Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

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Il serait intéressant de théoriser la différence et même la distinction entre le prénom et le nom. En effet, si le nom nous distingue aristocratiquement des autres hommes. Le prénom nous distingue de l’aristocratie même de notre nom.

 

 

 

Dans la liste que tu proposes le hapax et le monstre sont pour moi en relation avec le prénom, le zombi et le fantôme avec le nom.

 

 

 

Tu écris que le nom n’a pas de sens, j’ai plutôt le sentiment que le nom reste sensé et que c’est uniquement le prénom qui apparaît de manière insensée comme si le nom appartenait encore au langage et à l’histoire et que le prénom évoquait la préhistoire et le silence.

 

 

 

Tu écris qu’il est selon toi difficile d’accomplir un lien entre le nom et la conscience, j’ai plutôt le sentiment que le nom est un signe de la conscience et de l’inconscient et que seul le prénom parvient à se tenir en dehors même de la pensée. « Seul le prénom », ce serait un beau titre. Le paradoxe du prénom serait celui d’une pulsion abstraite, la pulsion de s’abstraire de la pensée.

 

 

 

Le nom nous désigne. Le prénom nous évoque. Le nom nous dit. Le prénom nous chuchote et nous exclame. Ou plutôt, le nom nous dit et le prénom nous tutoie. Le prénom chuchote et exclame le tu.

 

 

 

Ceux que les noms désignent: les patrons, les présidents, les aristocrates, les juges, les professeurs, les scientifiques. Ceux que les prénoms évoquent: les enfants, les amis, les chiens, les chats, les domestiques, les chanteurs, les chanteuses, les saints, les prostituées, les rois et les reines (avec un numéro), les stars. Dans son livre sur Mickael Jackson, Yann Moix remarque que le summum de la célébrité est de perdre son nom et de n’avoir plus qu’un prénom. Marilyn, Mickael. Moix a un nom d’ailleurs paradoxalement singulier, où s’inscrit la multiplicité même de l’identité. Moix a plus d’un moi à son nom (et cette multiplicité virtuelle de son moi est peut-être sa voix).

 

 

 

Le nom incite à être connu, reconnu et même célèbre, il y a en lui un potentiel de gloire. Le prénom affirme plutôt la volonté d’apparaître méconnaissable, clandestin et inconnu. Le nom signale un pouvoir dépourvu de forme. Le prénom évoque une forme dépourvue de pouvoir.

 

 

 

Tu indiques aussi que le nom ne semble avoir aucun usage, ou du moins pas d’autre usage que celui de signaler l’éternité de la mort. Soit, il existe malgré tout parfois un usage du prénom. L’enfant utilise son prénom. L’enfant utilise son prénom comme un outil, un outil de féerie, un outil à provoquer des miracles.

 

 

 

La psychanalyse de Lacan a énormément insisté sur l’aspect décisif du nom dans l’organisation du psychisme. Cette idée me semble juste. En effet, du point de vue du psychisme le nom est important. Cependant, la limite de la pensée de Lacan, c’est que pour lui, il n’y a rien d’autre que le psychisme, le monde n’existe pas, il n’est qu’une représentation. De plus dans la théorie de Lacan, cette insistance sur le nom dissimule la valeur du prénom. Lacan ne parle quasiment jamais du prénom. Il a tendance à confondre le prénom et le nom, à les indifférencier sous l’égide du nom.

Pour Lacan le nom est obligatoirement le nom du père. Cette assimilation est peu convaincante. Le nom n’appartient pas plus au père qu’au fils. Le nom est celui d’une famille, d’une lignée, la lignée indiscernable des ancêtres.

Enfin Lacan estime qu’il y a un lien incessant entre le nom et le désir. Cette idée est elle aussi discutable. Le nom n’est pas l’indice d‘un désir, il est plutôt le signe d’une transmission automatique. Aucun corps humain ne désire avoir le nom qui lui a été attribué, attribué à travers la tribu. Le nom est un signe de loi. Le nom n’est donc lié au désir que pour ceux qui croient que le désir est lié à la loi. A l’inverse le prénom d’un enfant, parce qu’il est choisi et même préféré par le père et la mère, révèle la forme d’un désir, il révèle la forme d’une connivence de désirs. Chaque prénom d’un corps humain est désiré, désiré par celui et celle qui donnent ce prénom à ce corps. C’est une évidence et cependant cette évidence n’a aucune valeur pour la pensée de Lacan. Et je me dis parfois que les arcanes de la subtilité lacanienne ne sont peut-être que des masques pour ne pas voir cette évidence. Le concept du nom du père en tant que loi du désir serait une façon de dissimuler le don du prénom par le père et la mère comme forme d’une connivence de désirs en dehors du souci de la loi.

 

 

 

Pour le dire de manière elliptique, j’ai le sentiment que l’aptitude à jouer avec l’espace entre son prénom et son nom (où tu vois un risque de schizophrénie) est un des gestes de l’imagination. Il n’y a pas de lieu de l’identité. Le prénom n’a pas lieu parce qu’il est une forme de l’utopie. Le prénom affirme l’utopie de la préhistoire. Et le nom n’a pas lieu du fait qu’il est le signe de l’ubiquité. Le nom signale l’ubiquité de la mort éternelle. C’est pourquoi la seule manière d’avoir lieu est d’essayer de tenir debout à l’intérieur du blanc, de la chute de blanc entre son prénom et son nom.

 

 

 

Il y aussi ceux qui parviennent à immiscer, une formule, un sésame, un adjectif-surnom entre leur prénom et leur nom. Ce sont souvent des sportifs : Mickael Air Jordan, Ray Sugar Robinson, Marvin Marvelous Hagler;  ou des musiciens de jazz: Thelonious Sphere Monk, Charlie Bird Parker. C’est comme s’ils savaient qu’il y a un vide fermé entre le prénom et le nom que seule une formule à la fois chimique et magique parvient à ouvrir. Si l’asthme était un sport ou une musique j’aimerais m’appeler Boris Oxygène Wolowiec. L’asthmatique est ainsi celui qui joue du saxophone avec comme selon la schizophrénie de l’oxygène.

 

 

 

Nous avons nous aussi des noms d’indiens, des noms de sauvages que nous avons oubliés. Tu es Boucher Riche d’Honneur ou encore Chevalier Errant du Rire. Je suis Ours d’Age Lent ou encore Bœuf Combattant de la Gloire (Comme dirait Valère Novarina, Bravo la Viande). Il y a un temps biologique et un temps littéral. Tu es venu au monde quelques années avant moi, cependant tes initiales E.C sont identiques aux dernières lettres de mon nom. Qu’en penser au sujet de l’antériorité de chacun de nous ? Le boucher de l’honneur est-il antérieur au bœuf du combat ou bien est-ce l’inverse ? Je ne sais. Il y a ainsi une forme explétive du savoir, elle se tient précisément entre le corps et le langage.

 

 

 

Les prénoms de Artaud étaient Antonin Marie Joseph. Artaud avait ainsi le même premier prénom que son père Antonin Roi Artaud et le même deuxième prénom que sa mère Euphrasie Marie Louise Nalpas. Antonin signifie étymologiquement « l’Inestimable ». Il est aussi à noter qu’Artaud avait le même deuxième prénom que la mère du Christ et le même troisième prénom que le non-père du Christ. Ceci explique peut-être son délire d’élection christique et des formules telles que « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi.». Un homme qui a à la fois un des prénoms de son père et un des prénoms de sa mère est sans doute condamné au délire généalogique aristocratique (qui plus est si un des prénoms de son père est Roi).

 

 

 

L’écrivain Joseph Conrad a utilisé son deuxième prénom comme pseudonyme. Il s’appelait Josef Konrad Korzeniowski. Conrad était né en Ukraine de parents polonais il écrivait pourtant en anglais. C’est comme si  le geste de transformer son deuxième prénom en nom lui avait donné le pouvoir de changer de langue, de changer à la fois de langue paternelle et maternelle; comme si l’anglais était la langue de son prénom, la langue de son prénom pseudonyme. Imaginer un homme qui parle dans la langue de son nom et se tait dans la langue de son prénom. Imaginer un homme qui parle dans la langue de son prénom et se tait dans la langue de son nom. Imaginer un homme qui écrit dans la langue de son nom et qui parle dans la langue de son prénom. Imaginer un homme qui écrit dans la langue de son prénom et qui parle dans la langue de son nom. 

