Bonjour Eric,

 

 

 

J’ai écouté le documentaire sonore de ta promenade parmi les rues et les places de Bruxelles.

Cela m’a inspiré cette petite méditation simpliste et … je ne sais comment dire.

 

 

 

Quelques Evidences Oubliées à propos de l’Utilisation des Choses.

 

 

 

Assis seul un soir à l’intérieur de la cuisine aux Alleuds, je pense soudain à la multitude des choses qui m’entourent. A cet instant, ce qui existe ce n’est pas seulement ma propre existence, mon existence avec ses sensations, ses sentiments ou ses pensées déjà entrelacées de manière complexe, ce qui existe c’est mon existence parmi la multitude des choses, choses qui ont été fabriquées par d’autres hommes. Ainsi chaque chose à proximité, la nappe sur laquelle ma main reste posée, le banc sur lequel je me tiens assis ou encore le buffet qui se trouve face à moi ont été fabriquées par des hommes qui avaient évidemment des sensations, des sentiments et des pensées à l’instant où ils élaboraient ces choses.

 

 

Cette table sur laquelle je me tiens chaque jour accoudé, je ne saurais jamais à quoi pensait, à quoi rêvait, ce que désirait l’homme qui l’a fabriquée pendant qu’il la fabriquait. Et celui qui a élaboré ces carreaux d’argile du sol, était-il triste, ennuyé, en colère ou serein quand il les façonnait ? Et encore de quelle forêt, de quelle carrière, le bois du plafond et les pierres des murs ont-ils été extraits, où et quand, je ne le sais et je ne le saurais jamais. Où, quand et par qui a été construit mon espace quotidien le plus intime, celui où l’ombre de mes sentiments s’incruste à chaque instant, je ne le saurai jamais.

 

 

Des objets qui nous entourent émanent ainsi des aspects humains, des impressions humaines qui restent cependant indéterminés. Appartenir à l’espèce humaine, ce serait ainsi être entouré à chaque instant de résidus d’hommes, de restes d’hommes qui émanent des choses. Appartenir à l’espèce humaine ce serait apparaitre à chaque instant entouré de sentiments et de pensées d’hommes qui restent pourtant innommables et inconnus.

 

 

Ainsi je suis seul à l’intérieur de cette pièce et pourtant cette pièce est aussi saturée par une foule de fantômes, une foule de fantômes humains. C’est comme si à l’intérieur de chaque chose il avait un œil humain qui me regardait, un cerveau humain qui me parlait et parfois même une main humaine qui me touchait ou plutôt la forme d’un œil humain disparu, la forme d’un cerveau humain disparu, la forme d’une main humaine disparue. (Comme tu le dis « On ne peut pas voir un marché aux puces sans penser que ces objets avaient une fonction usuelle dans la vie de gens qui sont tous morts. Ce sont des vestiges. »)

 

 

Sur le banc de monastère où je me tiens assis par exemple, des religieux et des religieuses ont évidemment prié et dans le buffet qui me fait face d’autres familles ont rangé leur vaisselle. Je me souviens que mon père, il y a presque 30 ans me parlait souvent de cela quand nous disposions ensemble au magasin des meubles et des objets qu’il venait d’acheter. A l’époque cela me semblait une idée banale et même un stéréotype. C’est seulement maintenant parce que je suis plus vieux que ce stéréotype devient intense. Ce serait peut-être d’ailleurs cela vieillir, ressentir l’intensité d’un stéréotype, c’est-à-dire comprendre que ce que nous pensions être un stéréotype insignifiant serait plutôt un archétype profond.

 

 

Nous évoluons ainsi presque toujours parmi une ambiance humaine, parmi un environnement mental humain et il est extrêmement rare que nous parvenions à nous en extraire ne serait-ce qu’un instant. Nous évoluons parmi l’ambiance du nous humain, parmi l’ambiance du il y a quelqu’un, parmi l’ambiance du il y a quelqu’un en tant que nous humain. Parfois cet il y a quelqu’un du nous humain est celui des structures sociales, des structures de signes sociaux, parfois cet il y a quelqu’un du nous humain apparait comme celui des formes de la civilisation.

