Bonjour Eric,

 

 

Je n’ai jamais eu le sentiment que la mort révélait quoi que ce soit. Je n’ai jamais eu le sentiment que la mort était l’instance d’une sorte de révélation métaphysique. La mort ne nous apprend jamais quoi que ce soit, c’est justement cela sa banalité. La mort est de l’ordre de la vie quotidienne si j’ose dire. La mort est un fait sans valeur philosophique : la mort ne révèle aucune vérité. La mort ne révèle ni la vérité ni la fausseté de la vie. La mort n’est rien d’autre qu’un événement, l’événement de la fin de la vie. 

 

« La mort nous offre au moins cette satisfaction d’achever quelque chose. »

La mort achève la vie. Malgré tout la mort n’achève pas l’existence. C’est pourquoi après la mort il reste toujours quelque chose. Que ce soit une pierre tombale, une œuvre immense, une simple photo ou des fragments d’os. Et c’est précisément ce qui reste ainsi après la mort qu’il est difficile d’évaluer. Comment savoir si ce qui reste après la mort restera des millénaires ou disparaitra ensuite très vite à la fois du monde et de la mémoire des hommes, de la mémoire du monde et de la mémoire des hommes.

 

« -Où allons-nous ? En finirons-nous avec cette question, si même mort on se la pose encore ? »

Il n’est pas certain que ce qui reste après la mort aille quelque part. Ce qui reste précisément reste immobile. Le problème serait alors plutôt de savoir où reste ce qui reste après la mort. A l’intérieur des têtes humaines, à l’intérieur de la terre, du feu, de l’eau, de l’air ? Ou encore à l‘intérieur des têtes inhumaines de la terre, des têtes inhumaines du feu, des têtes inhumaines  de l’eau, des têtes inhumaines de l’air, à l’intérieur des immenses crânes de la matière, à l’intérieur des immenses crânes d’anachronisme de la matière, à l’intérieur des immenses crânes d’utopie de la matière, des immenses crânes d’utopie anachronique de la matière ?

 

Le problème serait aussi de savoir si ce qui reste après la mort a la forme d’une certitude ou est le signe d’une incertitude. Il me semble que Juste Ciel explore sans doute cette deuxième hypothèse. « Et si cette incertitude justement était son châtiment pour l’éternité ? Cette situation d’attente, provisoire, avait-il d’abord cru, et si elle ne devait jamais avoir de fin ? Voilà. Il était fixé sur son sort : c’était n’en rien savoir. » Cette idée de la mort en tant que signe d’incertitude serait d’ailleurs la structure même du jugement. « La grande explication promise, nous l’attendons. Nous sommes morts pour la connaitre. L’instant du jugement dernier, du verdict, où toute une vie se précipite prodigieusement… » Le jugement en sursis de la mort serait donc ce qui produit et propage l’incertitude de la vérité, l’incertitude éternelle de la vérité. A l’inverse ce qui reste après la mort comme forme de la certitude parviendrait à s’extraire du souci du jugement, du souci en sursis du jugement.

 

Concevoir la mort en tant que jugement c’est alors aussi penser la mort à la façon d’un point de vue panoramique privilégié sur la vie, comme si être mort changeait l’homme en une sorte de dieu incertain, comme si la mort était le signe d’une sorte de divinité incertaine ou d’incertitude divine. Il me semble malgré tout qu’à l’inverse un des enjeux de l’athéisme est de parvenir à ne jamais diviniser la mort même en tant que signe d’incertitude. (« Se pourrait-il que l’on soit mort plus ou moins ? »)

 

« - Je ne vois pas Pascal, Blaise Pascal, - Vous ne le verrez pas, il a bien trompé son monde  celui-là ! »

Que veux-tu dire exactement par-là ? Ton allusion reste en effet très sibylline. Suggères-tu que B. Pascal aurait fait semblant de croire en Dieu et qu’il serait désormais en enfer (plutôt que dans l’espèce de purgatoire que tu décris), que Pascal aurait développé une sorte de combine, celle de la combinatoire des probabilités justement, pour faire semblant de croire en Dieu ? Ou encore qu’il serait peut-être le seul à avoir trouvé le truc pour ne jamais mourir en changeant le problème de la foi en problème mathématique ?

 

« La mâchoire se décroche quand on meurt. Les thanatopracteurs (…) ne risquent pas d’étouffer un bâillement aussi formidable. »

En effet nous mourrons peut-être aussi d’ennui. Nous mourons peut-être aussi quand aucune des différentes formes du monde ne parvient plus à provoquer notre curiosité, notre désir ou simplement à retenir notre attention.