 

 

 

Les prénoms de Gandhi. (Mohandas Karamchand) ont disparu de la mémoire des hommes. Au lieu de ses prénoms il disposa du titre de Mahatma, la Grande Ame. En français le même mot de titre désigne l’appellation honorifique d’un homme et ce qui est inscrit sur la couverture d’un livre. Imaginer un écrivain qui utilise le titre d’un de ses livres comme prénom, comme nom ou comme pseudonyme.

 

 

 

Serge Gainsbourg avait l’habitude d’appeler Catherine Deneuve Catherine d’Occase. Les camarades de classe de Philippe Katerine le surnommaient Poubelle. Une fois, Roland Barthes s’est fâché avec un ami parce que cet ami alors qu’il parlait d’un personnage de handicapé dans un film a fait un lapsus et employé l’expression « Fauteuil Roland ».

 

 

 

« Si un personnage doit concurrencer l’état civil, il faut qu’il ait d’abord un vrai nom. De Balzac à Proust, un personnage sans nom est impensable. Mais le Jacques de Diderot n’a aucun patronyme et son maître n’a ni nom ni prénom. Panurge, est-ce un nom ou un prénom, Les prénoms sans patronymes, les patronymes sans prénoms ne sont plus des noms mais des signes. Le protagoniste du Procès n’est pas Joseph Kaufman ou Kramer ou Kohl mais Joseph K. Celui du Château perdra jusqu’à son prénom pour se contenter d’une seule lettre. »  M. Kundera

 

Grande invention de Kafka dans Le Château, l’initiale unique K pour désigner le personnage, initiale dont il est impossible de savoir si elle est celle de son prénom ou de son nom. Grande invention d’un personnage littéral, d’un personnage-lettre, d’un personnage qui oublie littéralement à la fois son prénom et son nom.

 

Grande invention de Nabokov dans Lolita, le personnage appelé Humbert Humbert, un personnage dont le prénom et le nom sont identiques. Personnage double donc mais dont le dédoublement est le signe même de l’identité, ou qui n’a d’autre identité que le redoublement indéterminé de son prénom et de son nom. Est-ce son prénom qui redouble son nom ou son nom qui redouble son prénom. Personnage dont le nom et le prénom sont similaires, jumelés. A l’inverse Lolita n’a pas de nom. Lolita incarne le prénom. Lolita incarne la fatalité du prénom.

 

 

 

Un des charmes de Nicole Kidman, le paradoxe de son nom. Une femme qui a pour nomHomme-Enfant. Un des charmes de Julia Kristeva, l’allusion ultra-hérétique de son nom. Le Christ-Eve. Si le Christ était déjà là au paradis sous la forme d’une femme, de la seule et unique femme, alors Adam s’évanouit dans la nature et c’est par la crucifixion parabolique du fruit que nous devenons immortels.

 

 

 

Dans Le Pré Ponge révèle que quand l’homme s’allonge sous l’herbe, quand il donne son assentiment au préfixe de l’antériorité et accepte de s’y assujettir, alors seules les initiales de son prénom et de son nom s’élèvent malgré tout au-dessus de la surface du sol comme des fleurs qui indiquent qu’il repose en paix.

 

 

 

«Après une maladie grave, dans certains pays d’Asie, au Laos par exemple, il arrive qu’on change de nom. Quelle vision à l’origine d‘une telle coutume ! Au vrai, on devrait changer de nom après chaque expérience importante. »  Cioran

 

 

 

« On change de nom parce qu’on croit à l’esprit. »  C. Dantzig

 

 

 

« La voix peut surgir, couler on ne sait d’où ; … elle est pourtant là quelque part, autour de vous, à coté de vous, mais en somme jamais devant vous…elle est donc le signe même de l’innommé. »  R. Barthes

 

 

 

Dans l’émission Apostrophes, lors de la sortie de son roman L’Insoutenable Légèreté de l’Etre, Kundera avait confié à B. Pivot qu’il aurait préféré publier ses livres sous un pseudonyme pour pouvoir vivre tranquillement de manière presque invisible. En cela il affirmait une forme humoristique de l’ascèse. Pivot lui avait demandé « Vous êtes sérieux ? » Et Kundera avait répondu « Il est toujours difficile de savoir quand nous parlons, si nous disons ou non la vérité, aux autres et aussi à soi-même. Malgré tout, je pense que oui je suis sérieux en disant cela. ».

 

 

 

Le désir de ne plus avoir de nom, de vivre de façon anonyme n’est pas si rare chez les écrivains. A l’inverse, la volonté de ne plus avoir de prénom, d’exister uniquement doté d’un nom sans prénom serait une extravagance plus inattendue.

 

 

 

« Car je veux vivre dans un pays où personne ne m’aime, ni ne me connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où mon absence ne voile pas une forme. »  G. Flaubert

 

L’utilisation du verbe tressaillir est assez curieuse. Pour Flaubert le nom fait frémir, il suscite une sorte de secousse réflexe. Il y a de l’excès, du tracé et de la saillie dans ce verbe, trait-saillir, comme si le nom traçait le frisson excessif d’une jouissance sexuelle.

 

 

 

« Au fond du « silence » de Rimbaud… (un homme disparaît et poursuit sa vie sous un autre nom), il dut y avoir ce qui est peut–être la plus extraordinaire quoique la plus secrète tentation humaine : vivre incognito sur terre, débarrassé en quelque sorte de soi-même, vivre comme un mort. »  D. Noguez

 

Le désir d’incognito : le silence entre guillemets, l’autre nom entre parenthèses et la mort en italique.

 

 

 

« Pour qui médite sur l’indicible, il est utile d’observer que le langage peut parfaitement nommer ce dont il ne peut rien dire. De ce point de vue, la philosophie antique distingue soigneusement le plan du nom (onoma) et le plan du discours (logos)… Anthistène le premier avait affirmé qu’à propos des substances simples il ne peut y avoir de logos, mais seulement un nom. Est indicible, selon cette conception, non pas ce qui n’est attesté par rien dans le langage, mais ce qui dans le langage ne peut être nommé; est dicible en revanche, ce qu’on peut définir par le discours, même si fait éventuellement défaut un nom en propre. »  G.Agamben

 

Le nom nous révélerait ainsi comme matière simple, matière de la simplicité, à la manière des atomes de la chimie. Le nom serait ce qui en nous est beaucoup trop simple, beaucoup trop évident pour pouvoir être dit. Malgré tout si le nom et le prénom sont des atomes simples, la globalité formée par le prénom et le nom est celle d’une molécule qui reste à la fois indicible et innommable. Il y a quelque chose d’étrange à ce qu’il n’y ait pas en français de mot pour désigner la forme globale prénom-nom. Le mot le plus proche serait peut-être celui d’appel « Comment vous appelez-vous ? ». C’est un mot aussi utilisé en sport, en athlétisme surtout, la prise d’appel, le geste de prendre appel avant un saut en hauteur, en longueur ou au triple saut. J’ai plutôt le sentiment que l’appel dont je parle ressemble à celui du triple saut, prénom-vide-nom. Avoir plutôt le sentiment c’est à dire appeler, appeler la molécule acrobate prénom-vide-nom.

 

 

 

(Quand je jouais au football j’avais un entraîneur qui avait l’habitude de faire cette plaisanterie « Je fais l’appel après je ferai la pioche. ». C’est ce que Kundera considère dans L’Insoutenable Légèreté de l’Etre comme la forme idyllique de la plaisanterie, la plaisanterie répétée en dehors même du rire. Mon entraîneur aimait aussi dire et redire ce proverbe qu’il prétendait chinois « L’expérience est un peigne pour les chauves. » Kundera dans ce même  roman explique d’ailleurs lui aussi que la terre est pour les hommes la planète de l’inexpérience.)

 

 

 

La comédienne Louise Bourgouin pour s’inventer un pseudonyme a uniquement changé de prénom (Ariane est devenue Louise), elle a composé ainsi un pseudonyme très proche d’un nom d’une artiste déjà existante (Louise Bourgeois) comme si un acteur avait choisi de s’appeler Gustave Flaubart ou Pablo Picassa.

