Bonjour Eric,

 

 

Merci pour l’envoi de ton texte à propos de la bêtise. Ton article est aussi méthodique et nuancé que la pensée même de Musil.

 

 

Pacôme Thiellement est un essayiste étonnant. Ce qu’il tente ce serait d’accomplir une sorte d’exégèse paranoïaque de la culture pop. P. Thiellement serait une sorte de Artaud  herméneute. Son audace théorique c’est d’utiliser la pensée d’Artaud et même le délire d’Artaud afin de décrypter la culture populaire contemporaine. A l’inverse de Barthes qui prétendait interpréter les structures de la société de son époque en employant les procédés scientifiques de la sémiologie, Thiellement essaie quant à lui d’interpréter, de décrypter le délire de la société populaire capitaliste par un autre délire, celui de son écriture même. « Ce qui nous empêche souvent de nous effondrer par un seul délire est que nous en avons plusieurs. »Thiellement essaie ainsi d’interpréter le délire suicidaire, mortifère de la société capitaliste par un délire à la fois effrayé et heureux (heureux selon l’acception de chanceux). Pour Thiellement écrire c’est le plus souvent chercher à saisir au passage de minuscules fragments de chance à l’intérieur même de l’horreur. Lire Thiellement c’est une manière d’imaginer Artaud heureux (pour détourner la formule de Camus à propos de Sisyphe).

 

Thiellement n’a pas le moindre respect pour les hiérarchies esthétiques conventionnelles. Son œuvre serait un cauchemar parfait pour Finkielkraut. Il est par exemple capable d’utiliser une phrase d’Aurélia de Nerval pour expliquer un passage de la série télévisée Twin Peaks ou de faire allusion à l’œuvre ésotérique de R. Abellio pour expliquer un sketch des Monty Python. Et c’est souvent passionnant.

 

Son livre Economie Eskimo à propos du musicien Frank Zappa est exemplaire de sa technique de pensée et d’écriture. Parmi les livres de Thiellement que j’ai lus, il me semble que c’est le plus sagace précisément parce que la vision du monde de Thiellement est extrêmement adéquate à celle de Zappa. Dans ses autres livres, le lecteur a parfois l’impression que Thiellement plaque arbitrairement ses propres motifs mentaux sur les œuvres dont il parle. L’écriture de Thiellement est en effet saturée de zigzags bizarres, de spirales intempestives et de coïncidences théoriques aberrantes. Thiellement ne pense par concepts, il pense par chances, par chances mentales (ce qu’il appelle des piqûres). En cela son style ressemble parfois à celui de Mac Luhan ou encore à celui de W. Burroughs. « Il n’y a pas de première fois. Il n’y a pas de dernière fois. Il n’y a que la bifurcation infinie d’une force qui s’ouvre comme cercle et alliance et nous fait tourner autour de notre vie. Une spirale de chance accessible à chaque instant. »

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

P. Thiellement a écrit un livre intitulé Tous les Chevaliers Sauvages où il étudie le problème de l’humour dans la société capitaliste moderne. Il me semble que c’est un livre qui pourrait t’intéresser. Thiellement y évoque de grandes figures héroïques de l’humour : Hara-Kiri (Choron Gébé, Reiser), les Monty Python, Andy Kaufman ou encore Topor. Ce que Thiellement examine surtout c’est le problème de l’efficacité de l’humour.

 

« L’humour est le lieu où s’exprime le plus clairement la nature guerrière, soit héroïque, soit lâche de l’être humain. On excuse toutes les formes mélodramatiques de sentimentalité ; mais la faute de goût humoristique ne pardonne pas. Dans l’humour se lit ce que vaut un homme. Et si l’humour d’un homme ne vous fait pas rire, alors n’insistez pas : il ne vaudra jamais rien à vos yeux. »

 

« Mais il ne faut pas que le rire provoqué par l’absurdité de l’existence masque la somme des injustices qui composent cette vie. Il faut que notre rire n’atténue en rien l’horreur de la réalité, mais donne le courage et la force de l’affronter au plus près, avec une lucidité plus grande, et une compréhension plus intime de ce qui la génère. Le rire doit être léger et grave comme le sourire du guerrier qui sait qu’il a vécu toute sa vie pour le moment de son dernier affrontement et qu’il ne compte pas particulièrement en réchapper. Le rire doit être frais et rose comme les fleurs au jour du combat. Ce combat aura lieu, évidemment. Ce combat a déjà eu lieu ; et il ne cesse d’avoir lieu. »

 

« Il faut renoncer à l’humour, quand l’humour est une arme qui ne blesse plus personne. Il faut renoncer à l’humour, quand le rire qu’il provoque n’atteint plus sa cible. »

 

« L’anti-humour est un acide plus puissant encore que l’humour ; comparable à la non-violence gandhienne, il est l’arme suprême face à un monde basculé dans l’humour total. »

 

 

La dose d’humour contenue dans chacune de mes phrases est variable et le prix de celles-ci évidemment varie aussi en conséquence.

Si je n’avais qu’une réticence à ton égard (bémoliser et même bémolir Chevillard), ce serait celle envers ton principe de l’humour à tout prix qui t’incite à participer malgré tout à l’idéologie de la dérision capitaliste ambiante. En effet j’ai l’impression que tu ne parviens pas toujours à accomplir cette prestidigitation intégrale par laquelle l’humour se fait disparaitre lui-même, geste souverain de l’humour qu’accomplissent par exemple il me semble Lichtenberg ou Kafka.

 

« L’homme, lorsqu’il sait qu’il est une chose unique, ne rit pas. »  A. Porchia

Etrange phrase. En effet, Porchia n’écrit pas « être unique », il préfère écrire « chose unique ». La gravité ce serait ainsi le sentiment d’exister à la manière d’une chose unique. Ou encore la gravité ce serait le sentiment d’exister comme une forme unique de la matière.

 

 

 

Post-scriptum.

 

J’avais l’intention de t’envoyer un jour prochain quelques remarques en désordre à propos de l’attentat contre Charlie Hebdo. Je sais déjà étant donné nos visions différentes à la fois de la bêtise et de l’humour que nous serons sans doute de temps à autre en désaccord. Est-ce que cela te tente ou à l’inverse t’ennuie ? Je voulais te prévenir avant de commencer à adresser les provocations. J’ai en effet de plus en plus le sentiment que c’est d’abord avec ses amis qu’il est préférable de polémiquer, non avec ses ennemis, ses ennemis il est seulement nécessaire de les mépriser ou de les oublier.

 

 

 

 

 

                                                                                                                 A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

je suis toujours curieux de tes réflexions. (...)

A toi,

Eric

(c'est vrai pour l'humour, mais j'aime qu'il se voit, je cache déjà tant de choses...)