 

La mort de ton personnage principal écrasé (écrabouillé même) par une fourgonnette d’Olives & Dattes a un aspect assez barthésien. En effet les circonstances de la mort ne sont pas toujours grandioses, elles sont parfois aussi stupides et dérisoires. Qu’un homme aussi intelligent et attentif aux signes que Barthes soit mort parce qu’il n’avait sans doute pas regardé avant de traverser la rue a quelque chose d’assez impensable. La mort de Barthes c’est celle d’un grand professeur qui meurt comme un petit garçon ou encore d’un érudit qui meurt comme un écervelé.

 

Il n’est évidemment pas anodin (si ce n’est Arnodin) que Juste ciel se révèle être in fine un livre sur la métempsycose, sur la transmigration des âmes ou plutôt sur le transbordage des âmes.  

 

P. Muray a écrit un livre très impressionnant intitulé Le 19ème Siècle à travers les Ages à propos de l’importance du spiritisme et de la voix des morts dans la littérature, je ne sais pas si tu l’as lu. Muray y examine avec une très sarcastique érudition la tendance à la fois littéraire et politique en une sorte de nécromancie ontologique. Selon Muray il y aurait en effet une relation essentielle entre le spiritisme et le socialisme. Le socialisme serait un occultisme. Le socialisme serait une sorte d’actualisation politique de la croyance spirite. « La politique qui se veut toujours si rationnelle a sans doute des bases impensées à chercher du côté de l’occultisme, et l’occultisme de son coté, loin de flotter dans les idéations comme il le voudrait, a des bases également impensées dans la rumination politique. » (La dernière allocution télévisée de F. Mitterrand où il disait croire aux forces de l’esprit serait une preuve parfaite de cette théorie de Muray pourtant a priori farfelue.) Ce socialisme occultiste tu le décris peut-être toi aussi à ta façon dans Juste Ciel. « Ainsi, il y a foule, mais chacun distinct cependant, chacun comme au centre d’un cercle (…) – Et ça, c’est fort, il faut en convenir. » Le socialisme serait donc la foule des isolés, la foule des isolés qui ne communiquent entre eux qu’à travers la voix des morts. (Ce qui n’est d’ailleurs pas très loin non plus de la vision de la littérature selon P. Quignard.)

 

(Il y a aussi dans le livre de Muray un chapitre passionnant d’une vingtaine de pages environ  à propos de Bouvard et Pécuchet. Ceci par exemple « On a beaucoup critiqué dans le roman de Flaubert ces transitions qui font sauter les personnages comme au hasard, d’une science à l’autre, d’une épreuve à l’autre. D’un échec érudit au suivant. On trouve en général ces liens arbitraires, immotivés. Enfin on n’aime pas, et c’est bien normal, que quelqu’un raconte noir sur blanc l’absence de raisons pour lesquelles on va de ratage en ratage tout naturellement jusqu’au bout de sa vie. S’il n’y a pas de raisons c’est qu’il n’y a pas de solutions non plus pour éviter ces ratages et ça fait mauvais effet. » « La bibliothèque jouée aux dés, ça choque profondément la religion de la bibliothèque. Et puis ce n’est pas cumulatif. Ça s’annule, on réattaque tout à chaque fois à zéro, on n’a rien appris, on est prêt à recommencer les mêmes erreurs, à courir aux mêmes échecs. » « Bouvard et Pécuchet, ses deux bonhommes, les imbéciles de la fin de la farce, les ultimes crétins de l’Histoire ratée, syncrétins grandioses héroïques. » « C’est peut-être le sujet profond de son œuvre … qui se présente comme un interminable, un acharné commentaire syncrétique sur le syncrétisme passionnel en cours d’institutionnalisation. (…) Où Bouvard et Pécuchet ne vont plus être deux mais mille et des centaines de milliers et de millions à se contempler, à se regarder, à s’aimer, à donner leur opinion sur tout ce qui se passe, à souffrir aussi comme jamais dans leur éternel retour de radotage par lequel ils deviennent irrésistiblement semblables les uns aux autres tout en imaginant qu’ils cultivent des différences. (….) Je n’ai pas besoin d’en dire plus, il suffit d’ouvrir sa radio, d’allumer sa télévision. » Pour être honnête je dois dire que je ne suis jamais parvenu à lire ce livre de Flaubert en entier. Je vois bien l’incroyable audace de l’intention. Le livre me semble cependant un peu trop démonstratif, une sorte de démonstration de farce pour ainsi dire. Je dois donc reconnaitre que j’ai de très grandes difficultés à admettre le non-style consternant de ce livre, livre d’ailleurs sur tout plutôt que sur rien tel qu’en avait parfois rêvé Flaubert, à moins qu’il ne soit en vérité le registre d’idiotie folle de ce qui s’appelle inexplicablement en français, le rien du tout.)