 

 

 

Dans son roman Les Samouraïs Julia Kristeva présente parfois ses dialogues de manière curieuse. Après chaque phrase du dialogue elle inscrit entre parenthèses un prénom. Cela provoque l’impression bizarre que ce ne sont pas des personnages dotés de prénoms qui parlent et disent des phrases, plutôt des phrases qui parlent et qui disent ainsi des prénoms, des phrases qui parlent afin de dire des prénoms. J. Kristeva utilise le plus souvent ce procédé pour transcrire des dialogues entre elle J. Kristeva dite Olga et l’homme qu’elle aime Philippe Joyaux alias Philippe Sollers dit Hervé. Cela donne aussi le sentiment que leurs paroles sont toujours déjà des citations, qu’ils parlent comme s’ils citaient ce qu’ils écrivent par leur prénom, par leur prénom disposé entre parenthèses.

 

 

 

Dans un sketch d’Elie Semoun un serial killer schizophrène qui dit s‘appeler Galopin adresse sans cesse la parole à un petit lapin imaginaire. Nous apprendrons pendant le sketch qu’il a tué toute une famille, mangé sa femme et cela sans se souvenir de rien. Il a aussi oublié son prénom. Lorsqu’un juge insiste et lui demande de s’en rappeler. Il propose « Boulevard Magenta ». Ainsi pour Elie Semoun le meurtrier schizophrène est identique à celui qui substitue une adresse à son prénom oublié; une adresse qui est celle d’un nom de couleur sang(nom de couleur qui est aussi un quasi anagramme du geste d’un de ses meurtres, manger). Tuer c’est aussi substituer. Le meurtrier schizophrène est celui qui substitue la majesté contingente d’une couleur à un prénom disparu.

 

 

 

« Le prénom est un fétiche si précieux qu’il n’en est fait usage qu’une seule fois. Le monde n’est que ce qu’il est, les femmes veulent être embrassées et non regardées… et puisque c’est ainsi, je m’appelle Daniel. » Hervé Gauville (au sujet de Mes Petites Amoureuses de Jean Eustache)

 

Le nom regarde. Le prénom embrasse. Le nom regarde la femme aimée intouchable. Le prénom embrasse la femme aimée aveuglément. Malgré tout le prénom apparaît à la manière d’un symbole si précis qu’il parvient à inventer un usage à l’une seule fois. Ainsi par la grâce de l’une seule fois, quand le prénom se tient à proximité du nom, le monde survient à la fois comme le monde et comme autre chose que le monde, à l’instant ainsi où les femmes veulent apparaître à la fois regardées comme embrassées.

 

 

 

« les filles de mille neuf cent

 

soixante–treize ont trente ans

 

 

 

celles qui s’appelaient estelle gallois

 

katia bocage sandrine leprince fabienne lesage

 

maria martins élise duffard myriam langevin »

 

 

 

« et le baiser qui a suivi

 

sous les réverbères sous la pluie

 

devant les grilles du square carpeaux

 

et le baiser qui a suivi

 

sous les réverbères sous la pluie

 

devant les grilles du square carpeaux

 

je l’appelle patrick modiano »

                                                    Vincent Delerm

 

 

 

 

 

L’inventeur du mot « tube » pour désigner une chanson qui marche avait le même prénom que moi : il s’appelait Boris Vian.

 

 

 

« C’est encore Nellie qui racontait l’histoire que Gertrude Stein aimait à citer : un jeune homme lui dit un jour : « Je vous aime, Nellie. C’est bien Nellie, n’est-ce pas, que vous vous appelez ? » »

 

Comme quoi l’amoureux ne sait pas toujours le prénom et le nom de celle qu’il aime. Malgré tout, l’amoureux sait le vide entre le prénom et le nom de celle qu’il aime avant de savoir ce prénom et ce nom. Ce vide erre comme un sourire tacite sur le visage aimé.

 

 

 

Il y a aussi la phrase sublime de Franz Kafka « Je suis seul comme Franz Kafka ». Ainsi ce qui a lieu entre le prénom et le nom c’est simplement la solitude, la solitude d’exister, la solitude du comme, la solitude d’exister-comme.

 

 

 

1

 

 

 

« Quand, avec les plus grandes difficultés, on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement après avoir lu sur une feuille ce que quelqu’un écrivait.» Lautréamont

 

Lautréamont sait que la seule manière d’apprendre à parler c’est de savoir lire, c’est de savoir déjà lire. Lautréamont a l’intuition que celui qui écrit n’apprend pas à écrire après avoir appris à parler, (après savoir parler), il a l’intuition que celui qui écrit à l’inverse apprend à parler après avoir appris à lire, (après savoir lire). Ecrire pour Lautréamont c’est sentir que le savoir de la lecture provoque l’apparition du savoir de la parole. Ceux qui n’écrivent pas pensent que la parole est antérieure à la lecture et que la lecture est antérieure à l’écriture. Celui qui écrit sait que ceux qui n’écrivent pas ne parlent pas, ne savent pas parler, font exclusivement semblant de parler, et cela précisément parce le geste de lire et surtout de voir quelquechose d’écrit, et surtout de sentir un corps qui écrit à l’instant même où il écrit, est antérieur à la parole, est le geste qui donne forme à la parole.

 

 

 

« Kafka écrit un journal pour relire les connexions qu’il n’a pas vues en vivant. » R. Piglia

De même ici j’utilise les livres des autres pour relire ce que dans ma vie quotidienne je n’ai pas eu assez d’attention pour le lire, ce que j’ai vu sans pouvoir et savoir le lire. J’utilise la multitude des livres des autres pour y relire en même temps mon journal et mes mémoires sans les avoir jamais lu. Parce que paradoxalement les livres des autres savent comment relier et relire les aspects de mon existence qu’ils n’ont ni vus ni vécus, dont ils n’ont pas eu l’expérience. Savoir relire avant de lire, et même relire avant de savoir lire, le grand truc inventé par Lautréamont.

 

 

 

« L’homme est ce qu’il lit. L’homme est ce qu’il regarde. » J. Brodsky  « La plupart des hommes ne lisent rien et se regardent les uns les autres. » S. Mrozek

 

 

 

J’ai l’autre jour rangé Ferdydurke de Gombrowicz dans ma bibliothèque. Je l’ai glissé sur l’étagère en forçant un peu, entre Mort à Crédit de Céline et Tous les Hommes sont Frères de Gandhi.

 

 

 

Je me souviens avec précision qu’il y a des livres que j’ai lus en même temps et qui composent ainsi un livre unique. Par exemple Jacques Le Fataliste de Diderot et Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll. La Caverne Céleste de Patrick Grainville et Molloy de Samuel Beckett. Le Maître du Haut Château de Philip. K. Dick et Le Mythe d’Icare d’André Comte Sponville.

Il y a aussi des livres que nous lisons en des temps différents et qui provoquent cependant en nous l’impression d’être des sosies ou des siamois. Par exemple Madame Bovary de Flaubert et Lolita de Nabokov.

Il y aussi des écrivains aux caractéristiques physiques semblables et qui ont malgré tout des styles intégralement différents. Par exemple Gombrowicz et Proust, asthmatiques l’un et l’autre, Gombrowicz qui étrangle les métaphores dans l’œuf et les assassine à mains nues ; à l’inverse de Proust qui noue, loue et love les métaphores avec des gants. 

 

 

 

Les jours comme les nuits où je lisais Jacques Le Fataliste et Alice au Pays des Merveilles en même temps, je ne dormais quasiment pas (seulement une à deux heures par nuit), j’avais la sensation d’évoluer dans un espace d’anamorphose semblable au rêve.

 

 

 

Je me souviens qu’un matin en arrivant au lycée Douanier Rousseau à Laval je marchais dans la cour et j’ai vu au loin deux jeunes filles qui étaient mes élèves. Elles se trouvaient à plusieurs dizaines de mètres. Ce matin-là il y avait beaucoup de vent. Pendant qu’elles se tenaient ainsi au loin j’entendais malgré tout avec une netteté incroyable chacune de leurs paroles. Je marchais vers elles et elles marchaient vers moi et plus nous nous rapprochions ainsi et moins j’entendais ce qu’elles disaient. Ce matin-là le vent avait métamorphosé une conversation de Diderot en une scénographie paradoxale de Lewis Carroll. Et à l’instant où nous nous sommes croisés je les ai vues me dire bonjour sans les entendre.