 

 

 

Ce qui m’étonne aussi à cet instant à l’intérieur de la cuisine. C’est que presque tous ces objets que j’utilise, je serais incapable de les fabriquer. La table devant laquelle je me tiens assis, je serais incapable de la construire. Le couteau, la fourchette et la cuillère que j’utilise pour manger, je serais incapable de les forger. Et plus étrangement encore, j’écris chaque jour sur d’innombrables pages sans savoir comment fabriquer du papier. Je suis soudain sidéré par le décalage gigantesque entre l’insistance prodigieuse des choses que j’utilise et mon inaptitude quasi intégrale à élaborer moi-même ces choses. Et je sais que cette situation est aussi celle de la très grande majorité des hommes. L’utilisation des choses est transmise à l’homme sans que le savoir de la fabrication des choses ne lui soit jamais accordé.

 

 

Ce qui me sidère ainsi soudain c’est à quel point le savoir de la fabrication des choses est diffracté. Tous les hommes mangent du pain et pourtant seul le boulanger sait comment pétrir le pain. Tous les hommes se tiennent assis à une table et pourtant seul le menuisier sait comment construire une table. Nous utilisons tous l’électricité et pourtant seuls les électro-physiciens savent comment les flux électriques sont émis, transmis et reçus. Il y a ainsi quelque chose de presque absurde dans la vie quotidienne des hommes. C’est comme si la plupart des actes de notre vie quotidienne ne s’accomplissaient que par magie, la magie de notre ignorance même. 

 

 

Ce savoir particulier du boulanger, de l’ébéniste ou de l’électro-physicien est d’ailleurs bizarrement comparable au savoir particulier de celui qui écrit. En effet seuls ceux qui écrivent parviennent à évaluer avec précision les effets du langage, alors que les autres hommes à l’inverse en sont le plus souvent incapables. Celui qui écrit apparait ainsi comme un artisan parmi d’autres, un artisan du langage, un artisan des effets du langage. C’est pourquoi d’ailleurs ceux qui écrivent ne doivent ni s’attrister ni se moquer de l’inaptitude des autres hommes à lire et à écrire. Quelqu’un comme P. Sollers remarque par exemple que la plupart des hommes ne savent pas lire et ayant constaté cela il a tendance à se considérer comme une sorte d’élu parce que lui il le sait. Cette vanité arrogante du lettré a un aspect stupide. Que dirions-nous en effet d’un boulanger qui regarderait les autres hommes de façon dédaigneuse parce qu’ils ne savent pas pétrir le pain ?

 

 

Il y a ainsi une énorme puissance de non-savoir qui nous entoure à chaque instant. Et je suis de plus en plus stupéfait de la profondeur de cette ignorance humaine.

 

 

« Nous avons au fond, des moyens intellectuels limités : on ne sait pas où on va ni d’où nous venons. Nous passons notre temps à étaler notre savoir mais il faut faire le rapport entre ce savoir et notre ignorance, qui est colossale. Abyssale. Ce qui nous rend égaux, c’est que notre ignorance est infiniment plus grande que notre savoir. Il y a match nul entre le plus intelligent, le plus doué, le plus cultivé d’entre nous et le plus bête face à l’ignorance. Face à ce qu’ils ignorent tous les deux, oui, il y a match nul. Nous sommes égaux dans l’impuissance. (…) Je vois tous les hommes égaux en raison même de leur ignorance fondamentale. En d’autres termes, ce qui pour moi, définit l’homme, c’est son ignorance. Personne n’est capable de répondre aux vraies questions, aux questions fortes. (…) Notre ignorance est une vraie clef de lecture de ce que nous sommes. C’est l’une des clefs les plus indiscutables que je connaisse. » Olivier de Kersauson, Le Monde Comme il me Parle. 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

Il faudrait que nous relisions La transparence des choses de Nabokov. Je l'ai lu il y a si longtemps que je me demande si je ne réinvente pas son contenu à partir de son titre (ces choses arrivent). Il me semble bien pourtant que le roman s'appuie sur des considérations de cet ordre.

 

 

la magie de notre ignorance... le stéréotype se révélant plutôt archétype... très justes réflexions, et le reste en effet est un vertige. Dans l'ordre domestique, tout se tient encore. Le marché aux puces et son désordre rendent plus net le passage des hommes et des destins. Même la mélancolie qu'ils nous inspirent est comme fracassée.