 

 

Il y a parfois des intonations à la Amélie Poulain dans ton livre (« Eucalyptus, c’est le mot que tu avais sur le bout de la langue, le 12 juillet 1981 à 18h 37. » Juste Ciel serait ainsi une sorte de double inversé ultra-light de Choir.

 

« Du coup, ta pensée prend des virages fluides  (…) N’est plus parasitée par la sensation. »

Cette phrase me semble révélatrice de ta manière d‘éprouver la relation entre la pensée et le corps. Pour toi la sensation du corps parasite l’aisance de la pensée. J’ai précisément le sentiment inverse. J’ai le sentiment que l’aisance immédiate de la chair apparait parasitée à travers les innombrables médiations de la pensée, à travers la fureur de médiations de la pensée, à travers le furieux désir de médiations de la pensée. (Tu as donc le plus souvent une vision positive de la pensée même si tu sais aussi que la pensée est parfois aussi similaire à un poison : ta remarque à propos de la boite crânienne qui protège le monde de la puissance de nuisance infinie du cerveau humain.)

 

« Jules Laforgue devant Arthur Rimbaud. »

Oh oui en effet, mille fois oui. Laforgue se tient à jamais devant Rimbaud parce qu’il a le triomphe modeste et non pas l’échec présomptueux. Laforgue a le triomphe modeste de la phtisie galopante et non pas l’échec présomptueux de l’impotence prophétique.

 

J’aime beaucoup tes deux visions d’une horloge pour les pieds et d’une machine inconnue à relier avec le coccyx. Il y a quelque chose de très roussélien dans cette manière d’évoquer des formes de machineries féeriques, c’est un passage qui aurait sans doute aussi enchanté G. Deleuze. Il serait en effet temps d’inventer aussi des locomotives pour les sourcils, des bicyclettes pour les aisselles, des delta-planes pour le nez et des avions supersoniques pour les poumons. Ou encore étant donné que nous avons déjà inventé d’innombrables machines pour relier les cerveaux, les yeux et les oreilles, il serait maintenant temps d’essayer d’inventer des machines afin de de provoquer des formes de coïncidences entre d’autres fragments du corps. Pourquoi ne pas inventer par exemple des machines à relier les clitoris aux sternums ou les sourcils aux scrotums, cela modifierait peut-être l’automatisme exclusivement génital de la sexualité moderne.

 

 

« Jamais nous n’avons eu cette tête-là, ni tout à fait ce corps. C’est une synthèse (…), tous les âges confondus, toutes les dispositions de l’âme. (…) Ce corps (…) ne semble pas avoir grandi naturellement, il aura plutôt mangé tous les autres en commençant par celui du bébé. »

Ainsi exister serait aussi une manière de manger la multitude de ses âges. L’enfant par exemple s’amuse à manger son âge avec son prénom et aussi parfois à l’inverse à manger son prénom avec son âge. Malgré tout par la suite de l’existence le geste de manger la multitude des âges devient plus subtil et étrange encore. Ce geste de manger un âge ne s’accomplit pas d’ailleurs toujours avec la bouche et les mâchoires. Nous mangeons aussi parfois des âges avec les os du front, les muscles des bras ou les articulations des genoux. Il me semble même que manger un âge ne s’accomplit pas uniquement avec un fragment de la chair et qu’il s’accomplit aussi parfois par une abstraction, par une force abstraite. Manger un âge apparait ainsi aussi parfois comme un geste accompli par la liberté, le scepticisme, la mansuétude, l’orgueil ou le remords. L’âge serait peut-être l’instance par laquelle des abstractions s’incarnent à la fois avec violence et subtilité, l’instance par laquelle des abstractions deviennent matérielles, des abstractions deviennent des masses musculaires ou des secrétions humorales.

 

Manger la multitude de ses âges révèle ainsi un manège de la dévoration, le manège de dévoration du temps. Ce manège de dévoration du temps n’est pas chronologique. Ce manège de dévoration du temps apparait plutôt elliptique et écliptique. Ce manège de dévoration du temps ressemble ainsi au combat de la mangouste et du serpent ou plutôt au combat entre d’innombrables mangoustes et d’innombrables serpents. Entrelacement exacerbé de mangoustes et de serpents qui compose ainsi une sorte d’hydre de feu, l’hydre de feu de l’ainsi, l’hydre de feu de ça, l’hydre de feu de l’ainsi ça. Manger la multitude de ses âges avec des fragments divers de son corps révèle ainsi le sentiment de démence du temps.