 

 

 

2

 

 

 

L’escalier serait pour toi la forme de la venue du temps. Et cela sans qu’il soit aisé de savoir si c’est la venue du temps au monde ou la venue du monde au temps.

 

 

 

Tu as aussi l’intuition que l’escalier qui monte ne rencontre jamais l’escalier qui descend, qu’ils se croisent sans cesse sans jamais se rencontrer. L’escalier est pour toi comme un prestidigitateur de l’espace qui parvient à entrelacer deux lignes parallèles (telle une torsade d’adn ou une natte de notes musicales; l’escalier est en effet une partition dont nos orteils sont les notes - voir un photogramme de Notre Musique de Godard-).

 

 

 

Une fois je t’avais dit que l’humoriste a une âme uniquement à l’instant où il rate une marche de l’escalier. Ce que tu dis aussi à ta manière avec cette phrase magnifique « Funambule je le suis encore quand je marche sur mon lacet. »

 

 

 

« Il y a le piano dont on tire les plus beaux accords, tout en finesse et doigté, et le même piano dans l’escalier qui se manie différemment. » Malgré tout à l’instant où tu écris, tu parviens à accomplir ce prodige, jouer avec subtilité du piano que tu portes en même temps sur ton dos dans un escalier. Ou encore ce serait l’escalier lui-même que tu portes sur ton dos, l’escalier est le piano même. Ainsi tu joues de l’escalier comme du piano, tu joues de l’escalier comme un escargot funambule joue du piano sur le fil du vide.

 

 

 

« Il nous faut aujourd’hui bâtir un escalier sous chaque fruit que nous convoitons. »

 

L’homme d’un seul et même geste plante l’arbre et cueille le fruit, plante le fruit et cueille l’arbre avec l’escalier. L’homme chasse et cueille à l’intérieur de l’escalier. L’homme chasse l’élévation de l’arbre et cueille le fruit de la chute avec l’escalier. L’homme cueille l’arbre de la chute et chasse le fruit de l’élévation avec l’escalier. L’homme chasse et cueille des essais de civilisation, des rythmes d’utopie à l’intérieur de l’escalier.

 

 

 

3

 

 

 

Dans un de ses sketchs, Florence Foresti remarque l’aspect bizarroïde de l’oreille humaine comme si elle avait été inventée par un designer dingue. Il y a en effet quelquechose d’intensément étrange dans les formes organiques, qu’elles soient humaines ou animales, la forme de chaque organe ressemble à une fable éblouissante, une fiction illicite. Salvador Dali révèle cela sans cesse, toi aussi souvent, ton développement à propos des lobes d’oreilles par exemple dans les Absences…La chair apparaît ainsi comme le lieu de coïncidences miraculeuses d’une multitude d’inventions sidérantes, une multitude d’essais prodigieux de bricoleurs de génie. Comme si les chairs humaines et animales avaient été composées à la manière des cathédrales du Moyen Age. Et de même que pour les architectes des cathédrales, qui sait s’il y avait un plan déterminé au commencement du travail. Les constructeurs de cathédrales travaillaient sans plan sur parchemin, ils improvisaient le plan pendant la construction elle-même, comme le fait encore à notre époque Godard au cinéma. Quand parfois, ils dessinaient un plan, ils le traçaient sur le sol ou sur les murs qu’ils construisaient, ils dessinaient le plan du lieu à l’intérieur même du lieu qu’ils avaient l’intention de transformer. Pourquoi la chair des hommes comme des animaux  ne se métamorphoserait-elle aussi de cette manière ? L’homme et les animaux écrivent sur leurs corps les formes de leur chair future.  

 

 

 

4

 

 

 

Au début de son Abécédaire, au chapitre Animal, Deleuze fait un double lapsus bizarre; à propos de l’expression « mes propriétés » il confond Michaux et Beckett qu’il prononce alors « biquette ». On a si souvent comparé le visage de Beckett à celui d’un aigle somptueux qu’il est peut-être bon de le rapprocher d’un animal moins majestueux. Disons que Beckett broutait le désert à la façon d’un rapace rapiécé et râpé. (« Si bien que la chèvre, comme toutes les créatures, est à la fois une erreur et la perfection accomplie de cette erreur  et donc lamentable et admirable, alarmante et enthousiasmante tout ensemble. »  Ponge)

 

 

 

« Gilles Deleuze - Couleur, chant, posture…Couleur, ligne, chant. C’est l’art à l’état pur… Claire Parnet - Et pour parler… Gilles Deleuze - Alors moi je me dis, quand ils sortent de leur territoire ou quand ils reviennent dans leur territoire, leur comportement (Ellipse) … Le territoire c’est le domaine de l’avoir. Alors c’est très curieux que ce soit dans l’avoir, c’est à dire mes propriétés, mes propriétés à la manière de Biquette ou à la manière de Michaux, (Pendant qu’il dit cela, Deleuze se frotte le visage avec la main, quelques minutes auparavant il avait dit qu’il n’aimait pas les chats parce qu’ils étaient des frotteurs, les ongles de Deleuze lézardent alors son visage tels les indices du noli tangere ;  j’ai remarqué que tu utilisais souvent ce mot lézarder, tu l’emploies y compris pour qualifier les flancs de la girafe, ce qui est un tantinet audacieux. En effet même si la girafe a parfois un aspect flexible, je n’en ai pas si souvent vu se faufiler lestement par les failles des murs, ou alors c’est qu’elles sont plus discrètes encore que les lézards. Je me souviens qu’une des rares histoires drôles que je connaissais enfant concernait les girafes. Un français demande à un autre français pourquoi il trace ainsi des signes sur le sol. Il répond « C’est pour éloigner les girafes » l’autre lui dit « C’est idiot, il n’y a pas de girafe en France. Le premier alors rétorque « Eh bien tu vois, c’est efficace. » « Efficace, comme le coït avec une jeune fille vierge, efficace est mon action » Michaux). Le territoire c’est les propriétés de l’animal. Et sortir du territoire, bon c’est l’aventure. Il y a des bêtes qui reconnaissent leurs conjoints, ils le reconnaissent dans le territoire mais ils ne le reconnaissent pas hors du territoire. Claire Parnet - Lesquels ? Deleuze - Tout ça, c’est des merveilles…je ne sais plus quel oiseau, je ne sais plus…faut me croire… (Pendant que j’interromps le magnétoscope pour prendre en note les paroles de Deleuze, j’entrevois quelques images d’une série policière, une course poursuite dans des escaliers, un plan vulgaire en contre-plongée des cuisses d’une fugitive vêtue d’une jupe fendue. Et ce midi quand je suis allé chercher de l’eau à la cave, j’ai vu un oiseau décapité coincé parmi les plantes vivaces qui longent l’escalier qui y accède. Depuis plusieurs jours deux faucons virevoltent, tuent, dévorent, s’accouplent, nourrissent leurs enfants et crient au-dessus de la cour et il semblerait qu’ils aient lu Cosmos de Gombrowicz. Je me souviens qu’une fois tu avais flatteusement comparé ma façon de penser au vol de l’épervier, et je me souviens aussi qu’une autre fois tu avais oublié que j’aimais le vin blanc et pensais que je n’aimais boire que de l’eau et je t’avais alors répondu quelquechose sur le problème de l’ascèse que j’ai oublié. Dans le livre de ton frère, il y aussi cette phrase « C’est quand il fait du sur-place que le faucon sait le mieux ce qu’il veut. » Dans ma bibliothèque son livre est entreposé auprès des Pensées à Moi-Même de l’Empereur romain Marc Aurèle. Pascal Quignard y a trouvé cette formule qu’il cite dans Rhétorique Spéculative « Les craquelures du pain sont comme les gueules béantes des fauves. » (O coïncidences, de quelle mémoire la bibliothèque est-elle donc le bilboquet ?).…Et puis alors avec Félix, je sors du coup de l’animal, je passe tout de suite à un problème philosophique, on mélange un peu tout hein dans l’Abécédaire. » C’était mon hommage simultané et maladroit à Gertrude Stein et Arno Schmidt.

