire, Mallarmé...).

 

« Les hommes ne sont pas plus frères les uns des autres que les feuilles des arbres ne le sont pareillement ; elles se tourmentent ensemble, voilà tout. » Pas de fraternité entre les hommes donc, il y a cependant chez Flaubert une sorte de charité étrange envers l’humanité « Non, nous ne sommes pas bons ; mais cette faculté de s’assimiler à toutes les misères et de se supposer les ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire ainsi le centre de l’humanité, tacher enfin d’être son cœur général où toutes les veines éparses se réunissent, … ce serait à la fois l’effort du plus grand homme et du meilleur homme ? Je n’en sais rien. » Et c’est cette bizarre charité aristocratique du caractère de Flaubert qu’il est sans doute difficile de comprendre.

 

 

Il y a donc un désir aristocratique flagrant chez Flaubert. Écrire pour Flaubert c’est non seulement bondir hors du rang des assassins comme le dira plus tard Kafka, c’est bondir en dehors de l’humanité même. « Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer d’un bond au-dessus de l’humanité entière, et de n’avoir  avec elle rien de commun, qu’un rapport d’œil. » Ce qui relie ainsi Flaubert à l’humanité c’est donc seulement l’œil par lequel il la juge, l’œil par lequel il juge sa stupidité infinie. Le problème reste alors de savoir si Flaubert parvient à inventer la forme d’un œil du jugement qui soit lui aussi exempt de stupidité. Je n’en suis pas certain, ce serait peut-être là le point d’aporie de son œuvre. Flaubert n’a jamais l’intuition que l’œil du jugement est un des aspects fondamentaux de la stupidité. Flaubert n’a jamais l’intuition que l’œil du jugement est souvent l’instance même de la stupidité infinie.

 

 

« Moi, de jour en jour je sens s’opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va s’élargissant et j’en suis content, car ma faculté d’appréhension à l’endroit de ce qui m’est sympathique va grandissant, et à cause de cet écartement même. »

 

Cette manière qu’a Flaubert de s’écarter des hommes est peut-être ainsi paradoxalement la seule manière qu’il ait trouvée de parvenir à les comprendre, à les comprendre en imagination. En effet si Flaubert s’éloigne ainsi des hommes, ce n’est pas afin de désirer s’en défaire (il n’y a pas de haine misanthrope chez Flaubert), c’est plutôt afin de parvenir à les imaginer et à les dire avec exactitude. Pour Flaubert, l’humanité est un brouillard trop suffocant, trop asphyxiant (pour reprendre une formule de Chesterton) pour pouvoir être dit du dedans, c’est pourquoi selon Flaubert l’humanité ne pourra donc être dite que du dehors. Cette attitude aurait sans doute été considérée par Chesterton comme un manque d’audace et de courage, elle correspond cependant au caractère de Flaubert. Selon la typologie de Chesterton, Flaubert appartiendrait aux génies de troisième catégorie, ceux qui ne peuvent écrire qu’en se situant au-dessus de l’humanité. Selon Chesterton, les génies de deuxième catégorie sont ceux qui écrivent en se situant au-dessous de l’humanité (par exemple Walt Whitman) et les génies de première catégorie ceux qui écrivent exactement à la même hauteur que l’humanité (par exemple Shakespeare).

 

 

« Que chacun d’ailleurs se contente d’être honnête, j’entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées. » Le dédain indifférent de Flaubert envers les idéologies sociales et politiques repose ainsi sur une affirmation éthique très simple, presque rudimentaire. Flaubert pense en effet que plutôt que se leurrer à travers des discours de philanthropie filandreuse, il serait simplement préférable d’avoir une attitude honnête. Ainsi pour Flaubert la simple honnêteté a plus de valeur et de puissance que la plus subtile des utopies. En cela la vision sociale et politique de Flaubert est extrêmement sobre et modeste. Selon Flaubert pour sauver l’humanité, ce n’est pas d’amour dont l’humanité a besoin, c’est simplement d’honnêteté.

 

 

Pour Flaubert l’idolâtrie de l’humanité pour elle-même a un aspect aussi répugnant que ridicule. « C’est une chose curieuse que l’humanité à mesure qu’elle se fait autolâtre devient stupide. » « Je crois que plus tard on reconnaitra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. » Pour Flaubert cet amour de l’humanité pour elle-même n’est qu’une imposture, une façon de dissimuler l’incapacité profonde de celui qui s’en réclame de vivre de façon simplement honnête. Pour Flaubert la revendication de l’amour de l’humanité n’est qu’un masque qui cache le plus souvent la canaillerie de la vie quotidienne. Flaubert préfère ainsi l’affirmation de la simple honnêteté à la revendication des bons sentiments (« Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment. ») à condition cependant que cette honnêteté ne soit pas celle conventionnelle de l’honnête homme à propos de laquelle Flaubert rappelle souvent la formule de La Rochefoucauld « L’honnête homme est celui qui ne s’étonne de rien. ». Précisément ce que Flaubert recherche, c’est une forme d’honnêteté étonnée, une forme d’honnêteté qui sait s’étonner des prodiges du monde, des aberrations prodigieuses du monde. 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Bonsoir Boris,

 

Tes évidences au sujet de Barthes constituent une belle défense et illustration.

 

Merci aussi pour les considérations sur Flaubert. Pas le temps de te répondre comme il faudrait. Ci-joint un entretien récent dans lequel, tu verras, je te re(ci)joins sur quelques points (au début du fichier).