 

Il y aurait un flux de dévoration quasi immobile (un flux de dévoration quasi paralysée) qui transirait ainsi à la fois la présence du monde et la présence de chaque chair à l’intérieur du monde. Ainsi le monde mange chaque chair comme chaque chair mange le monde. Et de même chaque fragment de la chair mange d’autres fragments de la chair par le geste de manger comme d’apparaitre mangé par des fragments du monde. La métamorphose immobile du monde serait celle-là même du manège de dévoration du temps. Ainsi les âges (les âges du monde et les âges de chaque chair) seraient ceux de pauses-repas prodigieuses, les pauses-repas prodigieuses de la matière à l’intérieur du vide du temps.

 

Il y a la fois un agencement et un agglutinement des âges. La chair apparait précisément comme le lieu où les âges à la fois s’agencent et s’agglutinent, s’agencent de manière harmonieuse comme s’agglutinent de manière anarchique. La chair amalgame les âges. La chair compose l’amalgame des âges. Par ce geste d’amalgamer à chaque instant les âges, la chair ressemble ainsi à un nuage, la chair ressemble à un nuage paradoxal de muscles, d’os et de sang.

 

E. Canetti a écrit un livre étrange (une pièce de théâtre intitulée Les Sursitaires), à propos de la relation entre la mort, l’âge et le nom. Canetti y imagine une civilisation où les hommes et les femmes n’ont pas de noms et où ce qui remplace le nom de chacun est un nombre, le nombre de l’âge qui sera celui de leur mort. Il y a par exemple ceux qui s’appellent Douze et qui mourront à 12 ans, ceux qui s’appellent trente-huit et qui mourront à 38 ans, ceux qui s’appellent soixante-trois et qui mourront à 63 ans... Dans cette civilisation chacun porte aussi autour du cou une petite capsule où est inscrite la date de sa naissance. Il est à la fois impossible et interdit d’ouvrir cette capsule. Seul un homme appelé le Capsulant dont c’est la fonction quasi sacrée en a le droit. La pièce raconte l’histoire d’une sorte de prophète qui prétend qu’il n’y a rien d’écrit dans les capsules de chacun d’eux et que cette religion de l’âge de la mort en tant que substitut du nom n’est qu’une imposture.

 

 

J’ai revu il n’y a pas très longtemps le superbe film de F. Capra, La Vie est Belle. Le film serait presque un mélange de Juste Ciel et de Dino Egger. Un ange préhistorique un peu ahuri y révèle en effet à un homme qui vient de se suicider ce à quoi aurait ressemblé le monde s’il n’y avait pas vécu : un ensemble d’abjections et d’ignominies plus horribles encore. L’ange révèle ainsi à l’homme ce qu’aurait été le monde en son absence afin que cet homme comprenne que sa vie n’a pas été si inutile que cela et qu’il choisisse par conséquent de retourner vivre à l’intérieur du monde. Il y a une scène magnifique dans le film. Cette scène m’avait déjà profondément ému il y a presque 30 ans quand j’avais vu le film pour la première fois et j’ai eu une fois encore le cœur déchiré exactement au même instant de la projection. James Stewart choisir de retourner vivre à l’intérieur du monde à l’époque des vacances de Noël. Il court avec exaltation parmi les rues enneigées de sa ville. Ce qui est alors extrêmement beau, c’est que James Stewart ne salue pas d’abord les hommes qui vivent dans cette ville, il préfère saluer d’abord la ville elle-même, il préfère saluer d’abord les rues, les bâtiments et les magasins de la ville. Etrangement J. Stewart salue à cet instant la civilisation avant de saluer les hommes, la civilisation heureuse parmi la neige avant de saluer les hommes, comme si la civilisation pourtant inventée par les hommes avait plus de valeur que les hommes mêmes.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris

 

















Bonjour Eric,

 

 

Afin d’accompagner la parution des Théories de Suzie, je t’envoie des extraits d’un livre futur intitulé Avec l’Enfant.



 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris


















Cher Boris,

Merci pour cette lecture, comme toujours active, réactive et inspirée.

Je te réponds vite, pressé par le temps comme souvent en ce moment (phrase bizarre). Je n'ai même pas lu encore tes variations sur l'enfant (mais j'y compte).

Pour Pascal, c'est l'explication la plus simple. Il aurait été un tartuffe et le paierait en enfer.

J'ai pensé bien sûr à La Vie est belle. La spéculation à l'origine de ce film m'a toujours passionné et ému.

Je te joins une sorte de préface écrite il y a deux ou trois ans pour Bouvard et Pécuchet (en fait un questionnaire idiot qui ouvrait les rééditions de plusieurs classiques), car je trouve pour ma part ce livre extraordinaire;

A toi,

Eric