 

 

 

Tu serais un fabuliste beckettien. Un ange sous son arbre enseveli tenait dans son beckett un je ne sais quoi.

 

 

 

5

 

 

 

« Génial Pas moi, le voisin de zéro, mourir une ou deux fois l’an…Imaginez après…Après le rideau complètement baissé (italique, didascalies, esprit de didescalier), on imagine la salle, les gens qui sortent, croyant que c’est fini, cependant la voix continue la voix faiblit et se tait en même temps que revient l’éclairage de la salle, »        H. Cixous

 

 

 

Un problème. « Quand vous dites « le vide », (…) vous n’avez pas de processus de métamorphose de ce dire. On dira aussi qu’il n’y en a pas de métaphore. » A. Badiou

Ou bien  « Le zéro est la plus vaste des métaphores. »   F. Pessoa

 

J’ai plutôt le sentiment que le vide est le lieu de la métaphore, l’espace de la métamorphose, le lieu qui démesure la métamorphose.

 

 

 

« On connaît ses proches et ses semblables, jamais ses voisins, qui peuvent être d’une autre planète, qui sont toujours d’une autre planète. Seuls les voisins comptent. »  G. Deleuze

 

A cet instant Eric, tu deviens un voisin du lointain. Ecrire comme demeurer impeccable sur la planète du zéro.

 

 

 

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A propos de l’ange Larnaudie remarque « cet ange m’interpelle tout de même, et ce « faute de mieux » m’intéresse…lorsque cette créature apparaît dans le texte, ce n’est pas tant comme personnage que comme phonème. » Plutôt l’ange serait justement le personnage des phonèmes, le personnage des sons de l’alphabet, de l’alphabet faute de mieux. L’ange serait le fantôme du langage, fantôme de la faute de mieux du langage, puisque la faute du langage est  de souhaiter améliorer ce qu’il désigne.

 

 

 

Dans les Absences… l’ange est mis en relation avec la soupe de vermicelles, le bouillon d’inculture de l’alphabet « ce goinfre ne lit jamais que slurp, l’ange qui chante à coté n’est pas trop gênant: on ne l’entend pas. » L’ange serait ainsi le double muet de l’alphabet, l’écho muet de l’alphabet, l’ombre diaphane de l’alphabet.

 

 

 

Dans les Absences tu notes à propos de l’ange « Le marteau… » et dans l’Autofictif tu évoques une forme de maladresse miraculeuse par laquelle tu parviens à briser un marteau par un coup de ce marteau même. Le geste de l’humour serait ainsi d’utiliser l’ange comme marteau, d’utiliser les ailes de l’ange comme marteau jusqu’à ce qu’elles se brisent entre tes mains pour donner à sentir quelquechose qui se trouve à la fois en dehors de la trivialité de la vie quotidienne et en dehors de la transparence idiote de la pensée. Tu écris à coups d’anges- marteaux, à coups de d’anges qui dématérialisent les marteaux et à coups de marteaux qui matérialisent les anges.

 

 

 

Dans l’entretien avec Mathieu Larnaudie, tu dis aussi ceci « C’est alors l’écrivain le monstre, rendu tel par ses allergies, pas mécontent sans doute de susciter en retour l’effroi ou le rire. » Quand à moi c’est plutôt l’ange qui est allergique et le monstre survient comme la conséquence heureuse, aisée, enthousiaste des allergies de l’ange, la suite jubilatoire des allergies de l’ange. Le monstre apparaît content, très content même, absolument content. Le monstre se contente de la terreur. Le monstre évolue extrêmement à l’aise à l’intérieur de la terreur.

 

 

 

« L’ange tel que je le décris dans les Absences du capitaine Cook est le frère du monstre, mais à la différence de celui-ci dont j’accouche de façon consciente et même forcenée, il tient du prodige, il naît de la coïncidence, du mystère, il apparaît presque par hasard dans mes livres. »

 

C’est pour moi précisément l’inverse, l’ange n’advient qu’en tant que personnage pensé, réfléchi, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’ange est pour moi une émanation du purgatoire. Et le monstre apparaît par la sensation immédiate, en cela le monstre survient comme une forme d’existence paradisiaque. « Pas de littérature au paradis » dis-tu, je dirais plutôt pas d’histoire et donc pas de roman. Au paradis les corps ne font pas d‘histoires, ils préfèrent inventer des jeux. Au paradis Adam et Eve s’amusent parfois à écrire leurs prénoms sur l’arbre de la chute ou sur la peau du fruit et les jours d’audace sur les écailles ou sur l’œil sans paupière du serpent.

 

 

 

Je ne suis pas convaincu lorsque Larnaudie prétend que l’ange est « une sorte de négatif joyeux de la spectralité ». J’ai tendance à me méfier des apologies de la négativité soi-disant joyeuse, elles ne sont le plus souvent que les masques de la nullité cynique. Cette négativité soi-disant joyeuse est celle du possible. Et je me méfie de même autant de la soi-disant vertu du possible. Lorsque tu développes par exemple l’idée que celui qui pourrait écrire et s’en abstient (pour ne pas se faire l’exploiteur de son propre talent) serait peut-être plus admirable que celui qui se contente simplement d’écrire, je reste très réticent. Parce que cette idée porte atteinte à la jubilation même du geste d’écrire. « « A celui qui dit « je pourrais, si je voulais », le fondement même de l’art, l’enthousiasme, fait défaut (et il ne peut donc pas, même s’il peut) » P. Handke. Cette adoration pour des vies avortées à la Bartleby a un aspect un peu douteux. Ce n’est pas parce que j’ai croisé une fois le regard de Catherine Deneuve devant les Nymphéas de Monet au musée de l’Orangerie que je peux prétendre avoir fait l’amour avec elle, comme ce n’est pas parce que tu as vu une fois M. Gorbatchev derrière les vitres de sa limousine dans une rue de Paris que tu as participé au démantèlement du pouvoir communiste en Urss. « Cette étrange compulsion, en rencontrant fortuitement une célébrité, de vouloir exister aussi pour elle, de compter dans sa vie. » J’avais 17 ans et debout à proximité d’une des épaules de Catherine Deneuve devant les grands tableaux flous de Monet, j’avais eu très vite une assez bonne idée, celle de lui signer un autographe afin qu’elle se souvienne de moi. Le hic c’est que je n’avais pas osé le faire. Tel est le possible, c’est la noyade du visage de cristal de Catherine Deneuve dans le panorama de myope des nymphéas, changé alors en bidet de pure imbécillité.

 

 

 

Il serait cependant préférable de nuancer; bavardons donc. (De même que chaque homme doit faire semblant de dormir pour parvenir enfin à s’endormir, l’écrivain selon le désœuvrement de son crayon doit faire mine d’écrire pour parvenir enfin à écrire). Il y a en effet parfois un décalage inexplicable entre le talent et la volonté par laquelle ce talent parvient à s’accomplir. Pourquoi  par exemple la lumineuse Laure Manaudou s’est lassée si tôt de nager si vite et pourquoi encore la mirobolante et bien-mal-nommée Amy Winehouse choisit-elle de passer son temps à se saouler la gueule plutôt que de ravir son âme et aussi la nôtre avec son chant. Pourquoi abîment-elles ainsi le miracle de leur talent à coups de négligence et de paresse ? J’ai parfois l’impression que l’indifférence des êtres humains à leur propre talent est une des caractéristiques de notre époque. Il y aussi le phénomène inverse de la pure ambition sans talent, où c’est alors la volonté qui se substitue au talent. Et cette volonté sans talent est parfois plus décisive et efficiente que le talent sans volonté. Y’a-t-il des écrivains ou des peintres purement ambitieux et sans aucun talent qui deviennent cependant des écrivains honorables?  Disons en peinture B. Buffet et en littérature G de Maupassant ou  M. Houellebecq, même si en ce qui le concerne le terme d’honorable convient assez peu.

(Entre l’instant où j’ai écrit ces mots et l’instant où je te les envoie Amy Winehouse est morte, Etrangeté de l’entre-temps. Entre-temps, il a toujours quelqu’un qui meurt. Lorsque l’écrivain fait semblant d’écrire pour parvenir enfin écrire, entre-temps quelqu’un d’autre meurt.)

 

 

 

7

 

 

 

Je te l’ai déjà dit j’aime beaucoup l’extrait « Sur le trottoir qui me ramène chez moi un soir, j’avise un gant, plus loin une fourchette… ». Cela ressemble à du Gombrowicz apaisé, presque insouciant. J’aime surtout le verbe aviser (dans l’Autofictif tu utilises d’ailleurs ce verbe assez souvent), et l’inattendue tête métallique du cintre, j’aurais quant à moi plutôt dit trapèze ou épaule; pourquoi pas la tête est aussi le trapèze du vide. (Je viens, quelques jours plus tard, de comprendre que tu désignes peut-être en fait de la sorte le crochet métallique du cintre, j’ai confondu une je ne sais plus comment ça s’appelle (par exemple les bras du fauteuil) avec une métaphore. J’ai vérifié dans un vieux mémento, cette figure de rhétorique est en vérité une catachrèse, un mot qui sonne comme un crochet. Le mémento indique que la catachrèse est une espèce de métaphore et il propose comme exemple l’expression « feuille de papier », je n’y avais jamais pensé, j’ai bien fait de confondre; le vide est aussi le trapèze des pieds).

Deleuze pensait avec son concept de ritournelle que les hommes et les animaux développent trois types différents de chants et que ces chants étaient en relation avec le territoire. Il y a selon lui le chant quand nous restons à l’intérieur de la maison par exemple le fredonnement de la femme qui fait le ménage, le chant quand nous sortons de la maison, celui que nous entonnons (drôle de mot) quand nous partons faire la fête ou la guerre et le chant du retour à la maison, celui de la nostalgie, celui des lieder allemands ou d’Homère; c’est cette dernière mélodie que tu recomposes à ta manière comme une suite de ready-made instantanés.

Barthes pensait que le haïku indiquait cette contiguïté alogique des choses « Penser une co-présence sans qu’elle soit métonymique, antithétique, causale, etc. ; une consécution sans logique et pourtant sans qu’elle signifie la destruction de la logique: une consécution neutre. »

Dans Pas Si Vite un livre de J. Berroyer et A. Scala il y a aussi une phrase qui révèle l’étonnement face à une suite insensée de choses contiguës. « Marcher dans la rue est une expérience, surtout quand on ne sait pas où l’on va… Il suffit de quelques pas pour voir des livres de Levinas, des soutiens-gorges en satin, un tas de pommes de terre, des montres arrêtées et des roses de Redouté. Tout cela à la suite, sans autre suite que celle de nos pas hasardeux » J. Berroyer et A. Scala estiment que cette suite insensée de choses contiguës est la structure même de l’argent, c’est le n’importe quoi féerique et idiot du capitalisme. (« Toutes ces choses sans point commun sont souvent affublées de leur raison d’être là, offertes à nos yeux derrière les vitrines, l’étiquette affichant leur prix »). Il y aurait ainsi un récit de l’argent, un récit-ritournelle de l’argent, ce serait celui de la contingence angélique. Selon M. Mac-Luhan « qu’une chose en suive une autre ne signifie rien. » Cependant il serait peut-être préférable de dire la succession contingente des choses signifie l’argent, l’angélisme de l’argent, la mélodie angélique de l’argent, la ritournelle angélique de l’argent.

 

 

 

Les hommes et les femmes modernes appellent les numéros de téléphones comme si ces numéros étaient des noms secrets, des noms magiques, des noms de code secret magique. (Le capitalisme accomplit l’indifférenciation du code et de la magie). Dans la société capitaliste chacun désire être appelé, interpellé à travers un numéro de code magique. L’homme capitaliste ne répond ni à son prénom comme l’enfant ni à et de son nom comme l’homme éthique. L’homme capitaliste désire être simultanément interrogé et élu à travers un numéro de code magique, le numéro (d’ange ?) de la tautologie automate.

 

 

 

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La malédiction d’Artaud est d’avoir été un ange sans le savoir. Par une grâce sidérante il était né ange. Par une ironie du sort ridicule, il l’ignorait. C’est pourquoi il désirait devenir un ange, alors qu’il l’était déjà. Et c’est pourquoi enfin il devint un excrément, l’excrément de sa démence.

 

 

 

L’infamie d’antonin Artaud fut d’être une sorte de saint sans stratégie autrement dit un martyr, un masochiste tonitruant qui choisit de souffrir infiniment sans jamais essayer de transformer cette souffrance en insouciance de l’extase. « Celui qui a l’âme élevée sans être fort sera hypocrite ou abject. » Michaux. Telle est l’abjection d’Artaud, celle de ne pas avoir la force de son âme et ainsi de se saturer niaisement du néant épidémique (viral) de sa souffrance. L’infamie d’Artaud est d’avoir peur de la joie, est d’avoir peur de la nécessité du bonheur. L’infamie d’Artaud est de penser que la pure possibilité du mal est une nécessité (pensée qui serait la caractéristique de l’esprit religieux). La lâcheté puritaine d’Artaud est de ne jamais vouloir s’extraire du bavardage de néant du mal, de vivre comme si le bavardage du mal était un destin. Artaud croit au mal qu’il hait. C’est cela qui le distingue profondément de Ponge. J’ai le sentiment que Ponge éprouvait avec presque autant d’intensité la pourriture d’être d’homme, d’appartenir à l’espèce humaine qui horrifiait Artaud. Malgré tout Ponge ne s’y vautrait pas.  Le courage candide de Ponge était à l’inverse d’essayer de s’en extraire par l’extase sensuelle de sa rhétorique, par la jubilation de ses phrases. (30 Avril 1995)

 

 

 

Artaud a survécu à son extrême lucidité plus qu’il ne l’a œuvrée, plus qu’il n’est parvenu à la transformer en œuvre. En cela, Artaud est plus un héros un héros de son épouvante qu’un artiste. Artaud a finalement été détruit par sa lucidité, la lucidité de son constat (effrayé) du complot aussi muet que bavard de l’espèce humaine, du vampirisme incessant de l’espèce qui contraint chaque particularité charnelle à avoir honte d’elle-même (cette abjecte bonhommie de l’espèce qui adopte le masque de massacre de la dignité).

La tragédie ridicule d’Artaud est simplement que sa lucidité n’amplifia jamais la force de sa joie. Au contraire, sa lucidité a interdit sa joie. Sa lucidité n’était pas affirmative mais réactive, elle l’a mutilé sans jamais provoquer l’épanouissement de sa jubilation. Si Artaud a finalement tant souffert, c’est sans doute parce qu’il a aimé son ennemi. Voilà ce qui distingue Artaud d’écrivains comme Ponge ou même Kafka, son impuissance à la joie, à l’insouciance, à l’humour ou à la frivolité. Sa lucidité hante Artaud c’est pourquoi il n’est jamais apte à s’amuser avec elle. Ce qui distingue Artaud de Kafka, c’est le geste de disparaitre comme élégance de l’humoriste. Impuissant à disparaitre, Artaud s’est condamné lui-même au statut de cadavre survivant. Kafka sentait ce que sentait Artaud, l’abjection inexpiable d’appartenir à l’espèce humaine mais  Kafka disposait aussi d’une force de délicatesse que Artaud ignorait, celle de sourire avec aisance sans haine ni amertume de ce qui l’épouvantait. Artaud connaissait la lucidité mais il ignorait la grâce souriante de la lucidité. Kafka est un Artaud joueur, un Artaud dont l’infini de la souffrance n’aurait pas anéanti l’illimité du sourire. (28 Octobre 1995)  (Kafka c’est à la fois Artaud et Lichtenberg, à la fois Artaud et Rivarol ou même à la fois Artaud et Flaubert).

 

 

 

9

 

 

 

Dans antérieur il y a rieur.

 

 

 

L’humour serait une forme d’exaltation précautionneuse, de jubilation prudente. Il y a un danger de l’exaltation absolue, l’humour le sait. L’exaltation absolue provoque en effet parfois le désastre ridicule comme lorsque dans La Guerre du Feu ceux qui ont retrouvé le feu et le rapportent à la tribu hurlent, sautent de bonheur, s’étreignent, se fêtent et dans la bousculade éteignent la flamme.

 

 

 

« Qu’est-ce qui peut bien me faire tant rire sur cette photo d’enfant sinon la tête d’ahuri que je tire aujourd’hui en la regardant. »

 

Soit, comme si c’était la tête d’ahurissement de l’aujourd’hui qui révélait et développait la tête de rire de jadis. Ce qui nous photographie, ce n’est jamais quelqu’un, c’est l’œil du temps. Enfant, cet œil du temps nous fait rire. Adulte, cet œil du temps nous ahurit. Par la photo le temps s’étire s’enveloppe et se développe de telle façon que le visage de l’enfant se tient face au visage de l’adulte. En effet étant donné que le temps est antérieur, la multitude des âges de notre existence a lieu en même temps ou plutôt a temps en même lieu.

Ou encore c’est comme si lorsque nous regardons l’appareil photo nous regardions en une seule fois les innombrables visages qui regarderont cette photo à l’avenir ; à la fois notre visage à des âges divers, les visages d’autres êtres humains que nous connaissons et les visages de ceux que nous n’avons jamais vu et que nous ne connaîtrons jamais et qui pourtant un jour plus tard regarderont cette photo. (Lorsque nous regardons l’appareil photo nous regardons ceux que nous ne voyons pas, nous regardons ceux qui nous survivrons et que nous ne voyons pas).

 

 

 

« La fameuse photo où se trouvent réunis Brassens, Brel et Ferré… tandis que l’on dirait fait de meringue et de crème fouettée ceux de nos actuelles célébrités…Pourquoi ? »

 

Si nos célébrités sont désormais similaires à des fantômes de caramel, c’est qu’ils ne sont pas présents au monde, ils sont exclusivement connectés à l’univers des simulacres. Ils ne veulent pas exister, ils désirent être vus. Ils croient que la vie, la vraie vie ailleurs, c’est la télévision. Les rares fois où je suis allé à Canal Plus, le studio de Nulle Part Ailleurs justement, j’avais été frappé par l’ambiance de bunker plastifié funèbre, de catacombes scintillantes qui y régnait. Les animateurs de télévision s’y comportent en prisonniers potentats, ils ont l’absence d’air d’Hitler enfermés dans leur cagibi blindé, ils attendent l’effondrement de leur empire. Ce sont des prisonniers cinglés, resplendissants de vanité sous les loupes des caméras, qui décident d’inviter d’autres hommes dans leur cellule, et le plus fou c’est que la plupart des hommes libres au dehors acceptent l’invitation avec frénésie. Notre époque est celle où la grande majorité des hommes choisit de sacrifier sa simple présence au monde pour avoir le privilège ridicule de se faire prisonnier en tant que pure image; celle où la grande majorité des hommes décide de se changer en prisonnier de l’image dans l’espoir idiot que cette image d’emprisonnement soit diffusée universellement.

 

 

 

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Regarder un film debout dans le couloir à côté des fauteuils n’est pas une expérience agréable. Regarder un film de la sorte c’est voir le cinéma sans sa projection, c’est voir un cinéma déphasé, un cinéma retransmis en direct telle une grosse image de télévision. La projection cinématographique existe quand le spectateur a le sentiment que l’image qu’il contemple sur l’écran a à la fois une taille plus grande et un âge différent de ceux de son corps, quand le spectateur a le sentiment que l’image qu’il contemple démesure à la fois la taille et l’âge de son corps. Un jeu. Essayer de regarder un film allongé. A quoi ressemblerait un film s’il était regardé à la manière d’un ciel, s’il était regardé comme si nous reposions allongé sur le dos dans un pré.

 

 

 

Un des grands charmes du cinéma est qu’il n’a pas à accomplir le moindre effort pour être réaliste. A l’inverse du réalisme en littérature ou en peinture qui est toujours laborieux, le réalisme au cinéma est facile et même quasi-automatique. Ce n’est pas le cinéaste, c’est la caméra qui accomplit ce travail. Ainsi même quand un cinéaste n’a aucune intention d’être réaliste, il l’est malgré lui. Extraordinaire réalisme paradoxal des films de Melville par exemple qui montrent de manière émouvante la forme des routes en France dans les années 1970. Où mieux voir que dans ses films, l’aspect un peu déglingué de leur asphalte, les bas-côtés dépourvus de lignes blanches, l’herbe plantureuse panachée et monotone dans les fossés.

 

 

 

A la télévision, j’ai vu une femme noire, déambuler presque nue dans un supermarché,  uniquement maquillée de boue ocre-rouge. A l’instant où un employé lui tendait une bouteille de jus de fruit en plastique, elle tremblait d’extrême inquiétude et elle hésitait plusieurs fois de la main avant d’oser enfin la saisir. 

 

 

 

A la télévision, j’ai entendu dans l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas Couché, l’acteur Gérard Lanvin dire cette phrase magnifique, belle simple et noble comme une formule de Ernest Hello « Je n’ai pas honte de dire ce que je n’ai pas honte de penser. »

 

 

 

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Je ne sais pas à l’intérieur de quel temps a lieu la métaphore. Je sais seulement qu’elle n’a pas lieu au présent. Je ne possède jamais une métaphore à l’instant où une chose ou un événement apparaissent face à ma chair. Tu te souviens lors de notre promenade à Dijon, alors que j’évoquais le film de P. Katerine Peau de Cochon, j’avais essayé face à un tronc de platane de proposer une métaphore sur le motif et je n’y étais pas parvenu. A l’inverse après quelques instants de contemplation-réflexion, tu avais dit « une patte d’éléphant ». J’ai le sentiment que la métaphore a lieu au futur antérieur, et ce futur antérieur c’est la feuille de papier. J’ai besoin de la présence au futur antérieur de la feuille de papier comme espace de vide absolu où trouver les métaphores. Dans l’existence, la sensation des choses, des chairs et des événements m’absorbe tellement  que je ne parviens pas à les formuler; en vérité je n’essaie jamais de les formuler, je n’y pense pas. J’ai l’impression que ton attitude, ta stratégie sont un peu différentes. Tu es moins absorbé et béat que je ne le suis, plus discret et distant, c’est comme si tu portais à chaque instant une feuille de papier avec toi et qu’à la manière d’un prestidigitateur tu parvenais à l’interposer très vite entre toi et le monde, feuille de papier grâce à laquelle tu as l’aptitude d’inscrire tes pensées sur le motif même du monde. Tu es plus direct, plus directement réfléchi, je suis plus immédiat, plus immédiatement bête. C’est comme si tu parvenais à transporter le lieu de l’antériorité du temps partout avec toi et à l’inverse pour moi ce lieu de l’antériorité du temps n’existe qu’à l’instant où je me trouve et me tiens présent face à l’écran de vide du papier. C’est pour cela que j’ai besoin de silence pour écrire et que toi tu es apte à écrire dans le brouhaha d’un café. Tu sais comment écrire par le geste de t’abstraire du monde en pensée, je sais plutôt comment écrire par le geste d’abstraire le monde par la sensation en dehors de moi.

 

 

 

Les métaphores ne surgissent pas de manière instantanée. Elles apparaissent parfois  seulement avec précision des années après la sensation qui les a provoquées. Je me souviens qu’un soir d’automne j’aidais mon père à envelopper une armoire avec une bâche sur le toit de la voiture. C’était à la tombée de la nuit, il y avait de gros nuages gris noirs dans un ciel  d’ardoise. Nous avons jeté ensemble la bâche grise elle aussi par-dessus le meuble et elle s’y est déposée doucement avec un grand bruit de souffle. A cet instant j’ai eu le sentiment extrêmement précis que cette bâche retombée sur le meuble était la métaphore de quelque chose d’autre, cependant je ne parvenais pas à savoir quoi. La coïncidence de la précision du ça évoque quelquechose et du je ne sais pas quoi m’a abasourdi d’émotion, je restai là devant le meuble bâché sur la voiture comme assommé d’inspiration perdue, pantois. C’est seulement des années plus tard, pendant que je travaillais à mon bestiaire que j’ai enfin trouvé à quoi cette bâche grise sur le meuble avec son grand bruit de souffle ressemblait. A une baleine, c’était simplement l’image d’une baleine. Le plus étonnant c’est que l’image ne m’est pas revenue à l’instant où je travaillais sur la baleine par improvisations multiples, elle m’est revenue à l’instant où je consultais benoîtement le dictionnaire et établissait une liste de mots commençant par la lettre b pouvant être mis en relation avec la baleine. A l’instant où je lisais le mot « bâche » l’image m’est retombée dessus ainsi que la masse de temps entre l’instant de l’évocation indicible et la lecture du mot dans le dictionnaire. C’est ma petite madeleine, ma madebaleine, une baleine surgie intacte de la tasse de thé d’un dictionnaire. 

 

 

 

Il y a un orgueil de la grammaire chez les français. Et cet orgueil m’a toujours ennuyé. Il est extrêmement difficile de tuer cet orgueil ; le plus souvent nous ne faisons que le blesser et ainsi que le remarque Rivarol l’attiser. Cet orgueil est par exemple flagrant dans la critique de Sartre sur Jules Renard intitulé L’Homme Ligoté dans Situations. Je me souviens avoir lu pour la première fois ce texte de façon très agacée. En effet ce que Sartre désire ici ridiculiser dans le style de Renard c’est précisément ce que je tentais d’inventer à ma manière à savoir une forme de phrase-silence. Bizarrement Sartre la décrit et la comprend très bien (en vérité, reconnaissons-le, la puissance de compréhension de Sartre est assez prodigieuse) cependant il la condamne. Compréhension « Si comme Renard, je pense par phrases abruptes qui enserrent l’idée totale entre deux bornes… la phrase elle-même en suspens dans le silence devient silence. »  Condamnation « La phrase de Renard …Des mots riches dans une phrase pauvre. ». « La phrase, qui chez tant d’autres écrivains est jointure, passage, glissement, torsion, plaque tournante…n’est pour lui que la condensation de certaines sommes d’idées….Il pense pour mieux se taire, cela signifie qu’il « parle pour ne rien dire »…Car finalement, ce goût du mutisme le ramène au bavardage. On peut bavarder en cinq mots comme en cent lignes. Il suffit de préférer la phrase aux idées. » Il est intéressant de noter que presque toutes les images que Sartre propose pour qualifier la syntaxe de façon positive sont des images de mouvement. Ce que Sartre refuse c’est la syntaxe comme forme de la paralysie. La grammaire selon lui sert à hiérarchiser un mouvement, le mouvement des idées. Il n’accepte pas que la syntaxe soit à l’inverse une forme qui paralyse une anarchie, qui gèle un désordre, le désordre des sensations, de la démesure même des sensations. C’est malgré tout ce que tente l’aphorisme, paralyser l’incendie immense des sensations. 

 

 

 

J’écris par paraphores, c’est-à-dire par métaphores autour, par métaphores qui tournent autour de la certitude de la sensation. La paraphore tente de montrer comment le monde apparait à la fois en dehors du fini et de l’infini. La paraphore affirme la démesure transfinie du monde.

 

 

 

12

 

 

 

Quand il était jeune, Gombrowicz ressemblait à Humphrey Bogart.

 

 

 

Hier Rita Gombrowicz a dit « Je ne parvenais pas à imaginer Gombrowicz jeune, c’est pourquoi j’ai fait ce livre. »  Et j’ai eu l’intuition à cet instant que la jeunesse était aussi pour Gombrowicz l’inimaginable, la forme même de l’inimaginable, et que parce qu’il n’était pas apte à imaginer la jeunesse, il avait besoin de l’avoir auprès de lui comme présence à chaque instant. 

 

 

 

Gombrowicz ne croyait en rien et il croyait en la jeunesse. C’était comme si la jeunesse était pour Gombrowicz ce qui remplaçait la croyance. Pour Gombrowicz la jeunesse est la puissance qui inachève le monde, la puissance par laquelle le monde humain se tient à la fois en dehors de l’immanence et de la transcendance.

 

 

 

Pour Gombrowicz, les hommes sont les pantins les uns des autres, cependant aucun d’entre eux ne peut prétendre détenir le pouvoir de tirer les ficelles de cette situation. Gombrowicz révèle que même le potentat est un pantin, que même le plus grand des tyrans ou des farceurs est un pantin de la forme, et plus ridiculement encore un pantin de l’inachèvement de la forme, un pantin de la forme inexpérimenté de la jeunesse.

 

 

 

Pendant la petite conférence de Rita Gombrowicz, le metteur en scène du spectacle intitulé le Gombrowizoshow a dit ceci « Comparé à Gombrowicz, David Lynch c’est du Tex Avery. » 

 

 

 

Hier j’ai parlé avec Rita Gombrowicz. Aujourd’hui, après avoir fini un texte sur le cosmonaute, j’écris ceci. Quelques jours avant de mourir Witold Gombrowicz a regardé des cosmonautes à la télévision.

 

 

 

Hier j’ai parlé avec Rita Gombrowicz et elle a souri quand je lui ai dit que j’étais aussi d’origine polonaise et elle a ri quand je lui ai dit avec désinvolture que je ne serai édité qu’après ma mort.

 

 

 

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Extraits d’une lettre antérieure

 

 

 

D’abord quelques formules presque au hasard comme ça.

 

 

 

« Dans les films japonais, quand les gangsters n’ont plus de balles dans leurs revolvers, ils les envoient au loin comme si c’étaient des briquets jetables. »  J. Jarmusch

 

 

 

« Pourquoi s’est-il pendu par les pieds pour se tirer une balle dans la tête ? »  R. Ruiz

 

 

 

 

 

 

«  Le rivage s’éloigne toujours mais l’océan ne se rapproche pas du tout pour autant. »  S. Mrozek

 

 

 

« Le manifeste du Parti Communiste est paru la même année qu’Alice au Pays des Merveilles. »  J.L Godard

 

 

 

“Une forme de nostalgie qui s’exprime grammaticalement non pas par le passé mais par le futur, le futur grammatical de la nostalgie. »  M. Kundera

 

 

 

 

 

 

« L’homme ne se contente pas d’être l’animal le plus stupide de la création ; en plus, il se permet le luxe d’être le seul ridicule. »

 

 

 

« Il y a trois sujets à traiter : l’amour, la mort, les mouches. »   A. Monterroso

 

 

 

14

 

 

 

J’ai remarqué que Claude Chabrol dans ses interviews utilisait souvent des pourcentages. L’esprit sceptique, sceptique sarcastique, est une sorte de pensée morale statistique. L’esprit sceptique ajuste l’impératif moral au système des probabilités.

 

 

 

Il y a différentes attitudes grammaticales envers Dieu. Ceux qui désirent Dieu en tant que nom. Ceux qui désirent Dieu en tant que verbe. Ceux qui désirent Dieu en tant que pronom ou en tant que conjonction de coordination, ou en tant qu’adjectif ou en tant qu’adverbe. Il y a enfin ceux qui désirent Dieu en tant que signe de ponctuation. Ce serait peut-être l’attitude des philosophes. Pour Hegel, Dieu est une virgule. Pour Derrida, Dieu est un guillemet. Pour Descartes, Dieu est un point. Pour Schopenhauer, Dieu est une parenthèse. Pour Leibniz, Dieu est un point-virgule. Pour Sartre, Dieu est un tiret. Pour Spinoza, Dieu est un point d’exclamation. Pour Kant, Dieu est un point d’interrogation.

 

 

 

15

 

 

 

Le squelette est un échafaudage de tact antérieur.

 

 

 

Je travaille à la composition de la suite de A Oui intitulée Tu Sauf. Dis-moi si tu aimerais que je t’envoie quelques fragments aptes à t’intéresser ou si tu préfères attendre 4 ou 5 ans leur parution en volume aux Editions du Vide.

 

 

 

 

 

                                                                                                           A Bientôt    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

 

Merci pour cette magnifique et inépuisable lettre – cette forme digressive qui fait feu (ou plutôt hutte) de tout bois pourrait constituer un genre littéraire en soi. Tu peux m'envoyer de temps à autres des fragments (sauf si cela doit te coûter la vie, puisque tu ne dois être publié qu'après ta mort...). Je fais parfois des plongées dans À oui, qu'il serait peut-être plus juste de lire en continu.

 

A toi,

 

Eric